CHAPITRE XXVI : Il vient (3)
Les révélations de Thalia
En débouchant dans la grand-rue, Ancelin et Biber furent immédiatement contraints de s’arrêter. Un cortège solennel barrait toute la largeur de la voie, avançant avec une lenteur presque irréelle. À sa tête, une croix impressionnante, somptueusement drapée de tissus blancs, était portée à bout de bras par quatre prêtres vêtus de chapes brodées d’or. La croix semblait flotter au-dessus des fidèles, ses yeux baissés dans une expression de compassion infinie.
Devant elle, le père supérieur ouvrait la marche, le visage austère, les lèvres murmurant des prières en un flux ininterrompu. Dans ses mains, il tenait un encensoir qu’il agitait rythmiquement. Tout autour, le peuple en deuil suivait en silence ou murmurait des cantiques, leurs voix tremblantes s’élevant comme des soupirs vers le ciel froid de ce début d’hiver.
À chaque pas mesuré des prêtres, les cloches de la collégiale répondaient d’un glas funèbre, imposant un tempo solennel qui résonnait dans les entrailles de la cité. Les vibrations lourdes semblaient faire trembler la pierre des maisons, une résonance qui se propageait jusque dans le cœur des habitants rassemblés. Les fidèles tenaient des cierges dont les flammes vacillantes peinaient à tenir tête au souffle glacé du vent. Les hommes, la tête basse et les mains jointes avançaient à pas lents, courbés sous le poids invisible de leurs craintes et de leurs péchés.
Les chants sacrés débordant de ferveur et de supplications se répercutaient contre les façades des maisons serrées, s’amplifiant en échos profonds. Les paroles des prières, portées par des voix humaines pleines d’espoir et de désespoir mêlés, invoquaient la miséricorde divine pour protéger la ville des maux qu’elle redoutait, mais n’osait nommer.
Ancelin et Biber s’étaient instinctivement écartés du chemin, prenant appui contre le mur rugueux d’une taverne close. Ils observaient la scène en silence. Biber ne put retenir son ironie.
— Le massacre de Schwartzenthann ne fera qu’accroître l’influence de l’Église. La peur… c’est le plus sûr chemin vers la soumission. Elle précipite le peuple effrayé dans le giron de la Foi, comme des brebis se jettent au pied du berger pour échapper aux loups.
Ancelin hocha lentement la tête, son regard toujours fixé sur le cortège.
— Oui… et je peux déjà imaginer comment nous serions reçus si nous osions révéler nos découvertes. Parler de spectres et de sorcière noire à ce peuple terrifié… on pourrait être brûlés pour sorcellerie.
Il resta un instant pensif, ses sourcils froncés par une réflexion lourde. Les dernières notes d’un cantique moururent dans l’air froid, laissant derrière elles un silence oppressant, empli des murmures étouffés de la foule. Une lumière blafarde traversait les nuages bas, inondant la procession d’une clarté crue qui n’avait rien de céleste.
— La peur est une arme bien plus puissante que toutes celles que l’on peut forger, murmura-t-il pour lui-même. Et ici, elle est maniée par des mains expertes.
Biber hocha la tête. Ils bifurquèrent vers les entrepôts, le long de la rivière où les charbonniers avaient trouvé leur hébergement. Ancelin fut accueilli comme un frère. Un jeune garçon aux joues noircies de charbon les guida sans un mot vers l’intérieur d’une structure exiguë. Thalia les attendait. Elle les scruta intensément à leur entrée dans son recoin aménagé. Ancelin la salua.
— Bonjour, Thalia, voici Biber de la bibliothèque dont je t’ai déjà parlé. Nous sommes venus te voir au sujet de nos découvertes.
Elle ne répondit pas. Son silence pesait comme une pierre dans la pièce étroite. Elle leur fit néanmoins un signe discret, les invitant à s’asseoir sur des bancs grossièrement taillés. Biber se racla la gorge avant d’exposer ses recherches, ses théories et ses doutes. Les mots coulaient, mais le regard de Thalia restait fixe, insondable, impénétrable comme un lac sous la glace. Ancelin et Biber se regardèrent ne sachant quelle attitude adopter. Enfin elle s’adressa à Biber.
— Ce que tu viens de voir mon garçon est la stricte réalité. Avec Naraël, nous avions deviné aussi qu’il y avait collusion entre cette sorcière noire et un spectre pour créer l’abomination. Oui l’innommable est bien là et la terreur va s’abattre sur nous tous.
Elle se mura de nouveau dans son silence. Ancelin reprit la parole, perturbé malgré lui par ces affirmations.
— Mais que pouvons-nous faire grand-mère ? Nous sommes protégés ici. Il y aura bientôt un renfort d’hommes du Comte palatin.
Le regard qu’elle leur adressa était rempli d’angoisse.
— Chevalier, ton âme tourmentée croit avoir vu les pires horreurs, mais écoute-moi. Ce n’est rien par rapport à ce qui nous attend.
Biber inspira profondément, décidé à poser la Question
— Peut-on le vaincre par la magie ?
Il fut de nouveau transpercé par les yeux inquisiteurs.
— Oui, c’est la seule voie.
— Comment ? pouvez-vous nous aider ?
Elle leva un bras par impuissance.
— Non, je ne puis. Cette magie est bien trop forte pour nous tous. Sauf peut-être…
La phrase suspendue était intenable pour les deux interlocuteurs.
— Oui ? insista Biber.
Elle baissa les yeux.
— Je ne sais pas, mais… Ils cherchent Thibaut. L’attaque contre le camp le prouve. Ils le craignent. Mais je ne sais pas encore pourquoi. J’ai toutefois le pressentiment que Thibaut doit être la personne qui détient une partie de la solution. Il serait même un danger pour… l’abomination. Et c’est pour cette raison qu’il veut l’atteindre.
— Thibaut ? murmura Ancelin. Mais pourquoi… comment, enfin…
La vieille reprit.
— C’est la seule vérité et la seule voie, alors toi Ancelin, tu dois donner ta vie pour le protéger, pour les protéger tous les deux, car s’il atteignait Flore, il le détruirait aussi sûrement.
Elle se tut avant d’assener en les fixant intensément.
— Seul le blanc peut détruire le noir, tout comme la lumière repousse l'obscurité ! Voilà mon garçon, ce que tu dois chercher, finit-elle en regardant Biber.
Ils échangèrent leurs regards, puis se levèrent en la remerciant. Ils marchèrent un long moment sans dire un mot. Et puis Ancelin s’arrêta et se tourna vers Biber.
— Alors ! que fait-on ?
Il haussa les épaules.
— Déjà dans un premier temps, tu peux renforcer la sécurité autour de notre jeune couple. Quant au reste, je pense que tu as compris comme moi qu’elle m’a désigné comme étant la personne qui devait trouver la solution. Je crois qu’il faut que je reprenne mes lectures. Si la lumière doit triompher des ténèbres, il me faut encore découvrir d’où elle viendra.

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