CHAPITRE XXI : accepter l’inacceptable (3)
Les textes anciens
« Les anciens contes nous rapportent l'existence des Werwolfs, des Lycanthes, lesquels n'apparaissent fors en certaines condicions. Ces créatures, tousjours maléfiques et destructrices, proviennent de la métamorphose d'hommes pervers qui se sont accaparé quelque sortilège…»
Suivaient des récits fantasques, emplis d’histoires terrifiantes sur les méfaits de ces hommes-loups. Chaque page semblait plus invraisemblable que la précédente. L’origine du texte parut bien douteuse à Biber, qui, malgré son goût pour l’étrange, ne pouvait s’empêcher de hausser un sourcil. Ce n’était guère qu’un enchevêtrement de superstitions grossières et d’exagérations improbables. Peu convaincu, il alla en parler au père Justin, espérant éclaircir ses doutes.
— Je te l’avais dit, Biber, les livres regorgent de fables et de billevesées de ce genre. Si tu veux quelque chose de plus solide, je te conseille une approche historique. Va voir les « Chroniques de Joseph de Lignegarde ». Cet auteur-là, au moins, a le mérite d’avoir parcouru tout le royaume, des plaines du Nordgau aux confins des terres connues. Ses récits touchent aux phénomènes inexpliqués, mais sans sombrer dans la pure fantaisie. Il y a notamment un long passage sur les prêtresses des Quatre Vallées. Garde cependant à l’esprit qu’il ne faut pas tout prendre pour argent comptant. C’est dans le second tome, juste ici.
Biber prit l’ouvrage avec soin, car il semblait en plus mauvais état. Il s’installa dans un coin reculé de la salle de lecture. Le silence y régnait, à peine troublé par le craquement des pages qu’il tournait lentement. La faim aurait pu le rappeler à l’ordre, mais l’impatience d’explorer les écrits dont lui avait parlé le père Justin l’emportait.
Enfin, après avoir parcouru une introduction fastidieuse et les écrits d’autres auteurs, il tomba sur le fameux Joseph de Lignegarde. L’écriture, ferme et précise, semblait prometteuse.
« Second récit de mon séjour ès terres des Quatre Vallées. »
« Je vouloye savoir d’où ces prêtresses ou divinatrices, selon les vertuz qu’on leur prêtât, tiroient leur magie, car c’est bien là le sujet de ces lignes. J’ay ja moult discouru sur ces puissances occultes dont certains êtres d’exception se trouvent dotés. Ces faits, je le tiens pour avéré, et leur origine peut estre de maintes natures. Ces dames en blanc –ainsi les nomme-t-on en raison de leurs habits tout immaculés– sont issues de terres fort lointaines, de l’extrême orient des royaumes. Or, la source de leurs puissances se perd en une histoire des plus anciennes, effacée par les âges et les vicissitudes d’un long exode, lequel advint après de cruelles persécutions.
Les servantes blanches que j’ay interrogées n’ont pu m’en dire guères davantage. Seule la grande prêtresse, dit-on, tient la clef de ces mystères, mais jusques icy, elle demeure insaisissable. »
Biber, un peu déçu, restait sur sa faim et de faim il en était justement question, lui rappelèrent les gargouillis de son estomac. Il rejoignit la cuisine. Il y trouva une certaine effervescence, et comprit vite qu’il était question de Benoît. Noisette vint tout de suite vers lui, dès qu’elle le vit.
— Viens, mets-toi là !
— Que se passe-t-il ?
— Benoît semble vouloir se réveiller. Il bouge la tête et murmure des mots qu’on comprend pas. Sœur Agnès nous a même dit qu’il s’agitait un peu trop. On attend l’avis du practice.
— Je passerai le voir dans l’après-midi. Il y aura peut-être du neuf.
— Bon ! en attendant, de la carpe frite et des fruits séchés au miel en dessert, ça va ?
Le repas à peine terminé, il se rendit à l’hospice, le cœur partagé entre espoir et appréhension. L’endroit dégageait une sérénité feutrée, ponctuée par les pas discrets des soignantes et le murmure des prières des visiteurs. Lorsqu’il entra dans la grande salle commune, il repéra rapidement le lit de Benoît, entouré de deux soignantes affairées.
