CHAPITRE XXVII : Un long hiver (6)
Le solstice au temple d’Yggra
C’était une nuit claire et sèche, rare grâce dans cet hiver gras et humide où les chemins se transformaient trop souvent en bourbiers et les toits en éponges. Le vent, tombé dans la soirée, laissait enfin place à un silence hivernal presque solennel. La neige durcie crissait sous les bottes et les sabots, chaque pas rendant un son net, presque musical, dans l'air figé. Le ciel, d’un noir d’encre, s’ouvrait par instants, découvrant une constellation tremblante d’étoiles, comme des clous d’argent fichés dans la voûte céleste.
Le froid mordait les joues et engourdissait les doigts, mais il ne décourageait pas la foule compacte qui s’était formée devant l’autel du temple d’Yggra. Là, au centre de l’esplanade, la prêtresse Freyhild se tenait droite, imposante, drapée dans une lourde cape de laine blanche bordée de fourrure claire. Sa chevelure argentée, partiellement dissimulée sous une coiffe brodée, captait les reflets du feu qu'on avait allumé à ses pieds.
Derrière elle, l’arbre sacré, haut et noueux dressait ses branches nues vers les cieux. Malgré son dépouillement hivernal, il conservait toute sa majesté, ses racines semblant enserrer les pierres de l’autel comme pour mieux ancrer le monde dans le cycle éternel des saisons. Des guirlandes de glands, de brins de genévrier et de petites offrandes de tissu noué avaient été suspendues dans ses bras gris. Quelques lanternes de corne translucide, accrochées aux branches les plus basses, diffusaient une lumière vacillante qui dansait sur les visages.
Thibaut et Flore, emmitouflés dans leurs lourdes capes, se tenaient serrés l’un contre l’autre, non seulement pour échapper au froid mordant, mais aussi comme deux brins de paille résistant ensemble au souffle de l’hiver. Submergés par la densité de la foule, ils avaient perdu de vue les autres membres de la communauté. Autour d’eux, une bonne centaine de familles s’étaient massées en silence, épaule contre épaule, les regards tendus vers l’autel. Les menaces des semaines passées, la maladie, la disette, les rumeurs de guerre ou de sorcellerie flottaient dans l’air, impalpables mais présentes, alimentant une ferveur religieuse que la Wispergarda, d’un mot ou d’un geste, semblait pouvoir canaliser.
Le peuple n’était pas seulement venu honorer le retour de la lumière, il était venu chercher un signe, un réconfort, une assurance que le monde ancien, avec ses esprits et ses cycles, ne cédait pas tout entier à la peur. Des mères tenaient leurs enfants contre elles, des vieillards marmonnaient des prières anciennes en fermant les yeux, et les jeunes gens, d’ordinaire rieurs, gardaient les bras croisés, raides d’un respect mêlé d’inquiétude.
Le feu, alimenté par des branches de chêne et des résines odorantes, s’éleva en une flamme haute et pure, répandant autour de l’autel un parfum âcre et boisé. Freyhild leva alors les bras. Le silence se fit immédiat.
— En cette nuit où la lumière naît du plus profond des ténèbres, dit-elle d’une voix claire qui portait sans effort, nous honorons Yggra, l’arbre-Monde aux mille racines, gardien de la vie et des mystères.
Un murmure de prières s’éleva, discret comme un souffle d’hiver dans les branches. Thibaut serra la main de Flore, son cœur battant un peu plus fort, comme s’il sentait, sans pouvoir encore le formuler, qu’un seuil invisible venait d’être franchi.
Freyhild demeura un instant les bras levés, silencieuse, comme pour capter une présence. Le feu crépitait. Puis, d’un ton grave, elle entonna une prière rythmée, en vieil alémanique, que la foule reprit en écho.
« Lihcht kummt wider,
us dä Dunkele nacht,
Müeter Yggra, trag üs dur d’Zyt
bis d'Sunne wächst. »
(La lumière revient,
hors de la nuit sombre,
Yggra, porte-nous à travers le temps
jusqu'à ce que le soleil croisse.)
La voix de la prêtresse s’élevait seule d’abord, puis, peu à peu, des fidèles reprenaient le refrain. Chaque strophe s’accompagnait d’un geste, une main tendue vers l’arbre, un souffle exhalé dans le froid, une bougie allumée dans une lanterne d’argile.
Elle poursuivit dans la langue commune, scandant les mots comme une incantation.
— Que la lumière s’élève au-dessus des collines. Que les jours s’allongent comme les pousses au printemps. Que nos âmes, gelées par la peur, retrouvent la chaleur du feu. Que les ténèbres reculent, battues par les pas d’Yggra.
Elle prit une poignée de grains, millet, seigle, baies séchées et les jeta au pied de l’arbre sacré.
— Nous donnons à la terre pour qu’elle donne en retour. Par le feu, par la pierre, par le sang et la parole.
Un murmure d’approbation parcourut l’assemblée et certains s’avancèrent à leur tour pour déposer de petites offrandes, du pain, une pièce de cuivre, des brins de cheveux noués.
Thibaut, saisi par l’intensité de ce moment, sentit une vibration étrange lui traverser la poitrine. Il regarda Flore, qui gardait les yeux fermés, une main sur son cœur. La lueur orangée de sa lanterne dansait sur sa joue.
— Lihcht kummt wider, répétait la foule en cadence.
La prêtresse leva un rameau de gui, l’agita dans l’air au-dessus de la foule, puis le posa lentement contre le tronc de l’arbre, comme pour réveiller l’esprit qui y dormait.
— Le monde ne meurt pas, dit-elle, il se replie, se tait… mais il veille. Et il répondra.
Le silence revint peu à peu. La prière s’éteignit dans un dernier souffle, et chacun resta un instant immobile, comme figé dans l’ombre protectrice de l’arbre.
Freyhild baissa les bras. Le feu dans l’autel se mit à rougeoyer doucement, sans crépiter. Elle inclina la tête, signe que l’office était clos.
Alors, lentement, les gens commencèrent à se mouvoir. Des murmures discrets s’élevèrent, comme si la parole elle-même devait se réhabituer à circuler après le sacré. On s’échangeait des salutations à mi-voix, on reprenait ses lanternes, on se serrait les mains pour retrouver un peu de chaleur.
Thibaut et Flore s’écartèrent de l’arbre avec les autres. Derrière eux, l’autel brillait encore d’une lueur tiède, tandis que Freyhild, impassible, restait seule un moment, la tête penchée contre le tronc, comme en prière muette.
Des enfants riaient à l’écart, glissant sur la neige durcie. Des mères pressaient le pas, ramenant les plus jeunes contre elles. Quelques hommes, capes rabattues, s’échangeaient des mots graves, à l’écart. L’air sentait la résine, la suie, et le froid mordant de la terre figée.
Puis, un à un, les petits feux s’éteignirent, les pas s’éloignèrent, et le temple retrouva son silence. L’hiver régnait encore, mais la promesse du soleil avait été prononcée.
Flore serra un peu plus fort le bras de Thibaut.
— On dirait que tout le monde retient son souffle, dit-elle à voix basse.
— Comme si quelque chose allait fondre sur nous d’un instant à l’autre, répondit Thibaut sans la regarder.
Ils marchèrent encore un peu. Leurs pas crissaient dans la neige gelée.
— Tu crois qu’on nous regarde, Thibaut ? demanda-t-elle.
Il hésita.
— Je ne sais pas. La nuit est profonde.
Ils quittèrent le bosquet sans rien ajouter, le souffle des hommes se mêlant à celui des bêtes, et la nuit reprit possession des lieux.

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