CHAPITRE IIXXX : L’année nouvelle (1)

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Fiançailles

En ce début de nouvelle année, le manoir des Weinberghügel brillait de mille feux. Des chandelles ornaient chaque niche, chaque console, et leurs reflets dansaient sur les murs tendus de brocart. Bertrand, plus solennel qu’à l’ordinaire, accueillait ses hôtes dans le grand salon, la bouche souriante, mais l’œil vigilant. Il se tourna vers les serveurs.

— Soignez les coupes, surtout celles à l’extrémité de la table. Ce soir, ce n’est pas qu’un dîner, c’est une promesse d’union. Que tout soit digne d’une soirée de fiançailles.

Les premiers invités commençaient à arriver, le miseur de Dànn, homme sec et sévère, suivi du practice Paul de Laon, à la mise impeccable. Ils furent rejoints par plusieurs notables locaux, le procureur Behra, officiers du guet, quelques familles de marchands enrichis, le prévôt, tous reçus avec égards, bien qu’aucun ne surpassât l’importance de l’invité principal attendu ce soir.

— Allez ! dépêche-toi, je vais être en retard.

La servante s’activait du mieux qu’elle pouvait pour ajuster la superbe robe de velours pourpre, rehaussée de broderies d’or, sur Viviane.

— Monseigneur Hugues n’est pas encore arrivé, maîtresse.

Les surmanches étaient encore trop longues. De plus, Viviane s’agitait un peu trop, l'empêchant de travailler rapidement. Il lui fallut encore un petit moment pour finir son ouvrage. Enfin satisfaite, Viviane se détailla longuement avec son miroir.

— Bien, viens !

Elle s’engouffra dans le dédale de couloirs, le cœur battant sous le corsage serré, suivie par sa servante qui devait trottiner pour suivre le rythme.

À mesure qu’elle s’approchait de la salle de réception, le murmure des conversations et le cliquetis des coupes se faisaient plus nets. Lorsqu’elle franchit les portes, un léger silence glissa sur l’assemblée, assez pour qu’elle le perçoive. Les têtes se tournèrent vers elle, certaines avec admiration, d’autres avec une curiosité mesurée. Elle s’avança, le menton haut, laissant sa robe balayer les dalles avec grâce.

Bertrand, debout près de la cheminée où discutaient Paul de Laon et le miseur, se détourna à son approche. Son visage s’éclaira d’une fierté sincère.

— Ah, ma princesse. Tu illumines cette pièce. Ce soir, ma fille, tu es non seulement la plus belle, mais aussi la future dame de Dabo, dit-il à voix basse avec fierté.

Il s’avança pour lui prendre la main et la baisa avec une théâtralité toute paternelle, avant de la présenter à ses hôtes.

— Messires, permettez-moi de vous présenter ma fille, Viviane.

Les notables saluèrent avec courtoisie, certains plus empressés que d’autres. Paul de Laon, tout en courbettes, commenta d’un ton suave :

— La beauté de la jeunesse rivalise ce soir avec l’éclat des chandelles.

Viviane sourit, savoureuse de son effet, tout en conservant une posture de retenue soigneusement étudiée. Son père s’approcha.

— Tu es la première. J’espère que ta sœur est prête, car le seigneur Hugues va arriver d’un moment à l’autre, lui murmura-t-il.

Viviane virevolta autour de la grande table dressée d’une épaisse nappe blanche brodée d’or sur ses bords. L’argenterie avait été étalée pour l’occasion. Aude entra enfin. L’arrivée fut moins spectaculaire, mais Viviane, tout comme son père, apprécia l’effort de sa sœur sur le choix de sa tenue et de sa coiffure.

— Tu vois quand tu veux, tu es presque présentable, lui siffla Viviane.

Aude lui adressa un regard sans équivoque.

— Je n’ai pas de nouvelles d’Aléma. J’ai eu du mal à la convaincre de se joindre à la soirée. Elle a accepté sous la pression de père. Elle a voulu se préparer toute seule, je n’en sais pas plus.

— La robe que lui a confectionnée maître Heyer est de toute beauté.

— Justement, je sais qu’elle n’aime pas être mise en avant.

Le bruissement des conversations reprit, plus mesuré, ponctué par les éclats d’un luthiste installé près d’une alcôve. Les invités circulaient lentement autour de la grande table encore vide, humant les premiers effluves des cuisines ou commentant les derniers bruits de la ville. Viviane, plantée près de son père, tentait de maintenir une grâce nonchalante, bien qu’elle jetât régulièrement des coups d’œil furtifs vers la porte. Elle avait espéré qu’Hugues serait déjà là, pour la voir entrer la première. Mais le vestibule restait vide, et l’attente commençait à peser. Aude, elle, déambulait avec un verre à la main, saluant distraitement quelques figures familières.

