CHAPITRE XXI : accepter l’inacceptable (1)
Le missionnaire
— Vous voulez que l’on vous escorte mon père ?
Le père Antoine se retourna et regarda le garde de ses yeux bleu acier.
— Vous restez là, vous m’attendez. Dieu n’a pas besoin d’armes pour faire entendre sa voix. De plus, je parle leur langue.
Le lieutenant s’inclina. Le prêtre vêtu simplement de sa soutane de bure, un chapelet à la main, se dirigea vers la petite clairière où se blottissait une dizaine de maisons en bois. Il sortit de la forêt et s’engagea entre de petites parcelles cultivées. Il ne vit personne, il avança jusqu’aux habitations où il régnait une certaine effervescence. Une trentaine de personnes semblaient préparer une fête. Les enfants jouaient, les adultes étaient occupés à monter un poteau au centre et quelques femmes préparaient de la nourriture. Les rires fusaient au milieu des éclats de voix.
Le bruit des conversations cessa progressivement au fur et à mesure qu’ils découvraient l’étranger qui les regardait. Les rires s’éteignirent. Un silence épais tomba, comme si le temps s’était suspendu. Lentement, le père Antoine leva une main en signe de paix, mais aucune réponse ne vint.
Finalement le groupe se rassembla face au père Antoine. Assurément ce personnage était étrange, vêtu très simplement, une simple paire de sandales légères. Difficile de comprendre comment il avait pu traverser la forêt pour venir jusqu’à eux. Il leva de nouveau la main, mais ne reçut que le silence pour toute réponse.
Un homme s’avança enfin. Grand et robuste, les traits marqués par la vie au grand air, il s’arrêta à quelques pas.
— Que fais-tu ici étranger, tu es perdu ?
— Non, je suis en pèlerinage (il traduisit du mieux qu’il pouvait ce mot inconnu de ce peuple). Je suis un ordre de mon Dieu.
— Ton Dieu t’a ordonné de voyager dans la forêt ?
— Oui et je dois parler de lui avec toutes les personnes que je rencontrerai. Mais vous, vous préparez une fête ?
L’homme se montrait de plus en plus surpris.
— Tu connais nos coutumes, comment t’appelles-tu ?
— Antoine.
— Moi c’est Loan, je suis le chef de cette communauté, dit-il en montrant le village.
Il marqua un silence.
— Nos règles imposent l’accueil de tout étranger. Veux-tu te joindre à nous ?
— Ce sera un honneur.
Il l’invita à le suivre. Le père Antoine rejoignit le groupe qui s’écartait à son passage. Certains le dévisageaient avec méfiance, d’autres avec curiosité. Finalement une petite fille vint se planter devant lui, le regard plein de candeur.
— Comment tu t’appelles ?
Il baissa les yeux sur elle.
— Antoine
— Gaelle !
L’appel était impératif et elle courut vers sa mère.
— Je vais te faire visiter notre village, ensuite nous parlerons, reprit Loan.
Il amena Antoine devant chaque maison, le faisant entrer dans certaines, il décrivit patiemment leurs coutumes et habitudes. Antoine se montrait très intéressé, mais, en fait, il connaissait déjà la grande majorité de la vie de ces gens qu’il devait convertir. C’était indispensable pour savoir par quel biais les amener à écouter la parole de Dieu. L’après-midi était très avancé lorsque Loan amena Antoine devant une cabane qu’il présenta comme la sienne. Il l’invita à entrer.
— Tu peux te reposer et nous allons te donner à boire. Je viendrai te chercher pour notre repas de ce soir.
Il le laissa s’installer. Antoine s’assit sur une couverture de laine rêche. À peine installé, une jeune fille lui apporta un pichet de cervoise et un gobelet en bois.
— Je te remercie, mais n’aurais-tu pas de l’eau, tout simplement.
Un peu surprise, elle sortit pour revenir avec une cruche de terre cuite. Elle le servit et s’assit en tailleur en face de lui, le dévisageant. Elle ne quittait pas ses gestes du regard et le dévisageait sans complexe. Elle lui sourit. Antoine, qui avait l’habitude, savait que ses yeux bleus fascinaient les femmes.
— Tu veux que je reste avec toi pour te reposer ?
— Non, merci, je dois être seul, ainsi le veut mon Dieu.
Elle fronça les sourcils, visiblement en pleine perplexité.
— Curieux dieu que tu as là.
Visiblement déçue, elle l’abandonna.
Antoine s’allongea, jusqu’à maintenant, tout se passait comme d’habitude. Il ferma les yeux et pria.
La nuit s’installait lorsque Loan vint chercher Antoine. La jeune fille devait avoir déjà rapporté son entrevue. Il l’accompagna jusqu’à un grand feu autour duquel était rassemblé à peu près tout le monde. Tous les regards suivaient Antoine. Il l’invita à s’asseoir à ses côtés. Une femme lui apporta un bol de soupe.
