CHAPITRE XIX : Défendre les livres (3)
On déposa doucement Benoît totalement inerte sur une grande table qu’une aide-soignante avait rapidement recouverte d’un drap blanc. La plaie ne saignait plus. Lianor se pencha sur le blessé.
— Le practice va arriver, dit une soignante.
— C’est bien, Salih n’est pas là.
Elle commença alors les gestes de base, s’occupant du blessé avec une application qu’elle avait acquise au fil de sa brève expérience. Benoît était inerte, et la tension dans la pièce était palpable. Lianor, tout en travaillant, sentit la lourdeur de l'instant. Chaque geste était crucial.
— Bon, il faut le déshabiller et lui raser le crâne… complètement. Ça va être délicat, je vais le faire.
On lui apporta le nécessaire. Benoît fut recouvert d’un drap propre jusqu’au cou. Lianor s’attela à sa tâche avec application. Le practice arriva quelques instants plus tard, son air professionnel ne masquant pas sa surprise devant l'ampleur de la blessure. Il s’approcha de Benoît et observa attentivement l’état du crâne.
— Ah, Lianor, vous êtes déjà là. Voyons voir… Ce n’est pas joli, joli, murmura-t-il en soulevant délicatement la partie du crâne qui tenait encore par un mince filet de chair.
Lianor suivait ses gestes, fascinée, mais attentive. Elle observa le practice, impressionnée par sa maîtrise.
— Apportez-moi la solution mère, il faut nettoyer la plaie, ordonna le practice.
Lianor acheva son travail de préparation, et le practice procéda au nettoyage minutieux de la blessure avec la solution antiseptique.
— Il faut y aller doucement pour ne pas relancer le saignement. Vous voyez, Lianor, cette matière grise, c’est la cervelle. C’est comme celle des moutons que nous mangeons.
Lianor se pencha, concentrée sur ce qu’il lui montrait. Elle n’avait jamais eu à traiter une telle blessure, mais sa curiosité ne l’avait jamais quittée.
— J’ai vu beaucoup de blessures au crâne qui touchait la cervelle, reprit Paul de Laon. Le blessé peut récupérer, mais j’ai souvent constaté des troubles très variés ensuite. Parfois rien, est-ce un miracle ? Mais souvent de dures séquelles. La personne peut ne plus marcher ou ne plus parler, avoir des troubles de mémoires, ne plus reconnaître leur entourage. Bref des suites très différentes. J’en suis arrivé à la conclusion que cette matière est l’endroit de notre corps où tout se décide. Un commandant en chef d’une armée quoi.
— Et la suite ? demanda Lianor.
Le practice remit l’os en place et renouvela le nettoyage.
— La suite ? Là encore, très variable. Certains restent en l’état à vie, d’autres récupèrent plus ou moins partiellement et d’autres totalement. Je suis incapable de dire ce qu’il va arriver à notre pauvre jeune homme. Il y a eu une coupure nette dans l’organe. Tenez ! passez-moi le fil.
Après avoir méticuleusement remis l’os en place, il recousit la peau, tout simplement. Il entoura la tête d’un bandage. Jusqu’à maintenant Benoît n’avait pas manifesté la moindre réaction. Le practice prit du recul.
— Voilà j’ai fait tout ce qui était dans mon pouvoir. Maintenant, il faut patienter, mais je dois vous prévenir qu’il est possible qu’il ne se réveille pas. En attendant, il faut l’étendre sur un lit et s’en occuper comme un bébé, lui faire la toilette, surveiller les selles et l’urine, il faut que ça reste propre. D’ici un jour ou deux, préparez un gruau avec un jus de viande. S’il ne manifeste aucune volonté d’avaler, alors il y aura peu d’espoir.
— Bien, je vais m’occuper d’avertir sa famille, dit frère Théodor.
