CHAPITRE XXIII : Le consensus impossible (2)
Le conseil des onze
La salle était lourdement ornée de longues colonnes terminées par d’épais chapiteaux comme dans un temple antique. Malgré de larges fenêtres aussi hautes que dans une église, la lumière peinait à entrer, car le temps automnal était à la grisaille. Deux immenses lustres prodiguaient l’éclairage nécessaire. Hugues constata, dès l’arrivée, une tiédeur agréable. Il n’y avait pourtant aucune cheminée. Il avait entendu parler de tel système de chauffage du sol par air chaud. Il remarqua les ouvertures grillagées au pied des colonnes d’où sortait cette tiédeur.
Il suivait son père, Robert de Dabo, en silence. La chaleur des retrouvailles avec lui quelques instants plus tôt était déjà loin ; il sentait sur lui le poids des salutations. Le Comte Rodolphe de Bade indiquait déjà à chacun sa place à prendre autour de la grande table ovale. Ils étaient onze. Quelques murmures circulaient encore entre les participants, mais ils s’estompèrent au fur et à mesure que chacun s'installait, ne persistait plus que le bruit des lourds fauteuils traînés sur le sol carrelé. Hugues voyait certaines de ces personnes pour la première fois. Il fut tout de suite troublé par le regard dur et perçant de Aymeric de Ferrette. On devinait un être calculateur. Non loin de lui, Ernaut de Combefer affichait une arrogance palpable, ses lèvres pincées révélant son irritation d'être ici. On comprenait sans difficulté qu’il était ici à contrecœur. L’oncle de Hugues, Gérard d’Eguisheim, affichait encore la tristesse de la perte de sa femme sur son visage. Le margrave se leva.
— Messires, je vous ai réunis à la demande de sire Hugues de Dabo qui doit faire face, depuis l’été à une série d’incidents dans la vallée de Dànn. Le pire, comme vous le savez tous, est l’horreur du monastère de Schwartzenthann qui a frappé nombre de nos familles, mais qui, aussi, nous montre une extension de la zone des troubles, ainsi qu’une escalade dans la gravité. C’est ce qui nous a décidés à vous réunir tous ici. Mais tout d’abord, je laisse la parole à Sire Hugues de Dabo.
Hugues se leva. Il se sentait fébrile, conscient de la lourde tâche qui lui incombait de convaincre son auditoire. Son regard fit le tour de cette assemblée disparate, cherchant à refouler tous ces doutes. Il se racla la gorge avant de prendre la parole.
Il commença par relater les faits dans l’ordre ainsi que les recherches faites par ses hommes d’armes. Il décida de minimiser l’aspect maléfique pour le moment. Après une vingtaine de minutes de discours, il se rassit. Un brouhaha circula autour de la table, puis le Comte Aymeric se leva.
— Je trouve que vous reliez bien vite tous ces éléments entre eux. Rien ne le prouve. Sauf ces pièces trouvées, mais voilà chose bien futile pour moi. Et puis quoi, le Baron Noir, des êtres surnaturels ?
Il éclata de rire, un rire glacé, tandis que ses yeux parcouraient la table avec une lueur de mépris et un sourire moqueur aux lèvres.
— Par pitié ! finit-il en se rasseyant.
Hugues encaissa le sarcasme avec difficulté. Mais il préféra se rasseoir et donner la parole à Ancelin. Ce dernier se leva, mal à l’aise, car il ne savait pas bien s’exprimer en public et encore moins face à une telle assemblée. Il cultivait depuis longtemps un mépris et même une aversion pour cette noblesse dont il ne faisait plus partie. D’emblée il exhiba les deux pièces et exposa ses explorations sur les lieux des drames. Il aborda inévitablement l’existence des hommes-chats, ce qui souleva une discussion confuse dans laquelle il devint inaudible, il se rassit. Le Margrave se leva, imposant le silence. Aymeric de Ferrette demanda encore la parole.
— Enfin, là, nous sommes en plein surnaturel. Mais que nous contez-vous là, des hommes transformés en chats, mais qui va croire ça ?
Hugues se leva, contenant sa colère et sa frustration.
— Je comprends vos doutes, sire Aymeric, et je les partageais. Moi aussi, je ne l’ai pas cru immédiatement jusqu’à la tentative d’incendie de la bibliothèque où plus d’une dizaine de personnes dignes de foi ont décrit un être étrange aux capacités physiques anormales. Grâce à l’intervention de sire Ancelin et d’une autre personne, l’assaillant a été mortellement blessé. On a retrouvé son corps et il avait retrouvé l’apparence d’un homme normal. Je laisse la parole à Biber, régisseur adjoint de la bibliothèque.
Ses dernières paroles se perdirent dans une série de commentaires, chacun donnant son avis. Biber se leva et le margrave, une fois de plus, ramena le calme avec difficulté. Biber doutait de sa légitimité à être ici. Il allait devoir convaincre un auditoire, dont certains, comme Ernaut de Combefer ou Aymeric de Ferrette le regardaient déjà avec beaucoup de condescendance et même de mépris. Il se lança de la manière la plus concise possible dans une explication sur ses recherches à la bibliothèque et ses conclusions. Un silence accueillit la fin de son exposé. Henri de Vergen, le grand prélat de Strasbourg, se leva à son tour. Il posa un regard circulaire sur l’assemblée et releva ses longues manches.
— J’ai bien écouté tout ce qui vient d’être dit et je m’exprime au nom de l’Église chrétienne.
Il marqua une pause.