En s’approchant, il fut saisi par le changement. Le visage de son ami, qui, jusque-là n’avait été qu’un masque inerte, semblait maintenant vivant, mais d’une manière troublante. Une tension courait dans ses traits, et ses lèvres tremblaient comme si elles cherchaient à former des mots. Ses paupières palpitaient légèrement, bien qu’il ne semblât pas voir.
L’une des soignantes se tourna vers lui, le sourire fatigué.
— Vous arrivez au bon moment. Il montre de plus en plus de signes de réveil. C’est encourageant.
Biber hocha la tête, incapable de répondre. Il s’approcha encore et observa le visage de Benoît de plus près. Il y lut une expression ambiguë, entre la souffrance et une sorte de lutte intérieure.
— Comment va-t-il ? demanda-t-il d’une voix basse, presque un murmure.
La soignante répondit avec douceur.
— Le practice est venu ce matin. Il est optimiste. Benoît réagit bien à toutes les stimulations. Il bouge ses bras et ses jambes, et il semble parfois entendre quand on lui parle. Peut-être se réveillera-t-il d’ici quelques jours, mais il faudra voir l’état de son esprit. Ces blessures à la tête, vous savez...
Biber sentit une douleur sourde monter en lui à ces derniers mots. Il observa les mains de Benoît, posées sur le drap. Elles étaient fines, immobiles, mais il crut percevoir un léger tremblement dans ses doigts.
Sans réfléchir, il saisit doucement l’une d’elles. La peau était tiède, vivante. Il sentit un très faible mouvement, presque imperceptible, comme si Benoît tentait de répondre à son geste. Cette simple sensation fit naître une chaleur inattendue dans sa poitrine.
— Benoît, c’est moi, murmura-t-il. C’est Biber.
Il espérait une réaction, un signe plus clair, mais son ami demeura impassible, hormis ce léger rictus qui tordait toujours un coin de sa bouche.
La deuxième soignante, silencieuse jusque-là s’approcha.
— Ce rictus, c’est souvent le signe d’une tension nerveuse. Rien de grave, normalement, mais cela peut être perturbant à voir, je sais.
Biber hocha la tête. Ce n’était pas seulement le rictus qui le troublait, mais aussi l’impression que Benoît luttait contre quelque chose d’invisible, une bataille intérieure qu’il ne pouvait partager.
Il resta encore quelques minutes, serrant la main de Benoît et lui parlant doucement, bien qu’il ignorât s’il était entendu. Lorsqu’il quitta l’hospice, une étrange mélancolie s’était emparée de lui, mêlée à une détermination nouvelle. Quoi qu’il arrive, il ferait tout pour aider son ami à revenir parmi eux.
De retour à la bibliothèque, l’image du visage tendu de Benoît le hantait encore. Essayant de chasser ses pensées sombres, il s’installa devant son pupitre et ouvrit, de nouveau, le livre de Joseph de Lignegarde. Cette fois, il était résolu à ne pas laisser ses émotions le distraire de sa tâche. Il tourna les pages méthodiquement, jusqu’à ce qu’un passage accroche enfin son attention. Il pensa enfin avoir trouvé un texte important.
« De mon entrevue avec la grande prêtresse blanche »
« Maintes fois avoy-je perdu l’espérance d’obtenir audience auprès d’elle, tant on la disoit retirée et farouche à l’endroit des hommes. Mais à la fin, il me fut plus aisé de l’approcher que je ne l’eusse osé penser. Lorsqu’enfin je fus amené en sa présence, elle parut émue de voir en moy non point un quémandeur de faveur, mais un homme espris de vérité et désireux d’ouïr leur histoire.
Je dois dire dès l’abord que c’est femme de grand’beauté, noble en maintien, et sa seule présence commande révérence. Néanmoings, son visage estoit voilé d’une mélancolie profonde, comme si son âme portoit le faix d’un antique chagrin.
