CHAPITRE XXII : L’indicible (4)

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La signature

Le lendemain du drame, Ancelin arriva à Schwartzenthann, porté par un étrange mélange de certitude et de pressentiment. Dès que Hugues lui avait fait part de la nouvelle, il avait quitté Dànn sans tarder, certain que les agresseurs étaient les mêmes que ceux responsables du précédent massacre.

Alors qu’il approchait du site, les premiers signes de la tragédie se dévoilèrent. Bien avant d’atteindre la clairière, il aperçut des colonnes de fumée s’élevant au-dessus des arbres, sinistres traînées noires s’effilant dans le ciel gris. Une odeur âcre de bois brûlé flottait dans l’air, irritant ses narines.

Enfin, il déboucha dans la clairière. Le spectacle qui s’offrit à lui le frappa d’un mélange de stupeur et de colère froide. Les bâtiments en bois du couvent avaient été réduits en cendres. Seuls quelques fragments de murs calcinés tenaient encore debout, comme les ossements d’un géant tombé. L’église de pierre avait résisté aux flammes, mais sa charpente continuait de se consumer lentement, des volutes de fumée s’échappant des poutres noircies.

Au milieu de ce chaos, la troupe du Margrave, commandée par Henri, s’affairait. Des hommes en armes circulaient entre les décombres, certains gardant les lieux, d’autres tentant d’éteindre les dernières braises ou d’examiner les lieux. Ancelin mit pied à terre, saluant Henri avec gravité avant de lui expliquer la raison de sa venue.

— Nous avons patrouillé assez loin autour et interrogé les paysans présents. Personne n’a rien vu. L’attaque a sans doute été très rapide. Par contre, la peur est en train de se répandre.

Henri jeta un regard circulaire.

— C’est abject… incompréhensible, rajouta-t-il.

— Eh oui, justement, répondit Ancelin avec un profond soupir. C’est le but recherché. Faire peur.

Il n’attendit pas plus longtemps pour commencer son inspection. Chaque pas parmi les décombres semblait alourdir ses pensées. Les bâtiments principaux du couvent étaient détruits, leurs structures effondrées en amas de cendres et de poutres carbonisées. Il traversa la coursive extérieure, en partie écroulée, où la suie recouvrait les moindres recoins. Les anciens locaux de vie n’étaient plus qu’un tas informe de débris.

Enfin, il pénétra dans l’église. Le silence régnait dans la nef, mais ce n’était pas un silence apaisant. C’était un silence oppressant, lourd de douleur et de mort. Le toit fumait encore, laissant apparaître des fragments de ciel gris entre les murs nus qui s’élançaient comme des bras désespérément tendus. Des flocons de cendre virevoltaient, se déposant sur le sol jonché de gravats.

Ancelin s’avança prudemment, son regard captant les taches sombres sur les dalles de pierre. Les éclaboussures irrégulières témoignaient du carnage qui avait eu lieu ici. Il s’arrêta un instant devant l’autel, où une large tache de sang encore vive recouvrait presque toute la surface, un témoignage macabre de la barbarie commise.

— Bien sûr… même scénario, murmura-t-il pour lui-même, la mâchoire serrée.

Il resta songeur devant l’hôtel. La tache de sang couvrait presque toute la table et avait coulé au sol. Il était certain que ceux qui avaient découvert ce spectacle garderaient ces images d’horreur en eux à vie. Il fit le tour du monument. Les cierges, sur leurs supports, étaient intacts, debout comme au jour du dernier office. « Volonté délibérée ? ».

Et puis, son regard s’arrêta net. Entre deux cierges, bien en évidence sur l’autel, reposait une pièce de monnaie. Il tendit une main hésitante, la ramassa et l’examina de près. C’était exactement la même pièce que celle découverte lors du massacre de la famille.

Il rejoignit Henri à l’extérieur, tenant la pièce entre ses doigts.

— C’est une signature, maintenant, déclara-t-il sombrement.

Henri haussa les sourcils.

— Vous voulez dire que ce sont encore ces… hommes-chats ?

— Certainement, répondit Ancelin sans hésitation. Tout cela est trop calculé. Cette mise en scène, cette horreur gratuite, c’est leur méthode. Ils ne se contentent pas de tuer, ils veulent semer une peur viscérale, irrationnelle.

Henri hocha la tête, les yeux fixés sur les ruines fumantes.

— Et cette terre appartenait au Comte palatin. Il a été prévenu, je suppose, demanda Ancelin.

— Des messagers sont déjà en route, confirma Henri.

Ancelin se redressa sur sa selle.

— Le gouverneur Hugues de Dabo voulait convoquer tous les seigneurs du Sundgau. Une réunion plus large devient nécessaire, on dirait. Je vais retourner lui rendre compte

sans attendre de réponse, il éperonna sa jument, s’éloignant rapidement, le regard fixé sur l’horizon. Ses craintes se confirmaient, ce n’était que le début d’une série d’horreurs qui allaient frapper la région.

