CHAPITRE XXII : L’indicible (2)

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Gunnar dirige la mission

Gunnar et deux larrons couraient derrière Hakon depuis l’aube. Ils avaient contourné le grand marais par la haute forêt, guidés par un sanglier. Les ordres étaient formels. Ils ne devaient pas se faire voir avant leur destination. Ils évitèrent donc les quelques hameaux situés sur leur route. Gunnar réprima une frustration grandissante. L'envie de violence et de carnage bouillonnait en lui. Il se demandait si ses transformations étaient responsables de ces pulsions dévorantes. Il savait qu’il n’était pas homme à s'attarder sur la compassion, mais, lorsqu’il retrouvait sa « peau d’homme », il se sentait presque terrifié par l’intensité de sa propre rage. Mais pour l’heure, c’était une bête sauvage qui courait vers sa proie, accompagnée de trois autres fauves.

Ils arrivèrent à destination en fin de matinée. Ils firent la dernière lieue au pas, aux aguets. L’effet de surprise était primordial. Ils atteignirent une clairière et se dissimulèrent en bordure. Devant eux, des champs ceints par le mur d’un couvent. Quelques parcelles étaient extérieures et deux moniales y sarclaient la terre. Derrière s’élevait la bâtisse, assez massive. Un silence étrange accompagnait le travail des sœurs. Pour l’instant, il fallait observer le site avant d’agir. Ils n’échangeaient que quelques sons et cela suffisait. À un moment de l’après-midi, ils faillirent se laisser surprendre par deux moniales qui passaient sur le chemin longeant la lisière. Ils attendaient que la lumière baisse.

Une conviction

Biber rejoignit Ancelin sous le grand porche de la collégiale.

— Salut, Biber, je venais voir si tu avais trouvé d’autres informations.

— Non, rien de plus, mais j’ai réfléchi à tout ça.

— Ah ! si tu veux bien m’en parler, je te propose que l’on aille prendre une bonne bière à l’auberge du chat noir.

— Pourquoi pas, mais pour moi, pas de bière.

— Pas de problème, répondit Ancelin, qui se demandait ce que l’on pouvait reprocher à la bière.

Ils trouvèrent facilement une table en cette heure matinale. La vaste salle était quasiment déserte. L’absence de service n’apportait pas, pour autant, de répits aux pauvres gamins, occupés au nettoyage, à la vaisselle et à la corvée d’eau. Mais Mariotte veillait au grain. Alors qu’Ancelin commandait sa bière, Biber demanda du vin clair. Une fois servi, Ancelin s’accouda et se pencha vers Biber.

— Alors ! dis-moi.

— J’ai bien relu tous ces textes dont nous avons parlé et j’ai une intuition et même une conviction. Ces hommes-chats sont liés à la sorcière noire. C’est la seule entité capable d’un tel sortilège si on en croit les textes.

— Et cette sorcière noire est au col de Blusang ! compléta Ancelin. Depuis que je suis allé là-bas, moi aussi j’ai une conviction.

— Et le lien avec ce… Baron Noir ?

Biber se recula sur sa chaise et haussa les épaules.

— Je ne vois pas pour le moment. Ce qui est certain c’est que son château était situé peu après ce col.

— Avait-il des héritiers ?

— Je n’en sais rien. Mais, comme il avait massacré toute sa famille, je ne vois pas comment. Cela fait soixante ans maintenant. On le saurait de toute façon.

Ils burent en silence, chacun perdu dans ses pensées.

— Écoute, maintenant, il faut que nous allions tous les deux voir le gouverneur pour le convaincre de tout cela, dit Ancelin.

— Parler de magie et de sorcellerie de nos jours revient à passer pour des superstitieux, voire même des fous.

— Pas sûr, les derniers événements ont fait réfléchir Hugues de Dabo. Je pense qu’il nous écoutera.

— Dans ce cas, allons-y maintenant, j’ai du temps. Espérons qu’il voudra bien nous recevoir.

Ils se levèrent, Ancelin jeta quelques pièces sur la table, faisant signe à Biber que c’était pour lui. Arrivé au seuil, il demanda.

— Au fait, comment va ce pauvre jeune prêtre qui a reçu le coup lors de l’attaque de la bibliothèque.

— Benoit ? ah le pauvre. Il retrouve petit à petit l’usage de ses membres, mais les séquelles ont l’air terribles et le Practice est moyennement optimiste.

— Le pauvre gars, au mauvais endroit au mauvais moment.

Ils se dirigèrent vers le château.

