CHAPITRE XVII : se confronter aux sortilèges (4)
Le guet-apens
La nuit se déroula sans incident. Lorsqu’ils se levèrent, ce fut pour constater que l’ambiance avait changé. Le ciel était lourd, plombé. La moiteur palpable.
— Nous risquons fort d’essuyer un orage, commenta Hugel en regardant le ciel.
Ancelin était de cet avis également et s’inquiétait. Effectivement la pluie tomba moins d’une demi-heure après leur départ. La piste s'annonçait plus difficile, montante et étroite. Pour l’instant, il ne s’agissait que d’une averse légère avec des coups de vent. Chacun prit sa cape. Mais au bout d’une heure, l’intensité augmenta jusqu’à devenir un vrai déluge. Le rideau d’eau empêchait de voir à plus de dix mètres. Ancelin héla la capitaine.
— Je pense qu’il serait mieux de mettre pied à terre et d’avancer doucement. Vous savez bien que ce genre de situation est propice aux embuscades.
— Oui, j’allais en donner l’ordre.
Elle fit signe et tout le monde descendit de cheval. Yvain marchait devant Ancelin. La végétation enserrait le chemin d’un mur vert ruisselant. Ancelin eut la perception d’une ombre, mais cela fut très bref et se dilua dans le rideau de pluie. Illusion ou réalité ? Il resta aux aguets et prit son épée en main, mais plus rien. Il devait demeurer attentif alors que l’averse noyait le visage et gênait considérablement la vision. On était tenté de baisser la tête vers le bas pour se protéger, mais c’était justement ce qu’il fallait éviter. Ancelin était aguerri à ce genre de situation, mais pas Yvain qui piquait du nez.
— Yvain ! je sais que ce n’est pas facile, mais reste vigilant et regarde devant toi.
L’intéressé se retourna pour lui répondre, mais au lieu de parler, il eut un hoquet et resta figé. Un filet de sang apparu au coin de sa bouche. Au moment où il s’effondrait, Ancelin se trouva face à un homme nu à l’allure souple et féline, aux yeux à la pupille fendue, qui lui fit un rictus et disparu, ou plutôt s’évanouit. Il hurla en se penchant vers Yvain. Hugel comprit immédiatement.
— En cercle ! vite ! restez en garde !
Ancelin s'agenouillant dans la boue. Le garçon essayait de parler, ses lèvres tremblantes.
— Ça va aller, souffla Ancelin en le soutenant, doucement.
Il le retourna pour examiner la plaie. Le coup était net, précis, fatal. Le sang se mêlait à la pluie, courant en fins ruisseaux rouges sur le sol. Il regarda Hugel, lui adressant un bref signe de tête.
Les lèvres d'Yvain s'entrouvrent dans un dernier effort. Ancelin se pencha, le visage tout près du sien.
— … Jeanne…
Ce fut son dernier mot. Ancelin ferma doucement les paupières du garçon et reposa sa tête, en réprimant sa rage.
La pluie, comme pour respecter ce moment, diminua d'intensité. Un silence épouvantable s'installa. Les hommes, toujours en garde, scrutaient les buissons, le souffle court. Mais rien. Pas un filet de vent, pas un mouvement. Juste cette végétation compacte et hostile, ruisselante, qui semblait les observer en retour.
Hugel scruta Ancelin.
— Que s’est-il passé ?
Il eut un haussement d’épaules.
— Je n’ai eu le temps de rien faire. Il m’a regardé et s’est fait poignarder à ce moment-là. Je n’ai pas vu le gars se placer derrière lui. Incompréhensible. Quand Yvain est tombé. Il est resté planté devant moi comme par défis et a disparu. Insaisissable ! Ce type ne marchait pas, il glissait ! il était totalement nu, il n’était pas humain. Si on était superstitieux, on pourrait dire qu’il s’est formé de la pluie et qu’il y est retourné.
— Mais nous ne sommes pas superstitieux n’est-ce pas ? compléta la capitaine très affectée par la mort de son homme.
— Non, capitaine, mais ces gars-là sont redoutables. Je n’ai jamais vu ça.
— Bien, il est clair que nous ne sommes pas préparés à affronter ça. On rentre.
La peur se lisait sur tous les visages. On plaça le corps d’Yvain en travers de sa selle et la troupe prit le chemin du retour. Tous gardaient leur épée en main et scrutaient le sentier. Ils avancèrent à marche forcée jusqu’au village de Moormoos où ils arrivèrent en milieu de nuit.
L'arrivée de la troupe réveilla peu à peu le village. Des visages hagards apparurent aux fenêtres, puis des silhouettes s'approchaient timidement, apercevant le corps d'Yvain.
— Venez, on va le mettre chez moi, dit le grand gaillard rencontré à l'aller, sa voix grave brisant le silence. Vous avez besoin de repos.
Sa femme, en découvrant le corps sans vie du jeune homme, éclata en sanglots, ses pleurs déchirant le calme pesant. Autour d'eux, les villageois s'attroupèrent sans un mot. Une à une, les maisons s'ouvrirent pour accueillir les soldats. La chaleur des foyers et la promesse d'un repas chaud ne suffirent pas à chasser la lourdeur de la journée. Hugel organisa rapidement un tour de garde, refusant tout relâchement.
Ancelin et Hugel furent hébergés chez l'homme qui les avait accueillis. Le corps de Yvain reposait dans un appentis à côté.
Autour d'une simple table, l'hôte posa enfin la question que tout le monde redoutait.
— Que s'est-il passé ?
Hugel, les traits tirés, resta silencieuse. Ce fut Ancelin qui prit la parole, la voix fatiguée.
— Nous avons croisé un tueur. Du même genre que ceux qui ont tué vos voisins, sans doute. Il a frappé si vite que nous n'avons pas eu le temps de réagir.
Ancelin regarda l’homme droit dans les yeux pour lui faire comprendre toute la gravité de la situation.
— Je pense que vous n’êtes pas en sécurité ici, termina-t-il en regardant la capitaine.
Hugel se contenta d’approuver de la tête. Elle semblait encore sonnée par les événements.
— Il faudrait que vous puissiez vous replier vers Dànn ou du moins, plus bas dans la vallée. On peut organiser cela.
L’homme inspira profondément, puis, il hocha la tête.
— Je comprends, je leur parlerai demain.
— Nous pouvons rester le temps que vous vous prépariez, compléta Hugel. On vous escortera. J’enverrais juste un homme ramener le corps d’Yvain.

Annotations
Versions