CHAPITRE IIXXX : L’année nouvelle (6)
En pleine épidémie
Une cloche battait faiblement à l’entrée, suivie d’un tumulte confus. Des voix paniquées, des bruits de pas précipités, le raclement d’un brancard de fortune contre les pierres inégales. L’hospice était déjà plein. Des corps étendus à même le sol, couverts de couvertures usées, dégageaient une chaleur moite et une odeur de sueur mêlée à celle, plus âcre, de la maladie.
Lianor, le visage tendu, écumait la salle principale, donnant des consignes à deux jeunes novices qui tentaient de désinfecter une rangée de pots de chambre avec de l’eau vinaigrée. Une vieille femme délirante chantonnait dans un coin, un nourrisson pleurait sans relâche dans un autre, et un jeune garçon vomissait dans un seau que sa mère lui tenait d’une main tremblante.
— Encore trois ! lança Salih à Lianor en revenant de l’entrée. Et deux sont dans un sale état.
— On n’a plus de place, Salih. Plus de couverture propre. Plus de bouillon. On fait quoi ? On les couche sur les dalles ?
Il haussa les épaules, impuissant. Les deux soignants se regardèrent un instant, et ce fut Lianor qui, la première, reprit pied.
— J’vais demander à la cuisine s’il y a moyen d’étirer le peu qui reste. Et dire à Lisette de faire tourner les linges au feu, même les tachés.
Le practice entra. D’un pas mesuré, mais droit. Comme s’il refusait de céder à la panique ambiante, Il s’arrêta au centre de la pièce, son tablier taché. Il parla d’une voix calme, mais qui portait sans effort.
— Lianor, priorisez les plus jeunes. D’abord, ceux qui ont encore des selles liquides, mais mangent un peu. S’ils tiennent, ils passeront. Salih, tu prends trois garçons valides et tu vides la réserve du fond, on y installera les nouveaux venus. J’enverrai chercher des planches pour improviser des couchettes. Pas question de les laisser dehors.
Il se tourna ensuite vers les novices, qui l’écoutaient, paralysées.
— Vous deux, vinaigre et eau chaude. Toute la journée. Et changez vos linges entre chaque patient. Je veux que l’on évite un deuxième foyer d’infection ici même.
Puis, s’adressant à tous, sa voix s’éleva encore d’un ton.
— Écoutez-moi. Ce mal ne pardonne pas l’ignorance, mais il peut reculer si nous sommes méthodiques. Hydratation. Chaleur. Propreté. Ce sont nos seules armes. Gardez vos gestes calmes, vos mains propres et vos pensées claires. Vous n’êtes pas seuls.
Il fixa chaque soignant dans les yeux, un à un. Même ceux qui, cinq minutes plus tôt, semblaient prêts à fuir, reprenaient maintenant leurs tâches avec plus de précision, comme si une colonne invisible s’était redressée en eux.
Lianor se posta à ses côtés, soufflant à voix basse :
— On va manquer d’argile et de tanins d’ici demain.
Il hocha la tête.
— J’enverrai chercher les réserves auprès du Margrave. Et si cela ne suffit pas… on ira fouiller les celliers des riches.
Il eut un petit sourire fatigué, mais lucide.
— D’ici là, il faut tenir. Une journée après l’autre.
Un cri retentit au fond de la pièce. Une femme s’effondra sur le sol en sanglots, serrant contre elle le corps inerte de son bébé. Lianor s’élança, suivie par une novice.
Le practice, lui, resta immobile un instant, observant les allées et venues, les efforts, les regards ranimés. Le feu vacillait dans l’âtre, reflet fidèle de cette ville malade. Mais tant que la flamme persistait, il veillerait à ce qu’elle ne s’éteigne pas.
Ne pas céder au découragement
Ancelin dut pousser légèrement la porte du Chat noir, bloquée par deux soldats accaparés par leur discussion. Une vague de chaleur et de bruit l’enveloppa aussitôt, saturée d’odeurs de bière tiède, de sueur, de viande rance et de fumée.
Il vit Lianor, assise au fond de la salle qui semblait s’effacer derrière un rideau de vapeur. L’intérieur avait changé.
L’espace paraissait rétréci par l’affluence, les épaules se frôlaient, les capes détrempées gouttaient sur les tables. Des tonneaux servaient de sièges de fortune.
Les soldats, la plupart jeunes, le nez rouge de froid ou d’ivresse, occupaient l’espace central. Une table s’essaya à une chanson incompréhensible pendant qu’à une autre, quatre hommes frappaient la table à coups de cruchons vides, appelant une nouvelle tournée. Dans l’ombre d’une poutre, un couple échangeait des baisers pressés tandis qu’un autre discutait âprement autour d’un jeu de cartes.
Le Muff, derrière son comptoir, rayonnait. Sa grosse main passait d’un pichet à l’autre, ses yeux vifs comptaient les pièces, ses bras lançaient des ordres à la volée à deux jeunes serveuses tout récemment embauchées qui couraient en évitant les mains baladeuses.
— Le bon temps, hein ? lança-t-il à Ancelin, son sourire fendu d’une oreille à l’autre. C’est pas tous les hivers qu’on remplit les tonneaux aussi vite qu’on les vide !
Ancelin esquissa un sourire fatigué, se frayant un chemin vers Lianor. Heureusement l’arrière de la salle se présentait bien plus calme.
— Voilà un des rares endroits de cette ville où on s’amuse encore, dit-il en s’asseyant avec un soupir.
— Si on cherche la moitié de la garnison, c’est ici qu’elle se planque, grogna-t-elle.
Une serveuse, le corsage légèrement déboutonné, leur apporta deux chopes et deux plats de ragoût sans demander leur avis. Ancelin paya d’avance, par habitude.
— Et ça devient pénible, rajouta Lianor, la mine un peu renfrognée.
Il soupira, lui prit la main, et plongea son regard dans le sien, tâchant d’oublier le vacarme ambiant. Son cœur se serra devant son visage creusé, ses traits tirés, les cernes sous ses yeux.
— Tu tiens le coup ?
Elle haussa légèrement les épaules.
— C’est une question que je n’ai plus le luxe de me poser.
— L’hiver touche à sa fin. Avec un peu de chance, le froid reculera, et la maladie aussi, murmura-t-il.
Elle se pencha vers lui, baissant encore la voix.
— Mais pour combien de temps les soldats de Saxe vont-ils rester ici ? On ne peut pas vivre éternellement reclus…
Ancelin resserra sa prise sur sa main.
— Le risque d’attaque est réel, et avec le printemps, il devient plus pressant. Je vais parler au gouverneur. Il faut qu’on reprenne la main sur cette garnison. Quatre mois sans incident majeur, c’est la porte ouverte au relâchement. Il faut cantonner tout le monde, et redoubler de vigilance.
Lianor baissa la tête. Il se leva sans lâcher sa main.
— Tu es épuisée. Viens, allons dormir.
Il lui saisit doucement le poignet et l’aida à contourner la table. Passant devant elle, il força le passage entre quatre soldats éméchés qui s’écartèrent en ricanant.

Annotations
Versions