Puis soudain, le murmure ambiant se fit à nouveau plus discret. Quelqu’un, à l’autre bout de la salle, se redressa légèrement. Plusieurs regards convergèrent vers l’entrée. Et Aude, sans même se retourner, sut que c’était Aléma.

Elles virent leur père regarder avec intensité vers la grande porte de la salle. À leur tour, elles se tournèrent pour assister à l’entrée d’Aléma. Viviane resta médusée, tant la prestance de la jeune abyssinienne éclairait la pièce. Elle avançait sans un mot, droite comme une lame. Les conversations se turent un instant. Un murmure parcourut l’assistance, comme une onde de stupeur. Même les serviteurs suspendirent leurs gestes.

Aucun bijou ne scintillait sur elle, et pourtant, elle brillait davantage que les parures les plus riches. Il y avait dans sa démarche quelque chose de... royal. Viviane sentit une étrange crispation au creux du ventre.

— D’où sort-elle ? souffla quelqu’un à voix basse.

Aude remarqua la légère moue envieuse de Viviane.

— Ma chérie, c’est toi qui as insisté pour lui offrir cette robe, alors ne te plains pas si elle te fait de l’ombre, glissa perfidement Aude qui semblait deviner ses pensées.

Viviane se contenta de hausser les épaules. Aléma rejoignit les deux sœurs avec un soulagement évident.

— Tu en as encore beaucoup des surprises comme celle-là ? demanda Aude, l’œil brillant. Je crois que personne n’a vu de garde du corps comme toi. Ta cote va grimper. Attends-toi à des demandes en mariage.

— Je ne me sens pas bien ici, tu sais. Cette… robe ne me ressemble pas.

— Non, mais elle dit quelque chose de toi, quelque chose que tu caches, répondit Aude, mi-souriante. Tu n’es pas que ce que tu montres.

Aléma détourna les yeux. Elle semblait ailleurs, un instant.

Un léger tumulte s’éleva près du vestibule. Un serviteur, l’air compassé, s’avança dans la salle et annonça d’une voix claire.

— Monseigneur Hugues de Dabo.

Les conversations s’interrompirent aussitôt. Tous les regards se tournèrent vers l’entrée. Hugues fit son apparition, drapé dans un surcot de velours rouge brodé d’or, sa silhouette imposante encadrée par la lumière du vestibule. Une cape de laine sombre flottait derrière lui, retenue par une broche ciselée en forme de lion. Son visage affichait ce sourire impeccable qu’on prête aux hommes de pouvoir lorsqu’ils entrent dans une pièce déjà conquise.

Bertrand de Weinberghügel s’avança pour l’accueillir avec chaleur.

— C’est un honneur de vous recevoir, messire.

— Le plaisir est pour moi, répondit Hugues avec une politesse mesurée. Si les circonstances avaient été plus favorables, j’aurais naturellement souhaité organiser cette réception dans mes propres murs… Mais vous savez, le château est en pleine effervescence. Les soldats partout… Ce n’était guère propice.

Il se tourna vers Viviane, qui s'était avancée d’un pas gracieux, dans sa robe pourpre éclatante. Elle exécuta une révérence impeccable, le regard brillant d’un espoir mal dissimulé.

— Damoiselle, murmura Hugues en se penchant pour lui baiser la main. Vous êtes radieuse ce soir.

Son regard s’attarda un instant de trop. Il y eut, sur son visage, l’ombre d’un trouble, une hésitation minuscule, vite réprimée. La robe, la grâce, la jeunesse... Un instant, elle avait frappé juste. Mais il reprit vite le masque impassible de l’homme habitué à maîtriser ses pensées.

Arrivé devant Aléma, tout le monde constata l’intensité avec laquelle Hugues la détailla. L’Abyssinienne se contenta d’une révérence avortée, ce que ne sembla pas remarquer Hugues. Il resta une seconde, suspendu dans ses pensées, avant de détourner les yeux. Bertrand fronça légèrement les sourcils. Puis il se détourna, échangeant des salutations avec d'autres notables.

Tout le cortège se dirigea ensuite vers la salle principale. Des musiciens jouaient doucement près de la cheminée, et les chandeliers multipliaient les reflets dorés sur la vaisselle. Aude s’installa à table en observant les convives avec un calme empreint d’ironie. Le repas s’ouvrit par un potage parfumé que les domestiques versèrent dans des écuelles d’argent.

Viviane, assise à la droite de Hugues, déployait tout un arsenal de regards appuyés et de sourires aguicheurs. Elle jouait de ses charmes avec une insistance presque douloureuse à regarder. Aude détourna les yeux, mordillant un quignon de pain tout en écoutant distraitement la conversation sérieuse qui s’engageait entre Hugues et leur père. Ils parlaient surtout du malaise qui s’était installé au cœur de la ville.

