CHAPITRE XXVI : Il vient (4)
Le détachement envoyé par le Comte palatin arriva dès l’aube suivante, bien avant la date prévue, sous un ciel gris ponctué de flocons épars. Henri de Bade parut, le visage sombre et emmitouflé dans un lourd manteau de fourrure.
Cent hommes d’armes le suivaient en colonne serrée, chacun couvert de fer, d’acier ou de cuir tanné, les cottes d’armes frappées des couleurs du Comte palatin éclaboussant la blancheur de teintes vives. Leur arrivée apportait un surcroît de force… et une ombre plus épaisse de tension dans l’air.
— Vous êtes venus vite, commenta Hugel en hochant la tête d’approbation.
— Le Comte a jugé bon d’accélérer la marche de ses troupes. Voici ce que l’on m’a confié pour Dànn, finit-il en montrant sa compagnie.
Les formalités expédiées, ils supervisèrent l’installation du camp au bord de la rivière. L’effervescence des préparatifs brisa le calme hivernal. La fine couche de neige vierge fut rapidement réduite à une gadoue infâme sous les bottes des soldats et les sabots des chevaux. Des tentes dressées à la hâte se dressèrent comme des champignons humides. L’eau noire de la rivière roulait lentement de sombres reflets.
Des instructions claquèrent comme des coups de fouet dans l’air froid. Les hommes travaillaient avec méthode et efficacité ; avant la fin de l’après-midi, le camp fortifié était opérationnel. Henri, pragmatique, ne voulait rien laisser au hasard. Il forma une petite troupe d’une trentaine d’hommes qu’Ancelin guida vers la forêt proche. Ils devaient faire le tour de la ville et repérer des traces éventuelles. Une partie du détachement vint en renfort pour seconder les troupes qui patrouillaient en ville et dans les abords proches.
La vue des hommes du Comte palatin dans les rues de Dànn eut des effets contradictoires. Au lieu de se rassurer devant cette protection renforcée, les habitants de la ville ressentirent une angoisse supplémentaire, comme si d’un coup, les rumeurs de menaces extérieures devenaient bien réelles. La morosité entreprit un travail de sape qui insinua son fluide glacial jusqu’au cœur des rues, des foyers, ainsi que toutes les boutiques et tavernes. Les passants qui arpentaient encore les artères de la ville semblaient toujours pressés comme s’il y avait urgence. L’insouciance avait quitté la belle ville de Dànn.
La ferveur monta d’un cran aux offices religieux et la grande nef de la collégiale ne suffit plus à accueillir la foule de fidèles. La production de cierges fut doublée en une semaine.
Ancelin, après un temps de réflexion, avait décidé de parler franchement à Thibaut. Il se présenta à la boutique de Marianne. Thibaut repliait justement un étal. Il sourit en voyant Ancelin.
— Ça va ? demanda Ancelin en se forçant à paraître décontracté. Tu te reconvertis ? rajouta-t-il, un brin ironique.
Thibaut haussa les épaules.
— Oh ! tu sais, les affaires sont difficiles depuis les événements, les gens semblent ne plus avoir la tête aux frivolités, finit-il en soulevant une étoffe. Je pense que voir les troupes du Comte palatin dans les rues casse la bonne humeur. Les gens sentent une menace.
— C’est un peu à ce sujet que je viens te voir. J’ai parlé avec Thalia. Nous avons échangé à ton sujet. Il faut que je te parle.
Flore apparut à cet instant et se plaça à côté de Thibaut en saluant Ancelin.
— Justement, ce que j’ai à dire, vous concernent tous les deux. On peut parler ?
Ils s’installèrent autour de la grande table de cuisine. Le parfum d’une tisane montait dans l’air, mais la chaleur du foyer ne parvint pas à dissiper le poids qui s’abattit dans la pièce lorsqu’Ancelin commença son récit. Il leur raconta tout. Les propos de Thalia, les visions de terreur, l’abomination tapie dans l’ombre, prête à frapper. Il ne cacha rien, pas même ses propres craintes. Un silence accueillit la fin de son récit.
— Oui, je sais tout ça, elle m’a déjà expliqué. Mais je n’aurais pas cru que ce soit à ce point présent et… si terrible. Et je ne comprends toujours pas… pourquoi.
— Mais alors que doit-on faire ? demanda Flore.
— Ancelin prit une profonde inspiration.
— Pour vous, finalement, rien, je pense, sauf peut-être ne pas sortir la nuit. Je vais mettre en place une surveillance jour et nuit et vous serez escortés dans vos déplacements.
— Bien escorté alors, ricana Thibaut. Tu as bien vu comme ils sont redoutables.
Ancelin reçut les regards désespérés de Thibaut et Flore en plein cœur. Il prit leurs mains dans les siennes, serrant fort, comme s’il pouvait leur transmettre sa propre force.
— Écoutez-moi, rien n’est joué d’avance et, pour le moment, nous sommes encore là. Alors, cette ville est solide. Vous ne devez rien craindre. On va gagner, d’accord ?
Ils lui adressèrent un faible sourire. Il se leva et les quitta le cœur serré. Il savait bien qu’il ne les avait pas convaincus. Ils avaient affronté ensemble l’indicible et au fond de lui-même, il savait que rien ne pouvait entraver cette abomination.

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