CHAPITRE XXII : L’indicible (3)
La terrible nouvelle
Gérard d’Eguisheim pianotait nerveusement sur son bureau, ses doigts martelant le bois poli dans un rythme irrégulier. Ses pensées tourbillonnaient. Le message du prieur de l’abbaye de Munster était alarmant. Il devait le voir de toute urgence à propos de Schwartzenthann. Pourquoi cette précipitation ? Cette incertitude le rongeait.
Enfin, la porte s’ouvrit, et un serviteur l’annonça. Gérard se leva instinctivement, son cœur serré par une inquiétude inexpliquée. Lorsque le religieux entra, sa démarche était lente, presque hésitante, et son visage trahissait une détresse profonde. À cette seule vue, Gérard sentit une vague de froid l’envahir.
— Je vous en prie, mon père, asseyez-vous, dit-il d’une voix qu’il voulait assurée, bien que ses mains tremblantes l’aient trahi.
Le moine s’assit, mais garda les yeux baissés. Ses mains agrippaient fermement le rebord de sa robe, comme s’il tentait de contenir une douleur insupportable. Lorsqu’il parla enfin, sa voix n’était qu’un murmure rauque, chargé de terreur.
— Ce que j’ai à vous dire est terrible… Terrible…
Gérard fronça les sourcils. La détresse palpable du moine ne faisait qu’amplifier son angoisse. Pourtant, il ne le pressa pas. Il savait qu’il fallait parfois laisser le silence guider les mots.
— Il s’est passé les pires horreurs à Schwartzenthann, finit par dire le religieux, les yeux fixant un point invisible devant lui.
Gérard blêmit.
— Venez-en au fait, je vous en prie, insista-t-il, la gorge nouée.
Le moine releva lentement les yeux vers lui, ses traits marqués par la douleur.
— Le couvent… a été attaqué hier. Nous ne savons par qui.
Il s’interrompit, comme si prononcer ces mots l’écrasait davantage.
— Mais alors ! Que s’est-il passé ? Y a-t-il des victimes ? s’écria Gérard, la panique gagnant sa voix.
— Oui…
Le simple mot résonna comme une cloche funèbre dans la pièce. Gérard se pencha légèrement en avant, les mains crispées sur les bords de son fauteuil.
— Mais qui ? Je vous en supplie, parlez !
Le moine ferma les yeux, comme pour puiser une force qu’il ne possédait plus.
— Toutes, murmura-t-il.
Le mot sembla suspendre le temps. Gérard resta figé, incapable de comprendre.
— Toutes… répéta-t-il, sa voix à peine audible
Il sentit le sol se dérober sous lui.
— Mais expliquez-moi ! insista-t-il presque en hurlant, ses poings s’abattant sur le bureau.
Le moine inspira profondément, le visage marqué par une souffrance indicible.
— J’ai… J’ai beaucoup de mal à décrire les horreurs. Elles ont été… On les a…
— Mon Dieu, murmura Gérard, une sueur froide perlant sur son front.
Le religieux sembla rassembler tout son courage pour reprendre.
— Elles ont été passées au fil de l’épée. Puis… on les a suspendues, toutes, par les pieds, dans l’église.
Gérard porta une main à sa bouche, ses yeux s’écarquillant d’horreur.
— Les corps… étaient nus, continua le moine, la voix brisée. Toutes éventrées.
Un silence lourd envahit la pièce, mais il n’était pas terminé. Gérard le sentait. Le pire restait à venir.
— Votre femme… balbutia le moine en détournant les yeux.
Il ne savait pas s’il allait pouvoir supporter la suite.
— Continuez, je vous en prie, souffla-t-il, à peine audible.
— Elle était allongée sur l’autel, égorgée. Et… son cœur a été arraché.
Le silence qui suivit fut absolu, presque irréel. Gérard resta immobile, son esprit incapable de traiter ce qu’il venait d’entendre. Une douleur sourde éclata dans sa poitrine, mais aucune larme ne vint.
Les minutes s’écoulèrent, interminables. Finalement, il se redressa, le regard fixe.
— A-t-on une idée de qui a fait ça ? demanda-t-il d’une voix froide et mécanique.
Le prieur se contenta de hocher la tête.
— Personne n’a vu les agresseurs. Nous ne savons rien. Le Margrave a été prévenu. Une troupe est en route pour enquêter.
Gérard se leva sans un mot.
— Je dois y aller aussi, dit-il simplement. Merci, mon père.
Le religieux s’inclina, puis quitta la pièce en silence. Une fois seul, Gérard appela son secrétaire.
— Faites venir mes enfants, ordonna-t-il d’une voix brisée.
Puis il se laissa tomber dans son fauteuil, écrasé par un mélange de rage, de douleur et de culpabilité.

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