— Le commerce commence à souffrir, remarqua Bertrand.

Hugues soupira en se reculant sur son siège.

— Je sais, sire Bertrand, mais la menace est réelle, croyez-moi. Je ne peux vous en dire plus, mais tous ces soldats qui patrouillent sont vraiment nécessaires.

— Et ces rumeurs de sorcellerie ? glissa perfidement Aude.

Le regard de Hugues s’attarda un instant sur elle. Ce qu’elle y vit n’avait rien d’un homme avenant.

— Des rumeurs, comme vous dites.

Aude sentit qu’Aléma à côté d’elle allait répondre. Elle lui serra fort le bras pour lui faire comprendre de garder le silence.

— Les rumeurs de sorcellerie sont aussi dangereuses que les lames elles-mêmes, finit-il pour clore le débat.

Bertrand acquiesça, le front plissé.

— La peur se répand plus vite que la peste, murmura-t-il.

Viviane se pencha sur la table.

— Ce sont peut-être ces patrouilles qui font surtout peur aux gens, non ?

Aude réprima un sourire moqueur. Hugues ne lui accorda qu’un bref regard.

Bertrand se racla la gorge, et leva sa coupe :

— Ce soir est une étape, n’est-ce pas ? Une belle union en perspective. Cela donnera confiance à tous, en ces temps troublés.

— Une belle union, répéta Hugues d’un ton suave. Il leva son verre vers Viviane, qui lui offrit un sourire éblouissant.

La tension monta insensiblement au fil des plats, malgré la finesse du rôti juteux et la richesse des pâtés de venaison. Aude observa sa sœur se tasser peu à peu, piquée par l’indifférence manifeste de Hugues. Il ne lui parlait que par des politesses creuses, ses yeux glissant sans cesse vers d’autres pensées, ailleurs, plus sombres.

Ma pauvre sœur... Tu bâtis des châteaux de sable, songea-t-elle avec une pointe de tristesse.

Elle se sentit soulagée lorsque le dernier plat fut desservi. Les convives se levèrent pour goûter aux douceurs, profitant d’un vin épicé. Hugues, enfin, prit place aux côtés de Viviane. Aude, qui ne perdait rien de la scène, se mordit les lèvres pour ne pas rire en voyant sa sœur s’esclaffer à chaque mot, comme si chaque phrase du gouverneur était un trait d’esprit digne des plus grands salons. Une gêne lui monta à la gorge.

Mais plus encore, elle perçut chez Hugues une distance glaciale, un jeu maîtrisé. Ses paroles coulaient comme l’eau sur la pierre, polies, brillantes, mais sans chaleur.

Lorsque l’heure du départ sonna, Bertrand s’avança avec une emphase sincère.

— Ce fut un honneur, messire. Votre présence a illuminé notre humble demeure.

— Le plaisir fut le mien, répondit Hugues avec un sourire parfaitement calibré.

Aude n’y entendit qu’un écho creux.

Alors que les grandes portes se refermaient derrière lui, elle glissa sa main dans celle de Viviane, la retenant doucement.

— Ma petite sœur… cet homme ne t’aime pas.

Elle vit le sourire se fissurer. Une ombre passa dans les yeux de Viviane, une peine qu’elle dissimula d’un haussement de tête avant de se détourner, regagnant sa chambre d’un pas digne.

Aude resta un instant immobile, le souffle suspendu, puis fit un signe discret à Aléma pour qu’elle les laisse seules. Elle rattrapa sa sœur dans le couloir, où la lumière des torches vacillait sur les murs de pierre. À chaque pas, Viviane semblait perdre un peu de sa superbe. L’orgueil se délitait.

Finalement, à l’abri des regards, elle s’arrêta.

— Pourquoi faut-il que tout soit toujours si difficile ? murmura-t-elle, presque à elle-même.

Aude posa une main légère sur son épaule.

— Ce n’est pas toi, Viviane. Ce monde est tordu. Tu mérites mieux qu’un homme de glace.

Viviane trembla sous ses doigts. Une larme roula lentement sur sa joue. Elle ne se retourna pas.

— Il aurait pu… au moins essayer, souffla-t-elle avec une amertume douce.

Aude inspira profondément.

— Peut-être. Mais ce soir, je suis là. Et ce n’est pas rien.

Viviane tourna la tête, essuya ses yeux du revers de la main, ouvrit la porte et s’écroula en sanglots sur son lit. Aude s’assit près d’elle. En silence, elle lui caressa les cheveux, gestes lents et protecteurs. Elle savait qu’il n’y avait pas de baume immédiat pour ce genre de blessure, mais elle resterait là, simple présence, comme un ancrage dans la tempête

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