Les doutes de Hugues

Hugues de Dabo restait silencieux, ses pensées tourbillonnant dans un maelström de doutes et d’inquiétudes. Il passa une main tremblante sur son visage fatigué, un geste presque instinctif pour tenter de chasser l’angoisse qui pesait sur lui. Puis, comme mû par un besoin d’échapper à l’immobilité, il se leva brusquement et commença à arpenter la pièce. Ses pas résonnaient sur les dalles, un rythme irrégulier qui reflétait son agitation intérieure.

Dans sa main, il tenait toujours la pièce que lui avait confiée Ancelin. Ce simple objet, pourtant inanimé, semblait exercer sur lui une fascination presque malsaine. Il ne pouvait s’empêcher de la retourner encore et encore entre ses doigts, comme si ce geste répétitif pouvait faire émerger une vérité cachée. Ses yeux fixaient l’effigie gravée, une figure menaçante qui semblait le narguer dans son mutisme.

S’arrêtant finalement devant Ancelin, il leva un regard chargé de gravité.

— Est-ce vraiment possible que personne n’ait rien vu ? Rien du tout ?

Ancelin haussa les épaules, son expression se durcissant légèrement.

— L’attaque a eu lieu en fin de journée. Je suis de l’avis de Henri de Bade. Elle a été rapide. Maintenait que j’ai affronté ces êtres plusieurs fois, j’ai compris que c’est leur force. Surgir d’un coup, et aller vite. En plus, qu’avaient-ils en face d’eux ?

Hugues détourna les yeux, un voile de tristesse assombrissant son visage.

— Oui, bien sûr, elles n’ont eu que le temps de connaître la terreur absolue… mon Dieu, murmura Hugues en baissant les yeux.

Ancelin continua, imperturbable, mais avec une froideur qui masquait mal une colère sourde.

— Ils n’avaient pas besoin d’être nombreux. Leur efficacité n’est plus à prouver, hélas. Le hameau le plus près a vu les lueurs de l’incendie. Ils sont venus dès que possible. Il n’y avait déjà plus d’assaillants et ils ont découvert l’horreur. Maintenait, la peur s’est répandue dans toute la vallée.

— Oui et on commence à ne parler que de ça en ville également. Je suppose que toute la contrée va être très vite au courant.

Il inspira profondément.

— Je vais convoquer un grand conseil avec tous les seigneurs du royaume. Des messagers sont déjà en route, certains jusqu’à Strasbourg. J’ai échangé avec Rodolphe de Bade. Bien que son fils Henri reste sceptique, Rodolphe commence à accepter l’idée qu’il y a, derrière ces événements, quelque chose d’extraordinaire… et de profondément inquiétant.

Hugues fit quelques pas de plus, comme pour s’assurer de sa décision.

— La réunion se tiendra chez lui, à Ensigesheim. J’ai besoin que vous y soyez, Ancelin. Et je veux que vous emmeniez ce jeune homme de la collégiale.

— Biber ? demanda Ancelin en fronçant légèrement les sourcils.

— Oui, lui. Je ne suis pas sûr de ce qu’il pourra apporter, mais… peut-être saura-t-il convaincre ceux qui doutent encore.

Ancelin s’inclina.

— Bien, je vais le prévenir.

Puis, sans un mot de plus, il quitta la pièce, ses pas s’éloignant dans les couloirs du château.

Hugues, seul à nouveau, s’effondra dans son fauteuil, le regard perdu. Les doutes, comme un poison insidieux, se glissèrent à nouveau dans son esprit. Était-il à la hauteur pour affronter une telle menace ? Pouvait-il vraiment protéger sa région, ses gens ? Le poids de sa fonction lui parut soudain insurmontable.

Cette contrée, en paix depuis plus de soixante ans, n’était pas préparée à un tel péril. Et lui, Hugues de Dabo, n’était-il pas qu’un simple gouverneur, formé pour administrer et non pour mener une guerre contre des monstres ?

Son esprit dériva vers ce qui lui semblait le plus absurde dans cette histoire, la magie, la sorcière noire… Était-ce possible ? Devait-il vraiment y croire ? Et même si Biber et Ancelin réussissaient à convaincre les seigneurs présents au conseil, cela suffirait-il ?

Il se sentit soudain vieillir de dix ans. La fatigue de ces derniers jours, la gravité des décisions à prendre, tout cela s’abattit brusquement sur ses épaules. Pour la première fois de sa vie, il prit pleinement conscience de la solitude du pouvoir. Il fixa à nouveau la pièce dans sa main, cet objet aussi petit qu’effrayant, et murmura pour lui-même.

— Que Dieu nous vienne en aide…

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