CHAPITRE XVII : se confronter aux sortilèges (3)

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Une longue journée

Il se réveilla brusquement, son corps tendu comme une corde d'arc. L'aube pointait timidement à travers les frondaisons. Le feu s'était réduit à un lit de braises mourantes. Quelques hommes remuaient déjà, leurs visages gris de fatigue. Hugel se tenait debout, parfaitement éveillée, scrutant la lisière des bois comme si elle pouvait en arracher des réponses.

— Vous dormez comme un chat sauvage, lance-t-elle en voyant Ancelin se redresser. Toujours aux aguets.

Il haussa les épaules.

— Vieille habitude. Ceux qui dorment trop profondément ne se réveillent pas toujours.

Elle acquiesça d'un signe de tête. La capitaine avait le teint tiré, ses yeux sombres bordés de cernes, mais son allure restait droite et martiale. Elle désigna le promontoire qu'Ancelin avait repéré la veille.

— Vous croyez qu’ils sont toujours là ?

Il haussa les épaules.

— Non, ça m’étonnerait.

Le repas fut frugal et rapide. La troupe reprit la piste. Le chemin était assez praticable pour aller à cheval. La journée s’annonçait très chaude. Le soleil les accompagnait de son ardeur implacable. La sueur coulait sous les casques. Heureusement ils se retrouvèrent rapidement sous l’épais couvert forestier. Ils entraient dans une région déserte. Le silence, déjà présent, devint de plus en plus pesant à mesure qu'ils progressaient. Oppresseur. Même les oiseaux semblaient avoir fui ces lieux. Ancelin vint au côté de Hugel.

— On va rentrer dans un secteur totalement abandonné depuis la guerre, dit Ancelin.

— Oui, de toute façon, cela se termine dans d’immenses marécages et tourbières, insalubres et infranchissables. Et derrière, le col de Blusang, l’ancien fief du sinistre Mortavien de Noirfaing, inhabité et livré aux brigands et autres coupeurs de pistes.

— Un lieu idéal pour se dissimuler.

— Exactement, répondit la capitaine en faisant avancer son cheval.

La troupe fit halte au bord d'une rivière. La chaleur les avait épuisés, et beaucoup en profitèrent pour plonger leur tête dans l'eau fraîche, s'aspergeant généreusement. L'après-midi, en revanche, s'étira dans une monotonie écrasante. Certains cavaliers, fatigués et étourdis par la chaleur, somnolaient sur leurs montures. Ancelin, lui, ne relâchait pas sa vigilance. Il savait que c'était précisément dans ces moments-là que le danger frappait. Mais la progression se déroula sans aucune alerte. Ils ne rencontrèrent âmes qui vivent. Le seul point remarquable était un silence de plus en plus pesant qui devenait oppressant. Ancelin s’en ouvrit à Hugel.

— J’ai remarqué aussi, il faut trouver une clairière assez grande pour la nuit et faire attention. Je vais organiser des tours de garde.

Ils repérèrent le bon endroit alors que la soirée était avancée et que le soleil avait déjà disparu derrière la longue crête ouest. Des roulements de tonnerre se faisaient entendre. Chacun s’organisa pour la nuit.

Le feu crépitait et entretenait un cercle de lumière autour duquel c’était regroupé les hommes. Les repas seraient froids, de la viande et des fruits séchés pour l’essentiel. Hugel questionna Ancelin.

— J’ai compris que vous étiez d’origine noble. Qu’est-ce qui vous a amené ici ?

Ancelin soupira, s’il y avait une chose dont il avait horreur, c’était bien de parler de lui.

— Oh, vous savez, une origine noble ne veut pas dire fortuné. Disons que mon père a fréquenté les mauvaises personnes et s’est fait spolier par trahison. Nous avons tout perdu. J’ai vu mon père et ma mère se faire tuer devant moi.

Il marqua une pause, le temps de refouler les émotions qui affluaient. Il soupira avant de reprendre.

— J’avais onze ans. Je me suis caché. J’avais un frère, mais je ne sais pas ce qu’il est devenu. Moi, j’ai dû me débrouiller. Après une longue errance à la limite de la survie, j’ai été recueilli par une troupe de mercenaires. J’ai appris à me battre… et à oublier la morale.

Il se tut.

— Et, dans ce cas on ne choisit pas son camp, je comprends, termina Hugel.

Ancelin détailla la capitaine. Elle avait le visage ingrat, comme taillé à la serpe. De plus, sa joue droite était déformée par une profonde cicatrice. Depuis qu’il la côtoyait, il avait compris qu’elle avait gagné sa place avec douleur. La vie ne lui avait pas fait de cadeau.

— Et vous ? Votre histoire ?

Elle se redressa et eut un geste vague pour évacuer la question.

— Oh moi, rien de bien intéressant, pas de famille noble, que des roturiers, n’offrant pas d’avenir prometteur. Je n’ai jamais accepté ma condition sociale ni… de femme.

Elle marqua un silence, soupçonnant un point sensible, Ancelin ne dit rien. Elle reprit.

— Je me battais comme un garçon dès le plus jeune âge. Un capitaine de la garde de Renaud, le prédécesseur de Hugues, me vit un jour en train d’assommer un garçon alors que j’avais onze ans. Cela aurait pu mal tourner pour moi, alors il dit à mes parents qu’il allait me prendre dans le groupe des novices pour m’initier aux armes.

Elle laissa échapper à un rire bref, amer.

— Je crois qu'au fond, c'était un jeu pour lui. Faire entrer une fille dans un groupe de novices, ça devait l'amuser.

— C’est sûr que vous êtes une exception, commenta Ancelin.

Elle rit jaune.

— Oui, ça c’est sûr et tout ça pour quoi ?

Elle laissa sa phrase en suspens, comme si elle s'adressait davantage à elle-même qu'à lui.

Le silence retomba, cette fois épais et presque intime. La nuit semblait les avoir avalés, eux et leurs secrets, ne laissant que le grésillement du feu pour les bercer. Autour, des insectes tourbillonnaient, attirés par la lueur vacillante, et se consumaient dans des éclats minuscules.

Ancelin détourna le regard et se rallongea, croisant les bras derrière sa tête. La fatigue était là, mais il savait que le sommeil serait long à venir, une fois de plus. Hugel non plus ne bougeait pas, les yeux perdus dans les flammes, comme si elle guettait dans le feu une réponse que la vie refusait de lui donner.

— Dormez si vous pouvez, souffla-t-elle finalement. Demain, on aura encore à marcher.

Ancelin ferma les yeux. Les moustiques s'en donnaient à cœur joie, mais ce n'était pas leur bourdonnement qui le tenait éveillé.

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