CHAPITRE IIXXX : L’année nouvelle (2)
La petite malade
Toute la famille Waldener était réunie autour de la petite Elda, allongée sur son étroite couche de paille. Son état s’était brusquement aggravé dans la nuit. La gamine, à peine plus qu’un souffle de vie, grelottait malgré la chaleur étouffante de la pièce et la surépaisseur de couvertures. Sa peau était luisante de sueur. Ses petites mains agrippaient compulsivement la couverture rêche, tandis que son front brûlant témoignait d’une fièvre qui ne faiblissait pas. Ses yeux enfoncés aux fonds de leurs orbites étaient entourés de cernes jaunâtres, malsaines.
La vieille, l’air grave, se tenait penchée sur elle, ses doigts noueux examinant tour à tour son front et l’intérieur de sa bouche. Ses yeux scrutaient la maladie avec la détermination de ceux qui ont déjà vu trop de malheurs.
Soudain, des soubresauts secouèrent violemment le petit corps d’Elda. Bella se précipita avec une écuelle pour recueillir un maigre filet de bile. La fillette, dans un même spasme, se vida d’une diarrhée soudaine dont l’odeur âcre emplit immédiatement la pièce, ajoutant au poids étouffant de la scène.
C’est à cet instant que Thibaut et Flore firent irruption. Le jeune homme s’immobilisa, frappé par l’intensité du drame qui se déroulait sous ses yeux. Il se précipita vers la couche.
— Mais qu’est-ce qu’il se passe ? demanda-t-il d’une voix étranglée, les yeux pleins de larmes.
La vieille se tourna lentement vers lui.
— Elle est dérangée… Ce mal s’étend. On dit qu’il se propage en ville, murmura-t-elle, une lourdeur fataliste dans la voix.
Flore, serrant les poings comme pour repousser sa propre peur, reprit d’un ton ferme :
— Il faut l’emmener à l’hospice. Maintenant !
Les visages convergèrent vers la vieille qui hocha lentement la tête.
— Allez, vite !
Thibaut enveloppa sa petite sœur dans une couverture et la souleva contre son torse. Elle ne pesait rien. Elle était si légère qu’il sentit un vertige le saisir, comme si la vie avait déjà commencé à l’abandonner.
Ils dévalèrent les deux rues menant à l’hospice, les jambes fléchissant sous l’effort et l’angoisse. Le souffle court, ils franchirent les portes d’un bâtiment déjà saturé de douleurs humaines.
Lianor les aperçut aussitôt et accourut, le regard alliant douceur et urgence.
— Venez, suivez-moi !
Thibaut obéit mécaniquement, suivant la jeune femme sans prêter attention à ce qui l’entourait. Il n’y avait que le poids fragile d’Elda contre lui, la chaleur brûlante de son front, et le martèlement furieux de son propre cœur.
La porte d’une petite salle s’ouvrit brusquement, révélant une cheminée où flambait un feu généreux. Le practice, austère, mais concentré, les attendait. Il prit Elda des bras de Thibaut avec un geste sûr, l’installa sur une table et enleva les vêtements humides qui collaient à sa peau.
— Brûlez tout ça, ordonna-t-il d’un ton tranchant. Lavez-la avec de l’eau tiède, pas trop froide.
La lumière du feu dansait sur les murs, projetant des ombres inquiétantes. Thibaut, tremblant, répondait aux questions précises du practice sur les repas récents, la provenance de l’eau, et la santé des autres membres de la famille. Flore, plus calme, complétait ses réponses.
Il soupira et regarda alternativement Flore et Thibaut.
— Il s’agit bien du mal qui sévit en ville en ce moment. C’est un dérangement intestinal qui concerne l’estomac aussi. Cela a sans doute été apporté par les soldats qui sont arrivés voilà quelques mois. Il n’y a pas grand-chose à faire. Il faut la tenir au chaud, lui donner à boire presque tout le temps et lui faire prendre des boissons à base d’argile et de tanins. Et du bouillon de viande. Vous pourrez faire tout cela chez vous. De toute façon, elle sera mieux qu’ici où il y a déjà trop de malades. On va vous donner tout ce qu’il faut.
Thibaut, le cœur enserré d’angoisse, reprit sa sœur, enveloppée dans un linge propre. À la sortie, ils croisèrent le reste de la famille qui arrivait, essoufflée, les visages déformés par l’inquiétude. Ils répétèrent les soins à prodiguer à la pauvre petite malade.
— Pas de souci, dit immédiatement Bella en pleurs, on ne va pas la quitter un seul instant.
— Nous resterons avec vous, ajouta Flore, la voix vibrante d’émotion.
Lianor revint avec un sac de jute bourré d’herbes et de fioles. Elle expliqua avec patience les gestes à suivre, le dosage des remèdes, et la fréquence des soins.
— Chaque instant comptera, conclut-elle, ses yeux s’arrêtant sur le visage épuisé de Thibaut.
Il hocha la tête, retenant une émotion qui le submergeait. Tandis qu’il serrait Elda un peu plus fort contre lui, une certitude poignante l’envahit, parfois, une seule nuit suffit à concentrer tout l’amour, toute la peur et tous les espoirs qu’un cœur humain peut porter.

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