CHAPITRE XXVII : Un long hiver (8)
La messe de Noël
La collégiale de Dànn n’avait jamais connu pareille affluence. Dès la nuit tombée, des familles entières s’étaient pressées aux portes, engoncées dans des manteaux râpés ou de riches fourrures, rassemblées par une même angoisse, une même attente de réconfort. À la lumière des chandelles et des torches murales, les voûtes gothiques semblaient s’élever à l’infini, comme si le ciel lui-même s’ouvrait pour recevoir la supplique d’une ville en sursis.
Les bancs étaient pleins depuis longtemps ; des dizaines de personnes s’entassaient dans les allées, d’autres restaient debout près des murs ou agenouillées sur le dallage glacé. On voyait des bourgeois bien mis, côtoyer des journaliers, des enfants enrhumés serrés contre leurs mères, des vieillards blêmes, des soldats en faction, et même quelques mendiants qu’on n’avait pas osé chasser. L’odeur mêlée de cire, de froid, de sueur et d’encens créait une atmosphère dense, presque étouffante.
Le chœur était baigné d’or et de lumière. Des drapés blancs et pourpres pendaient entre les piliers, ornés de symboles christiques et de motifs floraux brodés. Une crèche monumentale occupait un angle, avec des personnages en bois sculpté, patinés par les ans. Les chants montaient en vagues émouvantes, portés par le chœur des chanoines, puis repris maladroitement par l’assemblée, dans un latin parfois déformé, mais chargé de ferveur.
Le père supérieur montait lentement les degrés de l’autel, revêtu d’une chasuble éclatante de broderies, tenant dans ses mains une hostie plus grande que la paume. Derrière lui, deux enfants de chœur secouaient des encensoirs d’où s’élevaient des volutes épaisses, tandis que la grande croix de procession brillait sous la lumière des cierges. Ses mots résonnèrent, portés par une voix grave, assurée, lente comme un glas.
— In hoc mundo tenebroso, lux Christi est nostra sola salus…
Dans ce monde d’obscurité, la lumière du Christ est notre seul salut.
Un murmure parcourut l’assistance. Plusieurs se signèrent en silence. On vit des larmes sur les joues de quelques femmes, des regards levés vers les voûtes, vers un ciel qu’on espérait encore attentif. Le prêtre continua, évoquant la naissance divine comme rempart contre les forces du mal, contre la maladie, la guerre, la peur. Il parla des fléaux comme d’épreuves envoyées pour éprouver la foi du peuple. Il insista sur la nécessité de se purifier, d’expier, de revenir à la Loi de Dieu.
Puis il éleva l’hostie.
Un silence total s’abattit, si dense qu’on aurait pu entendre une épingle tomber. Les flammes vacillaient à peine. On aurait dit que le temps s’était suspendu, que toute la ville retenait son souffle à travers ces centaines de poitrines oppressées. Dehors, la neige commençait à tomber, fine et silencieuse.
Et alors, dans ce froid presque mystique, dans cette immobilité solennelle, une note s’éleva, ténue, puis une autre, et le chant reprit, un Ave Verum plein d’espoir et de tremblements. Ce n’était plus la voix d’un peuple triomphant, mais celle d’une communauté brisée qui espérait encore un miracle.
Ancelin, venu en simple curieux pour accompagner Biber, observait la scène sans dire un mot. À ses côtés, Biber se tenait les bras croisés. Tous deux savaient ce que le reste de la ville ignorait encore. Ce Noël n’était pas une promesse de paix. C’était un sursis.
Lorsque les portes massives de la collégiale s’ouvrirent enfin, un souffle glacé s’engouffra dans la nef, portant avec lui les senteurs de fumée et de neige. Le peuple se déversa lentement dans les rues, tel un fleuve humain rompu à la solennité, mais rattrapé par la réalité. Le froid mordait les visages, plus que jamais. La paix fragile de la messe se dissolvait déjà dans l’air hivernal.
Ancelin et Biber ressortirent avec la foule, resserrés entre un groupe de femmes endeuillées et une poignée d’ouvriers venus seuls, visages tendus. Sur les marches, des enfants de chœur distribuaient des fragments de pain bénit que les fidèles s’arrachaient avec une ferveur presque fébrile. Des mères le glissaient dans les poches de leurs enfants comme une protection contre la maladie. D’autres, plus discrètement, le revendaient dans les recoins de la place.
— Regarde-les, murmura Biber, le regard sombre. On les a bercés de salut, et les voilà redevenus bêtes affamées. Le pain de Dieu ne les nourrira pas longtemps.
Ancelin ne répondit pas. Il observait une femme richement vêtue, visiblement noble, entourée de gardes. Quelques mendiants s’approchèrent, implorant une aumône. L’un d’eux, un vieillard au bras déformé, tendit la main trop près, il fut violemment repoussé.
Plus loin, sur la place, un homme perché sur un tonneau haranguait la foule, comme pour prolonger la cérémonie.
— La colère de Dieu s’abattra sur ceux qui gardent le péché en leur sein ! Repentez-vous ! Donnez ce que vous avez aux pauvres et aux églises, car l’or terrestre ne vous protégera pas !
Autour d’eux, les réactions étaient partagées. Certains écoutaient, têtes basses. D’autres ricanaient, ou murmuraient entre eux, agacés. Une femme cria.
— Et l’Église, que donne-t-elle ? Où sont les vivres pour nos enfants ?
Un murmure d’approbation courut dans la foule, couvrant très vite la voix du prédicateur improvisé.
Ancelin saisit le bras de Biber.
— Viens. Ne restons pas là. Les messes n’apaisent pas les ventres vides ni les cadavres entassés à l’hospice.
Ils s’éloignèrent en silence, leurs pas crissant dans la neige mêlée de boue. La ville, ce jour-là, avait prié. Mais ce n’était pas un Noël de paix. C’était un Noël de désespoir.

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