CHAPITRE IIXXX : L’année nouvelle (5)
La fin de l’innocence
Tous étaient là.
Les charbonniers, les réfugiés du haut de la vallée, les familles entassées au bord de la Tur, unies par le deuil comme elles l’avaient été par la misère. Tous avaient suivi les derniers jours d’Elda, son souffle qui s’étiolait, son petit corps rongé par la fièvre. Chacun portait ce chagrin dans le silence d’un hiver sans pardon.
Le vent faisait claquer les capes et ployait les branches nues comme pour se recueillir lui aussi. La forêt, figée, formait autour de la clairière une enceinte muette, presque sacrée. Ancelin avait posté des hommes tout autour. La mort n’arrêtait pas les menaces. Mais nul bruit ne venait troubler l’instant.
Devant la fosse, la famille Waldener restait figée, comme sculptée dans la douleur. Thibaut, blême, s’accrochait au bras de Flore.
Yber, les traits tirés, enlaçait Bella et leurs deux enfants avec la force de ceux qui retiennent le monde de s’effondrer.
Sur un lit de mousse et de toile, le corps d’Elda reposait, si léger qu’on aurait cru qu’un souffle pouvait l’emporter. Le linceul posé sur elle ondulait doucement dans la brise, comme un dernier battement de cœur.
Freyhild, drapée de gris, se tenait au bord de la fosse. Elle murmurait une longue incantation, lente, ancienne, presque inaudible, comme un filet d’eau s’écoulant sur la pierre. Puis elle leva les yeux, et sa voix s’éleva, claire malgré sa douceur.
Elda, du chline Sternli, wo z’früeh verglüht isch,
Du kehrsch zrugg i dr gross Zyklus vom Läbe.
Du fliesch i dr Saft vo de Bäum,
flüschterisch i de Blätter und im Gsang vo de Vögel.
Du bisch dr Huuch vom Wind,
s’Rüeh i de Wurzle,
s’Liecht i de Chlärere.
Nüt stirbt würkli.
Du lebsch witer im Atem vo däne, wo di liebt hend.
Du bisch dur d’enge Tür gange,
und bisch wieder Liecht worde.
Elda, petite étoile revenue trop tôt au ciel,
Tu rejoins aujourd’hui le grand cycle qui unit toutes choses.
Tu couleras dans la sève des arbres au printemps,
Tu dormiras dans les racines profondes de la terre,
Tu danseras dans la lumière des clairières.
Tu seras le murmure du vent dans les feuilles,
Le rire caché dans les ruisseaux,
Le silence entre deux chants d’oiseau.
Rien ne meurt jamais vraiment.
Tu vis déjà dans le souffle de ceux qui t’aiment.
Tu es passée par la porte étroite
Pour redevenir lumière.
Elle fit un geste discret vers Thibaut.
Il s’avança, les joues sillonnées de larmes qu’il ne cherchait plus à cacher. Il s’agenouilla, prit le petit corps dans ses bras, si léger qu’il avait l’impression de soulever une plume. Il descendit dans la fosse, déposa doucement sa sœur contre la terre, puis resta là un instant, immobile, les épaules secouées de sanglots. Bella, incapable de rester droite, s’effondra dans les bras de Yber.
Thibaut se releva lentement et retourna auprès des siens, où Flore l’enlaça sans un mot.
Deux hommes s’approchèrent. En silence, ils comblèrent la fosse. Un bruit sourd à chaque pelletée. Une fin, irrévocable.
Freyhild murmura encore quelques paroles anciennes, adressées à la terre et au ciel. Puis, un à un, les présents s’éloignèrent, comme aspirés par le vent et le froid.
Seuls restèrent Thibaut, Flore, Lianor, et les siens, debout dans la neige. Le regard rivé sur une motte de terre fraîche, là où reposait à jamais le plus doux visage de leur famille.

Annotations
Versions