— Il est bien certain que l’Église ne saurait reconnaître toute magie ou je ne sais quel sortilège derrière ces actes. Tout au plus, reconnaissons-nous l’œuvre du malin, mais cela même reste discutable. Quoi qu’il en soit, les faits sont là et ce… massacre à Schwartzenthann est très douloureux et bien réel. C’est pourquoi, après en avoir discuté avec sire Hubert de Boeckert, gouverneur (il s’inclina vers son voisin) nous avons décidé de constituer un corps expéditionnaire pour nous rendre sur place et retrouver les auteurs. Mais par pitié, ne me parlez pas de sortilège ou de je ne sais quelle sorcière avec des pouvoirs immenses. Nous avons confondu quelques sorcières, mais cela n’a rien à voir. Je profite de ce moment pour rappeler qu’il serait temps de prendre, à bras le corps, l’évangélisation de tout le massif et, croyez-moi, un drame tel que celui-ci ne se reproduirait plus.
Aucun commentaire n’accompagna la fin du discours. Seul Aymeric se contenta de hocher la tête en signe d’appréciation. Le Margrave reprit la parole.
— Le Comte palatin est au courant des événements. Il veut envoyer un détachement d’un millier d’hommes, mais si l’hiver est trop précoce, leur déplacement sera retardé. Ils ne seront pas ici avant un mois au moins. Aussi voudrions-nous vous faire part d’une suggestion…
— Nous qui ? Le coupa Ernaut de Combefer, silencieux jusque-là.
— J’allais vous le dire, reprit le Margrave avec un regard dur à ce « demi-noble ».
— Il s’agit des sieurs Hugues de Dabo, Gerard d’Eguisheim, Robert de Dabo et moi-même.
Il marqua une pause, pour être sûr que Ernaut de Combefer ne l’interrompt pas.
— Nous voulons renforcer la sécurité des villes situées à la sortie des vallées du massif. Pour cela nous allons lever des détachements d’hommes qui prendront leurs quartiers dans ces endroits sensibles. Je prends note par ailleurs de la décision de Strasbourg, dit-il en se tournant vers Hubert de Boeckert. Par ailleurs il semble raisonnable d’envisager le rapatriement des populations les plus isolées dans le massif. Nous pensons que, maintenant, il n’y a de sécurité nulle part dans les Vosges.
Silencieux jusque maintenant, le doyen Audibert Courtelande de Rappolzwilr, se leva pour prendre la parole.
— En tant que délégué officiel des marchands des villes libres, je peux vous assurer que nous participerons à l’effort financier que cette mobilisation représente, car, vous le savez, nous n’avons pas de garnisons d’hommes d’armes, seulement un guet. Pour nous, ces menaces sont bien réelles.
— Eh bien, ne comptez pas sur nous ! lança Aymeric. Je ne peux accepter de prendre pour argent comptant de telles sornettes et croire à une quelconque menace.
Le doyen se releva.
— Sire Aymeric de Ferrette, je crois entendre votre père au moment de la guerre des deux empires. Il s’était montré très en retrait des pourparlers pour finalement s’associer en secret avec Ulrich von Schattenfels. Il a trahi l’alliance et…
Le Comte Aymeric se leva en colère.
— Je vous interdis de parler de mon père, si ce n’était votre grand âge je…
— Silence ! imposa le Margrave.
— Messieurs, nous ne sommes sûrement pas ici pour lever des querelles du passé, mais bien pour résoudre un problème actuel. Sire Aymeric, je prends donc note de votre abstention et vous… Sire Ernaut de Combefer ?
Tous les regards convergèrent vers l’intéressé, qui n’avait quasiment prononcé aucun mot depuis le début de la séance. Il répondit d’un air las.
— Nous ne pouvons assumer de telles dépenses, surtout pour un problème situé bien loin de notre fief et…
Gérard d’Eguisheim se leva, le fusillant du regard.
— Allons, sire Ernaut, vous voulez nous faire croire que vos finances sont mauvaises lorsque l’on voit le montant exorbitant des taxes que vous imposez pour traverser vos domaines, ainsi que les prix pour le fer, l’étain et le cuivre qui sort de vos mines. Vous avez presque le monopole ! alors, par pitié, cessez vos jérémiades.
Ernaut voulut répondre, mais il fut interrompu par le Margrave.
— Mes seigneurs, allons, ce n’est pas l’endroit pour régler de tels sujets. Écoutez, nous discourons pour un résultat assez décevant à mes yeux, depuis trop longtemps. Je m’attendais à plus de solidarité de votre part.
— Solidarité, oui, l’interrompit Aymeric, mais sur des bases solides. Vous me permettrez encore une fois de douter du bien-fondé de toutes ces… ces histoires.
Rodolphe de Bade se sentit las d’un coup et comprit qu’il n’obtiendrait pas plus.
— Parfait, nous cessons cette entrevue dont je rendrai compte au Comte palatin. Merci.
Ernaut de combefer et Aymeric de Ferrette sortirent immédiatement sans un mot. Hugues rejoignit son père et son oncle. Ils étaient en grande discussion avec le Margrave, qui remerciait le prélat de Strasbourg et Hubert de Boeckert. Ceux-ci, finalement, acceptaient de détacher des hommes à la mission de sécurité. Il fit accompagner le doyen pour rejoindre son appartement.
— Nous ne sommes vraiment pas à notre place dans ce monde, confia Biber à Ancelin.
— C’est un monde dont j’ai fait partie, mais que je ne regrette pas. Tout n’est qu’hypocrisie et trahison. La plupart ne voient pas plus loin que les limites de leurs territoires et craignent qu’on n’empiète sur leurs petites prérogatives. Ils ont prêts au pire pour cela.
— Comme Aymeric de Ferrette, dit Biber.
— Oui celui-là me paraît le plus fourbe de tous. Mais le personnage cache quelque chose de trouble. Je ne le sens pas sincère. Son refus obéit à une autre logique, j’en suis sûr.
— Je suis bien d’accord, compléta Hugues, qui avait entendu la conversation.

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