— Attendez peut-être une journée, il faut savoir vers où ça va évoluer. S’il survit vingt-quatre heures, ce sera un premier cap. Je repasse dans la matinée de toute façon.
Le médecin se retira, laissant derrière lui une pièce silencieuse, pesante d’'incertitude. Les aides-soignantes, émues, se mirent à murmurer entre elles, tandis que Lianor prit l’initiative.
— Bon, il faut voir où on va le mettre. Dans quel lit ?
— Il y en a un de libre avec baldaquin, il sera bien. C’est là-bas, dit Lisa.
— Bien on soulève le drap à quatre, allez.
Le petit cortège se mit en route et on déposa doucement Benoît sur son lit de douleur.
— Dans ces cas-là, il faut penser à le retourner régulièrement. Au matin nous ferons sa toilette, dit Marie, la supérieure.
— Pas de problème, on va s’en occuper de notre petit Benoît, termina une aide-soignante avec des sanglots.
Aléma et Ancelin se dirigeaient vers les appartements du gouverneur.
— J’espère ne pas vous avoir importunée en vous dévisageant un peu trop, mais vous conviendrez que vous êtes une personne… surprenante.
— Non, je commence à habituer.
— Je n’ai vu qu’une seule fois une personne comme vous, c’était chez un seigneur. Il s’agissait de son cuisinier. Vous venez d’Afrique ?
— Oui, d’Abyssinie.
— Ah, se contenta de dire Ancelin, j’avoue ne pas connaître.
— Non, ça, je pense, oui.
— Mais comment vous êtes-vous retrouvée ici à Dànn ?
Aléma prit une profonde inspiration, ralentissant le pas. Elle s’arrêta puis se tourna face à Ancelin, un éclat de détermination dans ses yeux sombres.
— C’est une histoire trop compliquée. Je veux pas parler, dit-elle, une ombre de tristesse passant dans sa voix. Mais maintenant, je suis au service de monsieur de Weinberghügel. Je dois protéger ses filles.
Ancelin comprit tout de suite qu'Aléma n'était pas disposée à partager davantage. Il hocha simplement la tête, respectant son silence.
— Très bien, répondit-il, ses yeux se plissant légèrement.
Après un moment de réflexion, il reprit, d’un ton plus curieux.
— Et alors, vous connaissez les hommes bêtes ? C’est de la magie ?
Aléma le regarda d’un air un peu surpris, puis esquissa un petit sourire, presque imperceptible.
— Oui, chez nous, c’est… normal. Enfin, ça l’était. C’est pas tout à fait pareil ici. C’est comme si vous me disiez qu’un cheval vole.
Ancelin se perdit dans ses pensées, scrutant les pavés sous ses pieds tout en réfléchissant. Il se demandait comment réagir face à une telle magie, qui semblait si étrangère à tout ce qu’il connaissait.
— Je ne sais pas comment expliquer ça au gouverneur, avoua-t-il enfin. Mais… au fait, je n’ai pas compris ce que vous faisiez là et encore moins Aude de Weinberghügel.
Aléma s’arrêta de nouveau, ses yeux se durcissant légèrement. Elle regarda autour d’elle, comme pour s’assurer qu’aucune oreille indiscrète ne traînait, puis murmura.
— C’est… difficile. Disons que je l’ai accompagnée là où elle devait pas aller et, comme je suis chargée de sa sécurité… je suis restée, quoi.
Ancelin hocha la tête, comprenant qu’il n’aurait pas plus d’explications pour l’instant. Il la respectait trop pour insister davantage.
— Bien, dit-il simplement. Nous éviterons le sujet.
Aléma lui lança un regard qui mélangeait gratitude et soulagement. Ils continuèrent leur marche, chacun plongé dans ses pensées, sachant que des explications, si elles venaient, ne seraient pas données aujourd'hui. Mais ils savaient tous deux que les mystères qui les entouraient étaient bien plus profonds que ce qu’ils laissaient paraître.

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