CHAPITRE XXVII : Un long hiver (2)
L’entraide
Le long de la Tur, les hangars d’hiver s’étaient mués en un village précaire, mais vivant. Chaque interstice, chaque espace libre avait été occupé. Les charbonniers, comme chaque année, avaient été les premiers à s’installer, mais, cette fois, ils n’étaient plus seuls. Le camp, en quelques semaines, avait doublé de surface. Il avait fallu bricoler des abris de fortune pour accueillir les familles rapatriées depuis le haut de la vallée. La plupart étaient des paysans, arrachés à leurs terres, à leurs bêtes, à leurs habitudes.
Ils erraient dans le camp comme des âmes en peine, déconcertés par le vacarme de la ville, la promiscuité, les codes qu’ils ne comprenaient pas. Loin de leurs champs familiers, de leurs haies, ils semblaient déplacés, presque transparents dans ce monde qui n’était pas le leur. Certains restaient prostrés des heures, le regard perdu, comme s’ils attendaient qu’on les ramène chez eux. D'autres tâchaient de s'intégrer, maladroits, mais pleins de bonne volonté. On leur avait fait de la place, mais l'exil laissait sur les visages des marques plus profondes que le froid ou la faim.
Les toiles clouées aux planches, des planches redressées en murs de fortune, les bâches tendues entre des charrettes formaient un labyrinthe hétéroclite. Partout, de petites cheminées de fortune laissaient s’échapper une fumée âcre, qui se mêlait à l’odeur de suie et de résine. L’humidité de la rivière proche collait aux vêtements et aux os. Mais ici, on était au sec. Et en vie.
Sous l’auvent d’un des plus grands hangars, Brotdieb et le Derr s’accroupissaient près d’un foyer bas. Brotdieb nourrissait les braises avec des copeaux de pin, qu’il avait fait sécher tout le jour sur une tôle. Le feu, capricieux, hésitait à prendre. La mère, emmitouflée dans un châle usé, mais soigneusement plié, reprenait les coutures d’une couverture effilochée.
— Ça tiendra pour ce soir, dit le Derr en se redressant.
La vieille leva vers lui un regard cerné, mais serein.
— Demain, je referai les coutures du pan de toile. Celui du toit. Le vent passe encore par là, je le sens la nuit.
Brotdieb hocha la tête sans répondre. Ici, tout était rafistolé, réparé, consolidé avec ce qu’on avait sous la main. Rien n’était beau. Mais rien ne s’effondrait.
Un peu plus loin, Hans et Gus, (le Henki), tiraient une bâche entre deux madriers, les épaules tendues sous l’effort. Avec l’aide de Guerr et de quelques autres, ils s’activaient à réaménager un nouvel abri pour une famille arrivée le matin même. Un homme, une femme, et deux enfants encore trop jeunes pour comprendre ce qui leur arrivait. C’était Hans lui-même qui les avait découverts, deux jours plus tôt, recroquevillés contre le mur de la collégiale. Les petits grelottaient sous des couvertures trop fines, secoués de quintes de toux qui ne présageaient rien de bon. On les avait d’abord installés sommairement, dans un coin à peine protégé du vent. Une solution d’attente, pensait-on.
Mais pour Hans, c’était impensable de les laisser là plus longtemps. Il avait plaidé, calmement, mais fermement, pour qu’on leur fasse une vraie place parmi eux, à l’abri des courants d’air, avec de quoi les protéger du froid et de la faim. Personne n’avait discuté. On connaissait Hans. Quand il décidait qu’une chose était juste, il allait jusqu’au bout.
— Pousse encore, Gus, qu’on puisse glisser la paillasse là-dessous, grogna Hans en calant une pierre sous un piquet.
— C’est pas une auberge ici, mais au moins ils seront à l’abri, répliqua Gus.
Brotdieb, qui observait la scène, se frotta les mains pour en chasser le froid. Il aperçut Fischer, son frère, et lui fit un signe.
— Dis donc, frangin, t’as vu ce que c’est devenu, chez nous ? On aurait pu appeler ça le camp des damnés…
— … mais on est encore debout, compléta Fischer avec un sourire en coin.
Les rires, brefs, mais francs, crevèrent le silence de fin de journée. C’était leur manière de tenir. Une parole bien placée, une main posée sur l’épaule, un travail partagé sans qu’on ait besoin de le demander.
Le campement vivait selon ses propres lois. Chacun veillait sur les enfants, sur les braises, sur les toiles tendues. On partageait ce qu’on avait, pain, potage, couvertures. Nul ne restait seul. La vieille Thalia passait régulièrement, vérifiant les plantes suspendues dans les coins sombres, murmurant à l’oreille des malades de vieux remèdes à base d’écorces et de racines. Elle disait que le bois parlait à qui savait l’écouter. Les anciens hochaient la tête, les plus jeunes levaient les yeux au ciel, mais tous prenaient ses décoctions.
Le soir descendait, et avec lui, le silence propre aux campements. Un silence fait de froissements, de bois qui craque, de voix basses, de souffle de vent. Une marmite fut suspendue au-dessus du foyer central, d’où s’élevait déjà une odeur maigre, mais chaude.
Hans observa le camp, les tentes, les foyers. Il souffla, comme pour lui-même :
— Il faut surtout tenir l’approvisionnement.
— On est organisé, ça tient, dit Gus sans lever les yeux.
— Mais jusqu’à quand ? murmura Guerr. On n’a plus de place.
Hans haussa les épaules.
— On a toujours fait place. Et tant qu’on peut, on ne laisse personne avoir froid.
Personne ne contesta. Le feu crépitait, les voix s’apaisaient. Dans un coin, un enfant riait. Un autre toussait. Et sous le ciel d’encre, les flammes continuaient de danser.

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