CHAPITRE XIX : Défendre les livres (4)
La prise de conscience
Hugues de Dabo, visiblement à peine tiré du lit, les attendait. Ancelin constata que lui non plus, visiblement, n’avait que très rarement vu de femmes noires et sans doute jamais de la trempe d’Aléma qui en imposait avec sa tenue de guerrière. Il resta silencieux plusieurs secondes à la dévisager. Aléma se tenait droite, le regard franc, indiscutablement, sa prestance impressionnait Hugues. Ancelin se racla la gorge pour rompre le silence.
— Oui, bien. Alors que s’est-il passé à la collégiale ?
Il exposa brièvement les faits, simplifiant l’enchaînement des événements pour expliquer leur implication, tout en omettant certaines incohérences. Mais Hugues, préoccupé, ne releva rien. Il pianotait nerveusement sur son bureau, le regard perdu dans ses pensées.
— S’il avait réussi à mettre le feu. Ça aurait été un désastre. Mais quoi ? encore cette histoire d’homme-chat ?
— Et là, je confirme, car nous l’avons affronté et bien vu. Aléma vous dira qu’elle connaît cela, finit-il en se tournant vers elle.
Hugues vint se planter devant elle.
— Sire de Weinberghügel m’a vaguement parlé de vous. Il semble que vous dégagiez des qualités au combat assez… exceptionnelles.
— J’ai appris… longtemps, monsieur.
Hugues tiqua légèrement au « monsieur », mais passa vite là-dessus.
— Et alors, les hommes-chats, vous connaissez ?
— Pas précisément celui-là, mais les hommes bêtes, oui, ça existe chez nous, c’est la magie.
Il resta perdu dans ses pensées.
— La magie ? mais il n’y a pas ça chez nous !
Pour toute réponse Aléma haussa les épaules, puis elle crut bon de préciser.
— Peut-être pas que ça existe pas ici, ou alors c’est que vous ne croyez pas.
— Vous voulez dire que ça existe aussi ici, mais que nous ne voulons pas y croire ?
— Oui, je me suis mal exprimée.
Hugues, visiblement déconcerté, sembla chasser cette idée dérangeante d'un geste rapide, comme s'il voulait se débarrasser de ce fardeau de pensée.
— Très bien, peu importe, conclut-il brusquement. Quoi qu’il en soit, j’ai déjà chargé la capitaine de surveiller toute la ville et ses abords. Il y aura des patrouilles jour et nuit. La menace s’intensifie. J’aimerais que vous vous rendiez à Ensigesheim dès demain.
Ancelin hocha la tête.
— Très bien. Mais je voudrais qu’Aléma vienne aussi, si vous le permettez.
Hugues hésita un instant, une lueur d'incertitude traversant son regard. Puis il finit par acquiescer.
— C’est entendu. Vous partirez tous les deux. Merci.
En traversant le couloir, Ancelin se tourna vers Aléma.
— Bon, un peu de repos ne serait pas de refus, dit-il d’un ton plus léger. Je vous laisse. J’ai été honoré de vous rencontrer, Aléma.
Elle répondit par un simple hochement de tête, sans ajouter un mot, et s'éloigna. Ancelin laissa ses yeux la suivre un instant, avant de se diriger vers l’auberge. Il sentit enfin la fatigue en montant l’escalier. Lorsqu'il entra, il sourit en voyant Lianor toujours profondément endormie, étendue sur le lit. La tranquillité de son sommeil contrastait avec la tension de la nuit.
Il s'assit sur le bord du lit, la regarda un instant, puis soupira profondément. La nuit avait été longue, pleine de mystères et de dangers, mais au moins, pour l'instant, Lianor semblait tellement sereine dans son sommeil, un contraste saisissant avec la violence et les énigmes qui envahissaient la ville. Il caressa doucement la chevelure de sa compagne, le bout de ses doigts frôlant sa peau chaude.
Il s’assit un moment dans le fauteuil au bord de la fenêtre pour ajuster ses pensées. Demain, ils partiraient à Ensigesheim. Encore une mission à accomplir. La présence d'Aléma, avec sa prestance et son regard d'acier, l'intriguait et l'inquiétait en même temps. Cette magie dont elle parlait… Ce n’était pas simplement des contes d’un autre temps. L'homme-chat était là, en chair et en os, et il semblait que cette magie avait sa place dans ce monde qu'Ancelin croyait rationnel.
Un frisson d'inquiétude traversa son esprit. Mais pour l'heure, il ne pouvait que se concentrer sur l'instant présent. Lianor avait besoin de repos, et lui aussi. Il s’allongea à son côté.
Aléma, de son côté, longeait les rues sombres, son esprit toujours occupé par ce qu'elle avait vécu dans la collégiale. Ces hommes-bêtes, ces créatures issues de la magie, elles ne l’effrayaient pas. Mais leur présence ici, dans cette ville, cela l'intriguait. Ce n'était pas le genre de choses qui se produisaient souvent dans ces contrées. Comment cette magie avait-elle traversé les frontières, et pourquoi ? Elle avait entendu des rumeurs à ce sujet dans le passé, mais jamais aussi concrètes, jamais aussi proches.
Elle se sentait quelque peu à l’écart dans cette ville, parmi ces hommes qui, malgré leur bravoure, n'avaient pas encore vu l’étendue des mystères qui s’étendaient devant eux. À Dànn, la magie était quelque chose d'abstrait, d’inexistant pour la plupart. Elle se demandait si, au fond, Ancelin serait capable d’admettre qu’une réalité différente existait, à côté de leur logique et de leur compréhension des choses.
Tout en marchant dans les rues désertes, elle repensa brusquement à la vraie raison qui l’avait amenée ici. Une colère sourde se réveilla au fond d’elle-même. Finalement, avec ce déplacement à Ensigesheim, le hasard faisait très bien les choses, car elle devrait pouvoir y trouver les renseignements qu’elle cherchait depuis un bout de temps. Arrivée devant la porte de son logement, Aléma s'arrêta, observant la ville endormie autour d’elle, elle soupira puis entra sans bruit chez les Weinberghügel.

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