Un ennemi invisible

La troupe du Margrave revint enfin après une dizaine de jours. Hugues, posté sur les remparts, les aperçut bien avant qu'ils ne franchissent la porte nord. Les hommes avançaient à un rythme lourd, presque las, leurs visages marqués par la fatigue et les privations. Ils regagnaient leur campement avec un soulagement évident.

Hugues fit dresser rapidement une table. Malgré l'urgence, le repas s'avéra copieux, viandes rôties, pain frais, légumes de saison et un vin rouge au bouquet capiteux. Il avait fait suivre une invitation à Henri de Bade.

Le jeune homme se présenta peu de temps après. Il avait revêtu une tenue impeccable. Hugues sourit intérieurement de cette rigueur.

— Je vous en prie, messire, dînons ensemble. Je pense que vous avez besoin de vous restaurer et que nous aurons beaucoup à discuter, déclara Hugues avec un sourire mesuré.

— Avec plaisir, Monseigneur.

Hugues observait Henri discrètement alors qu'ils prenaient place. Le jeune homme, bien qu'affamé, n'en montrait rien. Son éducation noble transparaissait dans la retenue avec laquelle il portait la main à son verre ou à son assiette.

— Servez-vous donc, l'invita Hugues avec une cordialité appuyée. Alors, racontez-moi.

Henri posa son couteau avec soin avant de répondre, la voix posée, presque neutre.

— Eh bien, je vais vous décevoir, car nous n’avons rien vu. Aucune activité suspecte, aucun animal extravagant ou autre. Nous avons interrogé plusieurs villages que nous avons croisés où, parfois, effectivement, on parlait d’êtres étranges vus en forêt, mais, pour moi, tout cela n’est que chimères.

— Pourtant, la tentative d’incendie de la bibliothèque est bien réelle.

— Certes, mais de là à la rattacher à une entité maléfique ! Non, franchement, l’explication est ailleurs. Il y a un groupe malfaisant dans la région, oui. Je pense qu’il s’agit de simples brigands qui ont intérêt à entretenir un sentiment de peur. Ils ne sont sans doute pas nombreux et c’est pour cette raison qu’ils se cachent facilement. Je vous propose de laisser ici un petit groupe d’hommes et de continuer à les traquer.

Hugues resta très perplexe. Il se remémora les faits et ne pouvait s’empêcher d’y voir autre chose que de simples brigands. Le reste du repas se déroula avec des propos plus banals. Henri quitta son hôte en lui confirmant qu’il allait confier un groupe d’hommes à un homme sûr, lui devait retourner à Ensigesheim, dès demain.

Une fois seul, Hugues fit convoquer Ancelin. Il lui rapporta les propos du fils du margrave. Ancelin afficha un air narquois.

— On peut trouver une autre explication. Je reste persuadé que, pour l’instant, cette… entité ou force, je ne sais comment la nommer, a la volonté de diffuser la peur avant tout. N’en déplaise au jeune Henri, je reste persuadé que c’est réel. Le fait de rester invisible renforce ce sentiment de peur chez les victimes. Alors, lorsqu’arrive une force adverse importante, c’est beaucoup plus efficace de se retirer pour se dissimuler et ça renforce le mystère et… la peur.

— Donc, pour vous, le fait que Henri de Bâle n’ait rien vu ne prouve absolument rien ?

— J’en reste persuadé.

Hugues arpentait la pièce d’un pas nerveux. Il se retourna brusquement.

— Je vous rejoins, c’est mon sentiment aussi. Bref ! cette expédition n’aura servi à rien.

— Écoutez, la proposition de Henri de Bade est une bonne chose quand même. Ils vont patrouiller le long de la vallée régulièrement. Cela sera quand même un peu dissuasif et surtout, ça rassurera les habitants de ces petits villages isolés.

Hugues soupira.

— Oui, vous avez raison, mais je vous laisse le soin, avec la capitaine d’assurer la sécurité de la ville.

Ancelin s’inclina et se retira, laissant Hugues en proie à des sentiments contradictoires. Il sentait, lui aussi, une menace latente, sourde et eut, peut-être, pour la première fois, le sentiment d’être bien seul.