CHAPITRE XXI : accepter l’inacceptable (4)
La mission de reconnaissance.
La troupe d’une cinquantaine d’hommes envoyée par le Margrave avait implanté son campement au bord de la rivière en aval de la ville. Henri de Bade avait été reçu avec égards par Hugues et logé dans un des appartements les plus confortables du château. Dès le lendemain de l’installation, la majorité des soldats partirent pour l’exploration de la vallée. Les habitants de Dànn furent très impressionnés par l’ordonnancement impeccable de la double colonne à cheval qui passèrent devant eux. Leurs harnachements, leurs casques scintillants et leurs armes dégageaient un sentiment d’invincibilité. Ancelin regarda ce défilé de loin, il avait décliné la proposition de les accompagner. Tout cela, ce n’était plus pour lui. Il sourit intérieurement en voyant la position rigide et même guindée de Henri de Bade en tête.
En voilà un qui prend son rôle très au sérieux.
Toute la troupe disparut dans un nuage de poussière. Ils en avaient pour au moins deux semaines. Ancelin se dirigea vers la collégiale. Il voulait revoir Biber. Il se fit annoncer à l’entrée. Il devait attendre Biber pour aller à la bibliothèque. Les déplacements des laïques étaient limités à l’intérieur de l’enceinte. L’attente fut un peu longue et, enfin, Biber l’accueillit avec un grand sourire.
— Ce sourire veut-il dire que tu as progressé dans tes recherches ?
— Oui, sur certains côtés. On va parler de cela dans la petite salle.
À cette heure précoce de la matinée, les prêtres étaient occupés par différentes tâches, la bibliothèque était vide. Biber alla chercher le livre des familles nobles. Ils se concentrèrent sur les pages que tournait Biber. Il retrouva la gravure et posa son doigt dessus.
— Là !
Ancelin approcha une bougie et détailla la gravure.
— Oui, effectivement. Je pense que c’est lui.
— Ulrich von Schattenfels, murmura Biber.
Ancelin le regarda.
— Un noble mort depuis soixante ans donc !
— Mais qui battrait monnaie encore de nos jours ?
— Il n’y a eu aucun écho à ce sujet. Depuis le royaume proche de Burgondie par exemple ?
— Je ne suis pas bien placé pour répondre à ça, admit Biber. Je pense qu’il faut voir Monseigneur Hugues de Dabo.
Ancelin hocha la tête.
— Et au sujet des hommes-chats ?
— Rien encore, je vais chercher un autre livre très intéressant sur les phénomènes de sorcellerie. Autant dire que ce n’est pas très bien vu ici et que nos religieux ont tendance à ne voir là qu’un fatras de superstitions et d’inventions.
— Et toi t’en penses quoi ?
— Je suis beaucoup plus ouvert d’esprit, dit-il en s’éloignant.
Il revint chargé lourdement.
— Voilà ! je garde mes distances avec la religion chrétienne, qui n’est pas loin des superstitions aussi, non ?
Il posa le volumineux ouvrage. Ancelin dévisagea Biber comme s’il le voyait pour la première fois. D’un coup, il apparaissait bien plus mûr que ne laissait supposer son jeune âge.
— Je pense que tu te gardes bien de tenir de tels propos devant les prêtres ?
Biber le regarda avec un grand sourire et répondit par une question. Il ouvrit le livre.
— Vous êtes croyant ?
Bien joué ! se dit Ancelin.
— Oh non ! cela fait bien longtemps que j’ai compris qu’il n’y a aucun dieu quel qu’il soit qui intervient dans nos vies ou alors il aurait l’esprit aussi mal tourné que l’humain et je ne vois pas en quoi, dans ce cas, nous devrions l’honorer.
Biber rit tout en tournant les pages.
— Voilà ! j’ai trouvé ces passages sur les divinatrices ou prêtresses, selon comment on les appelle, qui vivent dans le royaume de quatre vallées. On y parle de sorcellerie très puissante et destructrice. Voyez là, dit-il en montrant du doigt.
— Lis plutôt toi, murmura Ancelin.
Biber comprit tout de suite l’origine de la gêne de son auditeur. Il lut à haute voix tout le chapitre. Ancelin resta silencieux.
— Qu’en penses-tu ?
Biber fit la moue.
— Déjà, je crois que nos religieux sont un peu trop rapides à balayer tout cela d’un revers de main. La sorcellerie a existé, nous en avons les preuves. Je ne vois pas pourquoi il faudrait que cela ait disparu comme par… magie, finit-il en riant.
— En fait, pour l’église chrétienne, seul Dieu a les pouvoirs que l’on attribuerait aux sorciers ou sorcières. Et si cela est avéré, ce ne peut être que l’œuvre du Diable. Avec l’influence grandissante de l’église, je crains que le sujet de la sorcellerie ne devienne très sensible. Êtes-vous au courant de cette pauvre malheureuse bannie à Eguisheim pour sorcellerie ? Beaucoup disent qu’elle a surtout payé le fait d’avoir séduit des maris qui, à mon avis, ne demandaient que ça, mais enfin. Quoi qu’il en soit, c’est la première fois qu’on entend parler d’un tel procès et je trouve que c’est inquiétant.
— J’en ai vaguement entendu parler oui, mais je ne savais pas que c’était vrai.
— Pour en revenir à nos textes, cet auteur semble très fiable. Je crois qu’il y a quelque chose et ce qu’il s’est passé avec notre agresseur de l’autre nuit en est la preuve. Je l’ai vu comme vous, cet homme-chat. Alors oui, il faut chercher, mais par où commencer ? Si l’on accepte le fait de la transformation d’un homme en animal, on parle de thérianthropie. Dans notre cas ce serait très superficiel, mais suffisant pour que l’on puisse parler de sortilège. Le phénomène disparaît avec la mort de l’intéressé.
Ancelin était de plus en plus subjugué par les connaissances de Biber, qui tournait les pages.
— J’ai vu déjà quelque chose là-dessus, mais je n’avais pas eu le temps d’approfondir. Ah voilà. Je lis
« Extraits du Grimoire de Endora de Perse »
— Je ne sais pas qui était cette femme, une sorcière ? Je n’ai rien trouvé. Je continue.
« La métamorphe, ou transmutation en beste, nécessite une sorcellerie forte puissante, attachée à un rituel tant destructeur que périlleux. Ce mystère ne peut être exercé que par une entité vouée au chaos. Ces transmutations n'ont plus esté aperçues depuis moult siècles, et les rituels ainsi que les pratiques se sont effacés des mémoires. Le procès en est réversible et peut être rompu par l'œuvre même du faiseur de sortilèges ou par la mort.»
— Eh bien ! se contenta de dire Biber.
Ils restèrent silencieux.
— Ça colle, dit enfin Ancelin. Je résume. Une sorcière noire qui pourrait exister d’après ton texte sur les prêtresses. Des apparitions d’hommes-chat. Un vieux texte qui semble en confirmer l’existence, mais qui n’est pas rassurant sur l’origine de ce phénomène. Ça commence à faire beaucoup, non ?
— Pour le moment, nous ne pouvons guère aller plus loin, termina Biber

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