CHAPITRE XX : La menace se précise (2)
La forêt entourant le col de Blusang s’éveillait lentement sous les assauts d’un soleil ardent, dissipant les brumes persistantes laissées par deux jours de pluie ininterrompue. Le sous-bois semblait retrouver un semblant de quiétude quand, soudain, un cri glaçant déchira l’air. Ce n’était pas un simple hurlement, c’était une déferlante de rage et de haine, une onde de choc qui se propagea à travers la vallée comme un coup de tonnerre invisible.
Thalia sursauta dans sa cabane, les mains tremblantes. Ce cri, elle l’avait surtout ressenti, bien plus qu’elle ne l’avait entendu. Une angoisse profonde s’empara d’elle, s’insinuant jusque dans ses os. Sans perdre de temps, elle sortit précipitamment et se dirigea vers la demeure de Naraël. Elle le trouva assis, l’air déjà conscient de ce qui venait de se produire. Leur regard échangé suffit pour qu’elle comprenne qu’il avait, lui aussi, perçu l’horreur.
Elle s’assit face à lui, en silence. Pendant un moment, le poids de ce qu’ils ressentaient sembla les écraser. Finalement, ce fut Naraël qui rompit cette tension presque insoutenable.
— La menace se précise, murmura-t-il d’une voix grave.
Thalia baissa les yeux, le souffle court.
— Oui… Au col de Blusang, il y a une force maléfique qui dépasse tout ce que nous connaissons. Le mal absolu, Naraël. Je ne sais pas si nous devrions encore rester ici.
Le vieux soupira longuement, son visage marqué par une sombre résolution.
— Je crains que partir ne soit pas si simple. Mais il faut avertir Hans, lui dire ce que nous savons.
Il partit à sa recherche. Il finit par le trouver avec un groupe qui préparait la dixième plateforme de la saison. Naraël se contenta de lui faire un signe de tête. Il le regarda et comprit qu’il devait le rejoindre. Ils se dirigèrent vers la cabane où ils retrouvèrent Thalia. Hans Steinmann s’assit, l’œil interrogateur.
— Voilà, commença la vieille, nous avons entendu un cri. Un cri terrible qui venait du col de Blusang.
— Mais je n’ai rien entendu, et apparemment, aucun des gars non plus.
— Sans doute et c’est normal. Ce cri vient de très loin de la source même du mal et nous seuls, avec Naraël, pouvions l’entendre.
Elle se pencha légèrement vers lui, le fixant intensément.
— Ce n’est pas vraiment un cri, c’est plutôt un déversement de haine et de rage, propagé par des forces occultes, des forces noires et mauvaises qui n’apporteront que malheur et destructions.
Il en fallait beaucoup pour ébranler Steinmann, mais il blêmit. Il savait qu’il ne pouvait négliger les paroles de la vieille. Il resta silencieux.
— Cela confirme la terrible vision que j’ai eu avec Thibaut lorsque nous avons consulté l’Arbre-Maître. Maintenant tout cela se précise, compléta Naraël.
— Mais… alors. Il y a vraiment un danger… c’est ça ? finit-il.
— Oui, reprit Thalia doucement.
— Nous ne pouvons pas préciser si le danger est imminent, mais nous croyons qu’ici, nous sommes exposés. Et les autres camps aussi, bien sûr.
Hans garda le silence, en pleine réflexion. Il inspira.
— Nous sommes en avance, l’année est bonne, mais si on part plus tôt, vous savez bien que cela nous privera de ressources vitales pour l’hiver. En accélérant la cadence, nous pouvons peut-être finir vers la première lune de Cantros, voire même avant.
— Hélas, je te le répète, je ne peux rien voir sur l’imminence ou non de ce danger, conclut la vieille.
— Bon ! constata Hans en se levant. On va convoquer tout le monde ce soir et le groupe décidera.
Au sommet d’une colline surplombant la vallée, la lumière du matin baignait le temple de la Déesse blanche d’un éclat doré presque irréel. À l’intérieur, les murs de pierre polie réverbéraient la clarté vacillante des chandelles. Phaenna, grande prêtresse de l’ordre, s’était figée en plein rituel. Le cri… Ce n’était pas seulement un son, c’était une onde de choc, une déchirure dans le tissu même du monde.
Elle chancela, le souffle coupé, et dut s’agripper au bord de l’autel. Une certitude glaçante s’imposa à elle, le cri provenait du col de Blusang. La menace, tapie dans l’ombre, n’attendait plus que le moment propice pour frapper.
Les Sépides rassemblés dans la salle principale observaient leur prêtresse avec une inquiétude croissante. Seule Jila, sa seconde, osa s’approcher. Elle posa doucement une main sur l’épaule de Phaenna, mais cette dernière secoua la tête, refusant tout soutien pour l’instant.
— Continuez le rituel, murmura Phaenna, sa voix légèrement tremblante. Laissez-moi.
Les Sépides obéirent sans poser de questions, leurs murmures reprenant en sourdine. Phaenna quitta la salle principale à pas précipités, suivie de près par Jila, qui s’interrogeait sur l’urgence de ce malaise. Elles atteignirent une petite salle attenante, une pièce sobre réservée aux méditations privées. La grande prêtresse s’assit sur un banc de pierre.
— Phaenna, qu’est-ce qu’il se passe ? demanda Jila doucement, mais avec insistance.
La prêtresse releva un regard inquiet vers sa seconde, les pupilles encore dilatées par l’intensité de ce qu’elle avait perçu.
— Tu n’as rien senti ? demanda-t-elle.
Jila secoua la tête, les sourcils froncés.
— Non, rien d’inhabituel. Mais toi… tu sembles bouleversée.
Phaenna ferma les yeux un instant, cherchant à rassembler ses pensées. Lorsqu’elle parla enfin, sa voix était plus posée, mais teintée d’une gravité inhabituelle.
— Un cri. Une vague de haine pure. Il n’était pas audible dans le sens habituel, mais il a résonné en moi.
Jila prit une profonde inspiration, assise maintenant en face de sa supérieure.
— Un cri ?
Phaenna hocha lentement la tête.
— Oui. Une manifestation d’un mal ancien, profond, que je redoute depuis longtemps. Ce cri ne venait pas de ce monde. Il s’est propagé depuis le col de Blusang, où réside une menace que nous avons trop longtemps ignorée.
Un silence lourd tomba entre elles. Jila mordit sa lèvre inférieure, son esprit déjà en ébullition pour décrypter ces révélations.
— Est-ce lié à ce que tu avais vu dans les visions, avec les signes de la dernière lune ? demanda-t-elle enfin.
Phaenna acquiesça.
— Oui, et c’est bien pire que je ne l’imaginais. Les présages annonçaient un bouleversement, une menace qui toucherait non seulement la vallée, mais au-delà, jusqu’à la ville, les terres du sud et même beaucoup plus loin si nous ne l’arrêtons pas. Ce cri, Jila… il confirme que cette menace est en train de s’éveiller. Le moment approche, bien plus vite que je ne le pensais.
Jila quitta la pièce. Phaenna leva les yeux au ciel.
Il faut le trouver, avec lui nous pourrons l’affronter.
Un vent froid s’insinua dans la pièce, comme une réponse muette, et Phaenna comprit que le temps de la quiétude était révolu.

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