L’horreur

Héloïse déposa sa serpette dans l’atelier de travail. Elle faisait partie d’un petit groupe de moniales qui avaient travaillé à l’extérieur de l’enceinte. Il était temps de rejoindre le réfectoire comme leur commandait la cloche de l’église. Juste après avoir refermé la porte sud, elle vit des… hommes ? sauter par-dessus les murs. Les cris fusèrent immédiatement et Héloïse vit avec horreur, l’un des agresseurs rattraper la pauvre sœur Gertrude trop âgée pour courir. Il lui planta son arme dans le dos, sans aucune hésitation. Elle s’effondra au sol où il reporta un coup fatal. Il ne lui fallut que quelques secondes pour qu’elle saisisse toute l’étendue de la menace. Elle se retourna, réfléchissant le plus vite possible pour trouver une cachette. Elle eut juste le temps de distinguer l’agresseur de sœur Gertrude s’acharner sur son corps sans en comprendre la raison, ce qui amplifia sa terreur. Elle courut vers l’appentis extérieur et s’y enferma, mais la porte n’avait qu’un petit loquet. Elle se ratatina tout au fond, se dissimulant derrière des outils suspendus. Du dehors lui parvenaient des cris effrayants. Elle dut se mettre la main sur la bouche pour ne pas crier. Petit à petit, les bruits diminuèrent, mais brusquement un coup et des gémissements résonnèrent juste derrière la porte de l’appentis. Héloïse reconnut la voix de la jeune Marie, arrivée en même temps qu’elle au couvent. Elle hurla de terreur, Héloïse l’entendit demander pitié. Elle se mordit la main jusqu’au sang pour ne pas hurler à son tour. Puis ce fut suivi de plusieurs coups sourds accompagnés du bruit écœurant de quelque chose qui giclait sur la porte. Elle distingua nettement ensuite que l’agresseur traînait le corps de la pauvre Marie.

Tout redevint silencieux, mais au brouhaha plus lointain, elle comprit que les assaillants étaient entrés dans les bâtiments. Elle était trop sidérée pour réfléchir et essayer de comprendre le sens de tout cela. Elle se contentait d’enfouir sa tête dans ses bras et de prier. Au bout d’un temps qui lui sembla interminable, un silence lugubre plana sur tout le site. Elle était fermement décidée à ne pas quitter sa cachette, restant à l’écoute des sons extérieurs. Elle continua de prier.

La porte s’ouvrit violemment et une créature entra. Héloïse ne put s’empêcher de hurler. Sans hésiter, il la saisit par les cheveux et la tira dehors. Elle s’agrippa et marcha comme elle pouvait, toujours à la limite du déséquilibre. Son agresseur la traîna à travers la cour. Elle eut le temps de voir quelques corps de ses sœurs, dont certains, méconnaissables, témoins d’un acharnement incompréhensible. Elle criait autant de terreur que de souffrance, mais son bourreau n’en avait cure. Il l’amena devant l’hôtel de l’église. Un autre l’attendait. Ils la déshabillèrent, puis elle ressentit une douleur terrible à la gorge et sombra rapidement dans l’inconscience.

Convaincre

Hugues se tenait debout devant Ancelin et Biber.

— Vous avez demandé à me voir, je vous écoute.

Ancelin préféra prendre la parole en premier.

— Avec Biber (il se tourna vers lui) nous avons avancé dans nos réflexions au sujet des derniers événements.

— Ah ! dans ce cas, asseyons-nous, dit-il en désignant des fauteuils.

Voilà qui est encourageant, se dit Ancelin.

Il commanda du vin rosé et leur fit signe de commencer. Ils entamèrent donc leur récit, se relayant à chaque détail important, cherchant à renforcer leurs arguments tout en mettant en lumière la dangerosité croissante de la situation. Chaque mot prononcé semblait ajouter un poids supplémentaire, comme si l’air autour d’eux se faisait de plus en plus lourd à chaque révélation. Hugues écoutait attentivement, ne laissant transparaître aucune émotion, son regard fixant alternativement Ancelin et Biber.

Une fois leur exposé terminé, un silence s’installa, pesant et lourd de sens. Hugues, toujours impassible, regarda les deux hommes avec un sérieux accablant. Puis, d’un geste lent, il se leva et se tourna vers la fenêtre. Il resta silencieux un moment le regard perdu vers la ville. Enfin, il se retourna et prit la parole.

— Si je comprends bien, la menace se précise du côté du col de Blusang. Vous savez, dit-il en se tournant brusquement vers Ancelin, j’ai toujours en tête cette fameuse pièce que vous avez trouvée avec l’effigie de Ulrich von Schattenfels. Et là, ça se rejoint, mais je suis d’accord avec vous, c’est difficile à expliquer. Quant à l’apparition de cette magie… Ma foi, je ne sais qu’en penser. C’est là que les choses prennent une tournure inquiétante.

— Croyez-moi, Monseigneur, il s’agit de faits bien réels et à ne pas prendre à la légère, souffla Biber.

Hugues se rassit face à eux, les fixant alternativement.

— Eh bien, je vous crois, voyez-vous. Oui, je vous crois. Trop d’événements vont dans ce sens. Et dans ce cas, la menace est bien plus terrible que ce que nous pensions. Il faut prévenir les seigneurs du Sundgau. Je m’en charge.

Il se leva, ils s’inclinèrent et quittèrent la pièce.

— Tu vois ce que je t’avais dit, confia Ancelin à Biber.

— Oui, effectivement, je ne croyais pas que ce serait si facile, maintenant les faits sont là quand même.

Ancelin ressentait un mauvais pressentiment, il était de plus en plus convaincu que des événements bien plus sombres les attendaient.

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