CHAPITRE XX : La menace se précise (5)
Chez le Margrave
Aléma et Ancelin se tenaient devant la massive porte de la grande caserne d’Ensigesheim. Ancelin avait remis le message du gouverneur Hugues de Dabo et attendait, le regard fixé sur le mur d’enceinte. Haut de dix mètres, il était solidement érigé en moellons sombres et flanqué de tours de surveillance à intervalles réguliers. Un bastion imprenable, pensé pour résister aux assauts les plus violents. Ancelin savait que la garnison comptait près d’un millier d’hommes. Un garde s’approcha enfin, ouvrant la porte d’un geste assuré.
— Suivez-moi. Laissez vos chevaux ici, on s’en occupera.
Les deux voyageurs obéirent et emboîtèrent le pas au soldat à travers l’immense cour de la caserne. L’agitation était palpable. Des soldats s’entraînaient au maniement des armes dans un ballet rigoureux, tandis que d’autres s’affairaient à des tâches d’intendance. Des éclats métalliques résonnaient, mêlés aux aboiements des sergents et aux clameurs des jeunes recrues.
Ils sortirent de la zone militaire proprement dite pour se diriger vers une vaste demeure cossue, sans doute les appartements du Margrave. De larges fenêtres ornées de rideaux brodés, un porche imposant et des reliefs sculptés trahissaient un luxe rare, en total contraste avec l’austérité de la caserne.
— C’est ici que réside le Margrave, expliqua leur guide sans ralentir le pas.
Ils gravirent un escalier monumental par des marches de pierre polie. Ils pénétrèrent dans une vaste salle richement décorée, au plafond si haut qu’il semblait toucher les cieux. Des rayons de lumière inondaient la pièce à travers de grandes ouvertures drapées de tentures épaisses. Leurs pas résonnaient sur le carrelage de marbre. Des meubles en bois précieux, des tapis orientaux et des armures en exposition soulignaient le faste des lieux.
Leur escorte les mena devant une porte double gardée par deux serviteurs en livrée. Après un bref échange, l’un des domestiques frappa et ouvrit la porte, les invitant à entrer.
Ils pénétrèrent dans une salle nettement plus petite, sans doute le bureau privé du Margrave. Rodolphe de Bade se tenait debout au milieu de la pièce. D’une stature impressionnante. Il était revêtu d’un uniforme richement décoré. À ses côtés se trouvait un jeune homme élancé, dont les traits nobles rappelaient sans équivoque ceux de son père.
— C’est donc le gouverneur Hugues de Dabo qui vous envoie.
— C’est exact Monseigneur, répondit Ancelin en inclinant légèrement la tête.
— Je vous présente mon fils, Henri. Bien ! asseyons-nous ici. De graves événements donc ?
Alors qu’Ancelin s’installait confortablement dans son large fauteuil, Aléma n’y posa que le bout des fesses. Le faste des lieux la mettait mal à l’aise, tout comme le regard insistant du jeune Henri, visiblement fasciné par sa présence.
— Je vous écoute.
Ancelin narra les faits avec le plus de concision et de précision possible s’efforçant de bien souligner la gravité de la situation. Il désigna Aléma.
— Cette personne ci-présente a affronté un des hommes-chats et elle peut vous en parler.
Le regard fixe d’Henri renforçait son impression de malaise. Le Margrave, quant à lui, faisait nettement des efforts pour ne pas trop la regarder. Elle inspira et expliqua du mieux qu’elle put son combat avec la créature. Elle s’était mise d’accord avec Ancelin pour ne pas dire que ce combattant, une fois mort, ressemblait à un homme ordinaire. Le Margrave soupira.
— Qu’en penses-tu ? demanda-t-il à son fils.
Il se tenait droit, presque rigide. Il sembla sursauter et détacha enfin son regard de la belle guerrière.
— Père, je connais un peu Hugues de Dabo. Il est jeune, mais ce n’est pas un homme à se laisser impressionner facilement. Si ces faits l’ont poussé à demander votre intervention, cela mérite toute notre attention. Une tentative d’incendier la bibliothèque, c’est une attaque contre le savoir et l’esprit même de notre civilisation.
Le Margrave resta perdu dans ses pensées.
— Si je résume, il souhaiterait que j’envoie un détachement inspecter la vallée et trouver d’où viennent ces agresseurs. Si j’en crois « l’accident » survenu lors de la mission de reconnaissance et ce que vous en dites, je vais envoyer des hommes expérimentés. Mon fils en assurera le commandement. Je pense envoyer une cinquantaine d’hommes. La préparation va prendre quelques jours et j’en tiendrai informé le gouverneur. Vous pouvez lui transmettre ma décision, je lui fais préparer un message.
Il se leva, signe que l’entretien était terminé. Ancelin et Aléma saluèrent et furent reconduits à l’extérieur.