Au commencement de nostre entrevue, elle revint sur l’histoire douloureuse de leur exode et des persécutions dont elles furent victimes, confirmant en tout point ce que j’avoye déjà ouï dire. Puis je vins à aborder le sujet délicat de la magie. À ma grande surprise, elle n’en montra nulle réticence. Bien au contraire, elle confessa qu’elle seule estoit dépositaire d’un pouvoir immense, qu’elle n’emploie qu’en des occasions des plus graves. Elle se dit gardienne de la bonne ordonnance du monde. Leur lignée, affirma-t-elle, s’est souvent opposée aux forces ténébreuses qui menaçoient de plonger nostre univers en une obscurité éternelle. La fin des mondes, selon ses propres termes.
Ces révélations m’emplièrent de doute, mais la sincérité de son discours troubloit mon jugement. Je luy demanday lors quelles estoient ces forces néfastes. Alors, une grande douleur passa sur son visage, et je craignis qu’elle n’interrompist nostre entretien. Puis, après un court silence, elle parla :
"Il n’en fut pas toujours ainsi. En des temps reculés, dans les abîmes de l’histoire, nous estions sœurs, unies par nos dons et nos savoirs. Mais souvent, des hommes nous persécutèrent, n’entendant point raison. Si prodigieux soient nos pouvoirs, ils ne nous préservent point des violences physiques dont nous fûmes victimes. En ces heures sombres, certaines d’entre nous souffrirent les pires outrages qu’une femme puisse endurer. Cela rompit l’esprit de quelques-unes, qui sombrèrent dans les ténèbres, embrassant le royaume du mal et jurant d’en finir avec les hommes. Depuis lors, elles sont devenues nos ennemies jurées, les Dames noires, nos sœurs perdues. Nous sommes depuis en opposition constante, bien que nos confrontations demeurent rares. Jusqu’à présent, grâce aux Dames blanches, l’équilibre du monde a pu estre préservé."
Je luy demanday encore si ces forces sombres estoient toujours actives en ce jour. Elle hésita longuement avant de me répondre, mais finit par avouer qu’ouy, il existoit encore des Dames noires, que les gens du commun nomment sorcières noires. Elles vivent en cachette, dissimulées aux yeux de tous, et il est presque impossible de les identifier.
Ce furent ses dernières paroles. Elle me fit alors entendre, par un geste doux, mais ferme, que nostre entrevue estoit achevée. Je remarquay qu’elle sembloit épuisée, accablée par le poids de ses aveux. Je tiens à préciser qu’en aucun moment je ne détectay en ses propos le moindre artifice ou mensonge. Au contraire, elle parut soulagée de s’estre ouverte à un étranger, et la sincérité estoit manifeste dans chacun de ses mots. »
Biber referma lentement le livre, très préoccupé par cette lecture. Il alla en parler au père Justin.
— Troublant ? oui, non. Je n’ai pas lu ce livre. Il est vrai que Joseph de Lignegarde est reconnu comme bon historien. Il est donc difficile de mettre en doute ce qu’il rapporte. Il semble avoir été très impressionné par cette femme et peut-être lui a-t-elle un peu ou beaucoup brodé une histoire fabuleuse. Pourtant, normalement, ce n’était pas le gendre d’homme à se laisser duper. Mais enfin, Biber, prétendre maintenir l’équilibre du monde ! Seul Dieu le peut, tu le sais bien. Je sais qu’il a écrit un ouvrage sur les pratiques ésotériques qui serait à la bibliothèque du prieuré de Rufach. Nul ne sait comment ce livre s’est retrouvé là ni par quel miracle il a été conservé, tellement il est tendancieux.
Biber ne savait quoi penser. Jusqu’à maintenant, il avait toujours tenu ses distances avec la religion. Certes, ces lectures le passionnaient, mais il avait décidé de rester ouvert d’esprit.
— Mais tu n’as rien trouvé sur tes hommes-chats, reprit le père Justin ?
— Non et puis là, pour le moment, il y a le grand inventaire à finir. Je reprendrai plus tard. Je sais où sont les livres, conclut-il avec un sourire.

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