CHAPITRE XXV : Un bref instant de bonheur (5)

5 minutes de lecture

Les vendanges

Bertrand de Weinberghügel s’arrêta un instant pour contempler le paysage, ses bottes encore humides de la rosée. Viviane se tenait à ses côtés, le visage levé vers la lumière douce d’un ciel d’automne éclatant. Le soleil baignait la plaine d’une clarté dorée. Bertrand fit un large geste de la main, son regard suivant la ligne infinie des vignes qui se déroulaient comme une mer verte et ondulante jusqu’à l’horizon.

— Tu sais, je ne me lasse pas de ce paysage. Regarde là-bas, on voit encore Dànn, et puis toute la plaine jusqu’aux monts du Comté, quand le ciel est aussi clair qu’aujourd’hui.

Viviane se rapprocha, enroulant doucement son bras autour du sien. Elle posa sa tête contre son épaule avec une tendresse désarmante. Le parfum léger de ses cheveux mêlait des notes de lavande et de soleil. Bertrand sentit une chaleur familière envahir sa poitrine, un élan d’affection brute pour cette enfant devenue femme et qui était toute désignée pour prendre la succession. Cette simplicité, ce lien si naturel le toucha plus profondément qu’il ne l’aurait avoué. Il tapota sa main, un sourire effleurant ses lèvres.

— Allons rejoindre Tristan, dit-il, bien que je connaisse déjà la réponse.

Ils s’engagèrent dans un raidillon escarpé, la pente se faisant plus abrupte entre deux rangées de sarments chargés de grappes noircies de fruits mûrs. Les feuilles, parsemées de teintes d’or et de cuivre, bruissaient doucement sous la brise. À leur sommet, des filins de soie blanche témoignaient du passage d’araignées, petites gardiennes des vignes.

Tristan les attendait un peu plus haut, tenant dans sa main une grappe de raisin aussi volumineuse qu’un poing. Son visage hâlé par le soleil arborait un sourire de triomphe.

— Il est à point, Monseigneur, déclara-t-il en croquant un grain avec un claquement satisfait de la langue.

Il tendit la grappe à Bertrand, qui sentit son poids, dense et prometteur, avant d’en détacher un grain qu’il offrit à Viviane. Le jus sucré explosa sous leurs dents, une douceur gorgée de soleil qui laissait sur la langue une saveur d’automne mûr, prometteuse d’un très bon cru.

— Ce sera une excellente année pour le Rangen, Tristan, déclara Bertrand avec une certitude teintée de fierté.

— Je suis de cet avis aussi, Monseigneur, acquiesça le régisseur, une lueur de contentement brillant dans ses yeux plissés.

Bertrand hocha la tête en observant le ciel d’un bleu limpide, sans nuages pour troubler l’éclat du jour.

— Bien ! convoque tout le monde. Il faut que l’on commence dès demain. Le temps semble vouloir rester au beau quelques jours encore, dit-il en inspirant l’air vif, chargé des promesses d’un automne radieux.

Il se tourna vers sa fille.

— Je te charge de l’intendance, comme l’année passée.

Viviane hocha la tête avec enthousiasme, une étincelle de fierté éclairant son sourire.

— Avec plaisir, père.

— Bien ! Rentrons, conclut-il.

Le chemin du retour était baigné de lumière, et les vendanges à venir portaient déjà dans l’air la promesse des premières grappes cueillies et des tonneaux remplis.

Le soleil n’était pas encore levé, mais le domaine vibrait déjà d’un bourdonnement incessant, semblable à celui d’une ruche. À travers la brume matinale, des groupes de vendangeurs, vêtus de capes lourdes, se dirigeaient en silence vers le vignoble, sous la direction des chefs d’équipe.

— Cinq rangées sont équipées de cordes que ceux qui ont été désignés se préparent, cria l’un d’eux.

Seuls les plus jeunes étaient désignés pour s’engager dans la pente très raide, assurés par une corde. Leur tâche consistait à redescendre, lourdement chargés, vers ceux qui les attendaient en bas. Il fallait avoir le pied sûr et le jarret solide pour pouvoir descendre sous la charge.