— Ouf, je ne suis pas à l’aise avec tout… ça, quoi., dit Aléma.
— Il ne faut pas se laisser impressionner, ce ne sont que des militaires.
— Peut-être, mais de très nobles origines, sans doute de la famille de l’empereur.
— Bien, on va aller boire une bonne bière, d’accord ?
— Non pas tout de suite, j’ai une démarche à faire, puisque je suis là.
Il la regarda surpris.
— Ah ?
— C’est très privé.
— Bien je te laisse. On se retrouve à la taverne ?
— Oui.
Aléma réfléchit. Elle repéra ce qui devait être un bâtiment administratif. Son entrée fut très remarquée. On détailla sa tenue de combat, son visage, rien ne fut épargné. Malgré son habitude, elle se sentit déstabilisée par tous ces regards d’hommes. Elle salua.
— Je voudrais savoir si vous avez un registre des hommes et femmes engagés dans les bataillons du royaume, demanda-t-elle au premier venu.
Il se montra perplexe, la dévisageant toujours de haut en bas.
— Ah ! et pourquoi ?
Il fallait vite inventer un mensonge.
— Il s’agit de deux membres éloignés de ma famille que je cherche. Nous les avons perdus de vue et nous savons qu’ils se sont engagés dans l’armée ici, en Alsace.
— Votre famille, vraiment ?
— Oui, je sais, je suis d’origine abyssinienne, mais une partie de ma famille est en Égypte et une tante était mariée avec un homme originaire d’ici. Ils se sont rencontrés lors de la campagne d’Antioche. Une histoire compliquée…
Un silence suivit l’explication d’Aléma. Elle était consciente de la fragilité de ses arguments, mais avait dû improviser. Finalement, l’homme soupira.
— Allez voir le registreur, là-bas. Vous avez de la chance, car tous les volontaires qui veulent s’engager doivent s’enregistrer ici à Ensigesheim.
Elle entra dans un petit bureau sentant la poussière et le vieux papier. Un homme assis derrière un grand bahut s’encadrait entre deux piles de documents. Il avait le nez dans un registre. Il releva la tête et resta bouche bée. Aléma prit l’initiative.
— Bonjour, je suis à la recherche de deux hommes qui se sont engagés ici.
L’homme ne bronchait pas, visiblement impressionné par la personnalité de son interlocutrice.
— J’ai déjà tout expliqué à l’entrée, s’il vous plaît.
Malgré sa répugnance du stratagème, elle afficha un regard séducteur. Elle avait compris qu’elle faisait de l’effet. Ma foi, le charme est une arme comme une autre. L’homme sembla se réveiller.
— Oui, bien. On peut essayer de les trouver, mais savez-vous quand ils sont arrivés ici ?
— L’hiver dernier.
— Leurs noms ?
— Garnier Becker et Arnaud de Freudstein.
— Bon, attendez.
Il se leva et chercha sur des étagères plus ou moins bancales situées derrière lui. Vu la poussière soulevée lorsqu’il manipulait les manuscrits, on pouvait en conclure que les archives devaient dormir longtemps. Il trouva enfin ce qu’il cherchait, revint au bureau pour ouvrir un lourd registre. Aléma y vit une longue liste de noms. Il feuilleta les pages jaunies, parcourant des listes interminables. Enfin, il s’arrêta, tapotant une entrée du doigt.
— Eh bien oui. Ils se sont enregistrés en même temps. Ils ont été affectés au cantonnement de Strasbourg. Une famille noble quand même, du moins pour Arnaud de Freudstein.
— Oui, enfin ! noble... mais elle se ravisa.
Le registreur la regarda avec un air interrogateur.
— Vous êtes sûre que c’est votre famille, car les Freudstein sont une petite famille noble avec un fief dans le nord. Ils sont connus. Qu’est-ce que vous leur voulez ?
— Juste les rencontrer, cela fait longtemps, comme je vous ai dit, une histoire compliquée.
Elle se mordit les lèvres d’avoir parlé trop vite. Le registreur resta silencieux, puis se ravisa.
— Bon, de toute façon, ce ne sont pas mes affaires, voilà ! vous avez votre renseignement.
— Et je vous en remercie beaucoup.
Elle termina rapidement l’entretien et sortit avec un soupir de soulagement.
La pénombre de la taverne obligea Aléma à marquer un temps lorsqu’elle eut poussé la porte. Elle vit Ancelin debout, au fond, qui lui faisait signe. L'établissement était bondé. Il y régnait un mélange d’odeur de cuir, de fumée et de bière avec, plus surprenant, quelques touches de parfum. Elle se dirigea vers Ancelin en faisant attention où elle marchait. Le sol en terre battue était constellé de crachats. Son avancée entre les tables souleva une vague de têtes qui se retournaient à son passage. Elle put enfin s’asseoir.