— Parle-moi un peu de ton dieu, lui demanda Loan.
C’était le moment qu’attendait Antoine pour présenter un dieu rédempteur et qui n’était qu’amour. Loan le coupa.
— Tu veux dire que le dieu dont tu me parles n’est pas guerrier ? Il n’a pas d’arme ? Il est amour, je ne comprends pas. Tu as d’autres dieux alors ! Nos dieux doivent être forts pour qu’ils nous protègent lorsque nous avons besoin d’eux.
Antoine reprit ses explications avec patience, lui expliquant la vie de Jésus.
— Tu sais. j’ai du mal à comprendre comment un père peut imposer tout cela à son fils. Mais bon, pour le moment, buvons !
Antoine eut du mal à refuser. Il fit un peu de concessions avec la cervoise et s’efforça de faire honneur à la nourriture. Dans la légère torpeur de fin de repas, Loan entreprit de nouveau le confesseur. Antoine, satisfait de voir que Loan se montrait réceptif à ses récits, savait que c’était lui qu’il devait convertir, la communauté suivrait. Un passage sur le démon fit réagir Loan.
— Oui je te crois, car le démon est passé tout près d’ici, nous l’avons vu.
Voilà une opportunité pour crédibiliser mon prêche, se dit Antoine, qui posa son gobelet.
— Raconte-moi.
— Il y a moins d’une lune, dit-il d’une voix grave, la créature est passée non loin d’ici. C’était une nuit sans étoiles, et le vent hurlait comme une bête blessée.
— Antoine se redressa imperceptiblement, suspendu aux paroles du chef.
— Nous préparions nos feux pour la fête, poursuivit Loan, quand l’air s’est figé. Plus un souffle ne passait entre les branches. Même les chiens se sont tus. Puis, il est apparu… là-bas, au bord des collines.
Il désigna une crête sombre, à la limite du territoire visible. Antoine suivit le geste du regard.
— Il avançait lentement, comme une ombre mouvante. Mais ce n’était pas seulement un cavalier. Il était… autre chose. Un néant qui avait pris forme. Noir… pas le noir des ténèbres ordinaires. Un noir qui dévore la lumière.
— Que faisait-il ? murmura Antoine, de plus en plus intrigué.
— Il regardait, répondit Loan. Pas nous directement, non. Il scrutait le monde. Comme un fauve affamé jauge sa proie avant de frapper.
Il passa une main calleuse sur son visage, marqué par un souvenir trop vif.
— Nous l’avons observé à distance, tremblants derrière nos portes. Ses yeux… je ne sais s’il avait des yeux, mais je les ai sentis. Deux abîmes ouverts sur le néant. Son cheval piétinait la terre, et là où il passait, le sol se craquelait, comme si la vie elle-même reculait devant lui.
Le prêtre sentit une pointe d’agacement lui traverser l’esprit, dissimulée sous un masque de calme. Ces gens voyaient-ils des démons dans chaque ombre ?
— Ce n’était donc qu’un homme à cheval, précisa-t-il doucement.
— Non, pas un homme ! Un vide qui dévore la lumière elle-même.
Antoine haussa imperceptiblement les sourcils. Un conte de paysans ? Une peur amplifiée par l’imagination d’un peuple superstitieux ? Pourtant, des détails familiers lui revinrent à l’esprit, des récits similaires entendus dans d’autres villages, murmures de silhouettes noires et de froid mordant.
— Il était seul. Il n’a rien dit, n’a rien fait. Mais sa présence… elle pesait comme une malédiction. Les arbres se sont courbés sous son passage. Les cendres de nos feux se sont envolées vers lui, aspirées par une force invisible.
Loan serra les poings, comme pour refouler un tremblement.
— Puis il a disparu dans le brouillard, comme s’il n’avait jamais été là. Mais le froid qu’il a laissé… nous l’avons tous ressenti. Une glace qui s’accroche aux os.
— Et vous avez vu cela tous ensemble ? demanda-t-il, la voix calme, mais incisive.
Loan acquiesça.
— Pas seulement vu. Ressenti. Là où son cheval marchait, la terre se fendait, et le froid s’accrochait à nos os.
Antoine plissa légèrement les lèvres, partagé entre scepticisme et inquiétude.
— Cela ne ressemble à rien que je connaisse parmi vos croyances, dit-il, détaché.
Loan fixa le prêtre, insistant.
— Ce n’est pas un de nos dieux, Antoine. Ce n’est pas un esprit de la forêt. C’est autre chose. Si ton Dieu est vraiment plus fort que lui… alors il nous faudra des réponses. Mais pour ce soir, reposons-nous. La nuit est longue, et les cauchemars rôdent.
Antoine acquiesça lentement, mais à mesure que les ombres dansaient sur les flammes, le doute grandissait en lui. La répétition de ces histoires ne pouvait être fortuite, et sous son scepticisme pointait une inquiétude qu’il n’aurait jamais confessée.

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