CHAPITRE IIXXX : L’année nouvelle (4)
Le désespoir de Thalia
Le vieux entra dans la cabane en silence, ses pas étouffés par les joncs jetés à même le sol pour masquer l’odeur de moisi. La faible lueur d’une lampe à huile éclairait l’intérieur, projetant des ombres longues et vacillantes. Dans un coin, la vieille était assise, le dos voûté, ses mains noueuses croisées sur ses genoux, immobiles comme des racines figées par le gel.
Il n’avait pas besoin de lui parler pour comprendre. Le poids sur ses épaules, il le connaissait lui aussi. La culpabilité pouvait vous broyer les os comme une meule de pierre écrasant le grain.
— Alors, tu n’as même pas mangé, murmura-t-il d’un ton presque accusateur, plus pour briser le silence que par reproche véritable.
Elle ne réagit pas, les yeux fixés droit devant elle, dans le vide, comme si elle voyait à travers les murs, la procession des âmes perdues que la maladie emportait.
Naraël hésita un instant, puis posa la main sur son épaule. Ce geste d’intimité, rare et pesant de tout ce qu’il ne disait pas, le troubla autant qu’elle. La main de Thalia, lourde et calleuse, trembla légèrement avant de se poser avec une douceur inattendue sur la sienne.
— Je sais ce que tu ressens. Je le vois dans tes yeux, cette culpabilité. Tu te dis que tu es responsable de l’état de Elda et surtout du Derr… Mais la vérité, c’est qu’on ne sait jamais comment ça évolue. Ce mal… il suit sa propre voie.
Elle inspira profondément, un souffle chargé de fatigue et de chagrin, puis expira dans un long soupir.
— Ce n’est pas seulement cela, Naraël. Ce n’est pas juste un échec. C’est tout. Tout. Je doute de tout ce que j’ai fait, tout ce que j’ai appris.
Elle tourna lentement la tête vers lui, et, dans ses yeux, il lut la désolation d’une femme abandonnée par ses croyances.
— Les dieux m’ont laissée. Ils m’ont tourné le dos.
Le vieux sentit quelque chose se briser en lui.
— Ne dis pas ça, souffla-t-il.
Mais elle secoua la tête, et son regard s’assombrit davantage.
— C’est bien pire, Naraël… Bien pire.
Un frisson parcourut sa colonne vertébrale.
— Pire ?
Elle fixa un point invisible au-delà des ténèbres de la pièce, ses pupilles agrandies comme si l’ombre elle-même venait l’avaler.
— Il vient, murmura-t-elle, et le ton de sa voix fit vibrer quelque chose d’ancestral dans l’air. Une peur vieille comme le monde.
Il fronça les sourcils, le cœur battant soudain à un rythme inquiétant.
— il vient ?
— oui, l’innommable.
Elle ferma les yeux, et une larme roula sur sa joue ridée. Le vieux resta là, impuissant, les mains jointes sur son épaule, le regard fixé sur la flamme qui vacillait comme si elle pouvait s’éteindre d’un instant à l’autre.

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