— Je t’en ai commandé une. Tu as pu voir ce que tu voulais ? Tu as donc des contacts ici en Elsàss ?
Elle devait s’attendre à des questions d’Ancelin.
— Rien d’important, je suis à la recherche de vieilles connaissances de ma famille. Ça remonte à la campagne d’Antioche. Un homme d’ici y a connu une tante alors que nous étions en Égypte. Finalement, mon histoire tient un peu la route.
— Ha bon d’accord et tu as trouvé ?
— Oui il serait à Strasbourg. Bon, une histoire compliquée…
— Et finalement c’est l’histoire qui t’a amenée ici ?
Cette fois, elle sentit qu’elle perdait pied. Le regard perçant d’Ancelin semblait lire en elle. Elle détourna les yeux, évitant de répondre directement.
— Oui... plus ou moins, murmura-t-elle.
Il la dévisagea un instant, puis haussa les épaules.
— Bien, si tu ne veux pas en parler, je comprends.
Plus tard, ils récupérèrent le message du Margrave et repartirent pour Dànn. Ils arrivèrent alors que la nuit s’annonçait.
Lianor leva les yeux vers Ancelin alors qu'il entra dans la chambre. Il l’observa, curieux, intrigué par un changement qu’il semblait déceler en elle. Elle semblait différente, plus sereine, plus accomplie.
— Je te trouve épanouie, lui dit-il, une lueur d'étonnement dans la voix.
— Oui, et pourtant, ce n’était pas évident, répondit-elle en souriant.
Il s’approcha et s'assit à ses côtés sur le lit. Ses yeux brillaient d’une énergie nouvelle. Elle semblait habitée par une forme de clarté, comme si une nouvelle révélation venait de s’imposer à elle.
— J’ai assisté à la fameuse autopsie avec le practice, ajouta-t-elle sans détour.
Ancelin haussait un sourcil, intrigué, mais un peu inquiet aussi. Cela ne semblait pas être quelque chose qu’elle ferait à la légère.
— Ah oui, il semble que tu as tenu le coup, remarqua-t-il.
Elle rit doucement, se repliant un peu sur elle-même, comme si elle se rappelait les premiers moments difficiles.
— Bon, au début, je ne le sentais pas trop, mais ensuite, c’est devenu passionnant, avoua-t-elle, ses yeux se perdant un instant dans le vide, comme si elle revivait l’expérience.
— Il a un tel savoir. Tu sais, là, on touche au mystère de la vie.
Ancelin la regarda attentivement. Les mots qu’elle prononçait avaient une telle conviction qu’il n'eut aucun doute sur sa place dans ce nouveau rôle. Il n’aurait pas cru que cette expérience la marquerait autant, mais il voyait maintenant à quel point elle était fascinée par ce qu’elle apprenait.
Un silence s’installa entre eux, puis Lianor se tourna vers lui, un regard pénétrant qui le fit frissonner légèrement. Avant qu'il n'ait pu réagir, elle se rapprocha, et sa main se posa d’abord timidement sur son genou, avant de se glisser plus haut, sur son entre-jambes, à travers son pantalon.
Ancelin se figea, surpris, ses pensées se mêlant dans un tourbillon confus. Il la regarda, ses yeux cherchant des réponses, mais elle ne lui en donna aucune, sauf celle de sa détermination.
— On a parlé de ça aussi, et je veux que tu me fasses un bébé ! dit-elle d’une voix claire, directe, pleine de désir.
Il n’eut pas le temps de formuler la moindre pensée. Elle plaqua ses lèvres sur les siennes dans un baiser effervescent, enivrant, comme pour étouffer tout commentaire, toute hésitation.
Ancelin resta figé, le souffle coupé. Ce n’était pas ce qu’il attendait, pas ce qu’il avait envisagé. L’idée même d’être père, si brutale et inattendue, le laissa sans voix. Un bébé… avec elle ? Il n’avait jamais imaginé que ce moment arriverait, pas ainsi, pas maintenant. Pourtant, là, dans l’intensité de son regard et de son geste, quelque chose s’éveillait en lui. Une part de lui se demandait si ce n'était pas le moment idéal, si c'était une suite naturelle, une impulsion qu’il n’avait pas encore explorée.
Mais il n’eut pas le temps de réfléchir plus avant, car tout ce qui comptait désormais, c’était la pression de ses lèvres, la chaleur de son corps contre le sien. La question ne se posait plus, elle était là, tout autour d’eux, une promesse implicite dans chaque geste. Et pour Ancelin, tout le reste, les questions, les doutes, s’étaient dissipés dans ce moment suspendu, où seule comptait la proximité de Lianor et ce désir qu’elle venait d’exprimer avec tant de certitude..

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