CHAPITRE XXVII : Un long hiver (7)

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La fête

Après l’office nocturne dans le bosquet sacré, la communauté charbonnière s’était repliée vers les grands hangars du bord de la Tur, là où la rivière se faisait muette, prisonnière des glaces. Ces bâtiments, vastes structures de bois noircies par les ans et le labeur, formaient un rempart sommaire contre le vent mordant. On y avait dressé un immense brasier, nourri de bûches résineuses qui éclataient en gerbes d’étincelles et diffusaient une lumière vive, rougeoyante, dans la nuit bleue.

Tout autour, hommes, femmes et enfants s’étaient regroupés sous des couvertures de laine rêche ou de vieux manteaux rapiécés. Les plus jeunes se glissaient entre les jambes des adultes, cherchant la chaleur d’un genou familier ou la protection d’une étreinte. Leurs haleines formaient de petits nuages blancs qui s’élevaient et se mêlaient aux volutes de fumée. On riait, on parlait fort, on chantait parfois ; pas de véritables chansons, plutôt des airs anciens, repris en sourdine.

Comme toujours, Guer et Brotdieb tenaient le service, une tâche qu’ils prenaient très au sérieux. La bière, cette fois, était de la bonne, sombre, amère, chargée, achetée à la taverne du Chat noir grâce à une collecte discrète orchestrée par les femmes. Ces dernières faisaient aussi circuler des gobelets d’infusion brûlante, à base de baies de sureau séché et de feuilles amères. Chacun trinquait avec des gestes larges, et le simple fait de boire ensemble semblait réchauffer les cœurs autant que les corps.

La fête battait son plein quand, inévitablement, on réclama un conte à Naraël. L’homme à la barbe fournie et à la voix théâtrale se leva en exagérant un soupir faussement accablé. Il lança un regard malicieux aux enfants attroupés à ses pieds.

— Encore une fois, vous me voulez pour parler d’Yggra ? Bon, alors… prêtez l’oreille, et serrez-vous, car les ombres s’allongent à mesure que je parle…

Sa voix grave ondulait dans le froid, tantôt douce et mystérieuse, tantôt rugueuse comme le vent d’hiver. Il raconta comment Yggra, l’Arbre-Monde, s’était repliée sur lui-même à l’approche de la nuit longue, comment les dieux s’étaient endormis dans ses racines, attendant la lumière neuve.

Les enfants sursautaient aux passages où surgissaient les créatures sombres, et riaient à gorge déployée quand Naraël les mimait avec des grimaces grotesques et des claquements de langue. Les adultes souriaient eux aussi, heureux de ce bref retour à l’insouciance.

Un peu en retrait, Thibaut et Flore savouraient le moment. Serrés l’un contre l’autre sous une même cape, ils se laissaient gagner par la chaleur de l’instant. Quelques baisers discrets, un regard échangé, et ce sentiment rare d’appartenir à un monde qui, malgré la peur, savait encore se rassembler et vivre.

Peu après, Hans, épaulé par Bella et Lia, annonça qu’il était temps de manger. On apporta de grandes marmites fumantes et la potée de choux, de fèves et de viande salée fut servie à la louche, dans des bols de bois grossiers. L’odeur était à la fois simple et puissante. Le silence s’imposa naturellement au moment où chacun entamait son repas. Les cuillères raclaient doucement les écuelles, les visages se détendaient. Ce n’était pas un banquet noble, mais c’était un festin à leurs yeux.

Thibaut et Flore, après avoir avalé leurs portions, se levèrent pour rejoindre Thalia. La vieille chamane se tenait assise à l’écart, son regard perdu dans la lumière dansante du brasier, les mains jointes sous sa cape. La lumière rougeoyante sculptait les rides de son visage en creux mouvants.

— Alors, mes enfants, savourez-vous cet instant comme il se doit ? demanda-t-elle, sa voix grave, mais douce, sans quitter le feu des yeux.

— Nous essayons, M’am, souffla Thibaut. Regarde, tout le monde est joyeux. On dirait que le temps s’est arrêté.

Thalia esquissa un sourire, mais son regard restait voilé.

— Le temps ne s’arrête jamais, mon garçon. Pas même pour les fêtes. Il se tapit parfois, comme un loup sous la neige, mais il veille. Et il emporte tout ce qu’on lui laisse.

Flore, assise près d’elle, posa sa main sur le bras de la vieille femme.

— Nous connaissons tes tourments et tes inquiétudes. Mais cette nuit… cette nuit, essayons d’oublier, lui murmura-t-elle. Juste quelques heures.

Thalia tourna lentement la tête vers elle. Ses yeux brillaient, non de larmes, mais d’une lumière profonde, comme si une flamme intérieure y brûlait sans jamais s’éteindre. Elle posa à son tour sa main parcheminée sur celle de Flore.

— Tu as raison, chérie. Ce n’est pas à moi d’assombrir ce que vous avez su préserver. Vous êtes jeunes, et votre place est ici, parmi ceux qui rient et dansent. Moi… je suis la gardienne des veilles. Mais même une vieille chouette peut fermer les yeux un instant, n’est-ce pas ?

Elle eut un vrai sourire cette fois franc, presque espiègle.

— Et puis, je crois que vous avez mieux à faire que d’écouter les sempiternelles histoires de Naraël, ajouta-t-elle en plissant les yeux vers le conteur, dont la voix résonnait encore au loin.

Flore éclata d’un petit rire et, émue, déposa un baiser sur le front buriné de la chamane.

— Merci, Thalia. Merci d’être là.

Thibaut s’inclina légèrement. Elle les regarda s’éloigner bras dessus bras dessous, une étincelle de tendresse au fond des yeux. Derrière eux, les chants s’élevaient, joyeux et simples, comme une trêve arrachée à la nuit. Et Thalia, immobile, murmura pour elle seule.

— Qu’Yggra vous garde, mes enfants. Que ses racines soient profondes, car la tempête viendra.

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