Les autres, placés en bas du vignoble, s’occupaient du transfert. Ils réceptionnaient les paniers de raisin, les vidaient dans des baquets en bois, puis les convoyaient vers le pressoir. Des charrettes à deux roues, tirées par des bœufs solides, descendaient lentement une rampe, et les hommes, accroupis, déversaient directement le raisin dans la grande cuve du pressoir.

Au pied de l’installation, Bernard de Weinberghügel observait la scène avec attention. Ce moment était pour lui, année après année, le point d'orgue de la récolte. Ses mains se posaient sur le bois du pressoir, son regard fixé sur la cuve qui se remplissait lentement. Le moût s’écoulait à travers les rigoles jusqu’aux barriques. C’était la récompense de mois de travail, et un retour aux racines vigneronnes de sa famille. Le domaine, prospère et respecté, avait bâti la fortune des Weinberghügel, et le vin qu’il produisait dépassait de loin les frontières de la vallée. Il se retrouvait sur les tables des plus grands, jusque dans les palais des deux empereurs.

Regarde-le, Viviane, dit-il, sa voix emplie de fierté, le premier jus. Celui-là, il portera notre nom au-delà des frontières. Rien n’est plus précieux que ce moment.

Viviane lui lança un sourire discret, mais ses yeux brillaient d’une certaine satisfaction. Elle déposa un baiser sur la joue piquante de son père.

Je retourne voir si Aude s’en sort avec l’approvisionnement.

La journée s’écoulait dans une agitation parfaitement orchestrée, chaque geste parfaitement chorégraphié, chacun sachant exactement ce qu’il avait à faire. Viviane et Aude avaient préparé les vastes tables dans la grange attenante pour les repas des ouvriers. Leurs visages étaient marqués par la fatigue, mais leurs yeux pétillaient à l’idée de l’énorme festin qui les attendait. La prodigalité des Weinberghügel était bien connue au-delà des limites de la vallée. Et ce jour-là, les ouvriers se pressaient autour des tables, tout sourire, espérant offrir leurs bras encore une journée de plus.

Les tables débordaient de jambons entiers, de tourtes dorées, de fromages savoureux, de pommes et de pains fraîchement cuits. Le tout était arrosé généreusement de bière et de vin, comme il se doit. Mais Viviane, attentivement, surveillait l'alcool, toujours prête à rappeler à l’ordre quiconque en abuserait.

Allez, une petite pause, mais n’oubliez pas que le travail n’est pas fini, disait-elle en posant un regard sévère sur un groupe d’hommes qui risquaient d’oublier la tâche à accomplir.

— Ce n’est pas parce que la table est garnie qu’on peut en oublier l’ouvrage.

Les plus jeunes, cependant, attendaient avec impatience le moment le plus prisé de la journée. Après la dernière récolte, c’était le moment où l’on versait les grappes restantes dans une vaste cuve, réservée pour être foulée à pieds nus. Une grande excitation s’empara des jeunes filles et des garçons, qui, d’un même mouvement, enlevèrent leurs chausses pour se précipiter dans la cuve. Ils éclataient de rire, se lançant dans un défoulement joyeux et libérateur, le raisin éclatant sous leurs pieds, dégageant une odeur sucrée qui flottait dans l’air frais du soir. Le vin ainsi obtenu, clair et parfumé, serait destiné à remplir les tavernes de Dànn et des environs.

Le soleil, enfin, commençait à descendre derrière les collines, marquant le début du grand banquet de fin de journée. Des dizaines d’ouvriers s'attablèrent dans la lumière tamisée du crépuscule, riant et plaisantant, tandis que Viviane veillait avec efficacité au bon déroulement du service. Les plats ne manquaient pas, et les voix s'élevaient dans une joyeuse cacophonie. Bernard, assis à l’une des tables, se détendait enfin, le cœur léger. La fête était bien méritée.

Une fois la nuit tombée, les contremaîtres prenaient leurs tours pour s’assurer que personne ne s’enivre trop. Le lendemain, la récolte recommencerait, et les travailleurs devraient être prêts à reprendre le chemin des vignes dès les premières lueurs du jour. Mais ce soir-là, au moins, la vallée semblait suspendue dans un calme délicieux, entre l’effort et la récompense.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Bufo ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0