CHAPITRE IXXX : La nuit de l’horreur (1)
À la taverne
Garin ne lâchait pas la main d’Adélaïde en la fixant droit dans les yeux. Une chaleur impatiente lui enflammait le bas-ventre, un besoin sauvage qu’il aurait voulu assouvir là, malgré les derniers consommateurs attardés dans la taverne.
— Peux-tu me rendre ma main ?
Sa voix douce et moqueuse le ramena à la réalité. Il réalisa brusquement qu’il était à la limite du ridicule. Il lâcha la main, confus.
— Oui, pardon… je pensais à des tas de choses, balbutia-t-il.
Il reçut son regard comme autant de braises.
— Et je suis sûr que dans ces « choses » je tenais une grande place, non ?
Il se sentit rougir.
— Oui c’est vrai, mais je t’aime tellement.
— Trop, peut-être ?
Cette remarque lui fit mal, même s’il était bien placé pour savoir qu’elle avait raison.
— Tu sais, commença-t-elle, je ne vais pas m’en plaindre, mais tu dois aussi me laisser vivre de mon côté. Depuis que tu as réussi à développer notre affaire, je te trouve plus présent, même plus pressant. Tu comprends ?
— C’est que j’ai tellement peur de te perdre.
Elle eut un mouvement d’exaspération.
— Mais tu me saoules avec ça. C’est obsessionnel chez toi. Pourquoi me perdrais-tu à la fin ?
— Non tu as raison, excuse-moi. Tu sais, tout ce que je fais c’est pour toi.
Elle posa sa main contre sa joue en lui faisant cadeau d’un magnifique sourire. Il sentit remonter ses ardeurs d’un cran. Il ne put s’empêcher de lui prendre cette paume et de la baiser, la gardant contre ses lèvres. Il se ressaisit.
— Allez, on va prendre de l’Hypocras.
Le Muff ravala un soupir de lassitude, ses sourcils broussailleux se contractant sous l’effet d’une irritation contenue. La taverne, d’ordinaire pleine à craquer à cette heure, n’accueillait ce soir qu’une poignée de clients. Les troupes avaient reçu des ordres et tout le monde était consigné. Les ombres dansantes des chandelles accentuaient le vide oppressant de la pièce. Une morosité pesante flottait dans l’air, mêlée aux relents de bière tiède et de bois humide.
Y a rien à faire, ça va vraiment être un mauvais hiver cette année. Toutes ces histoires à dormir debout, ça a fini de faire peur aux gens.
Il essuyait méthodiquement un gobelet et vit le signe de Garin. Saisissant l’occasion d’améliorer sa maigre soirée, il passa près d’une table occupée par une demi-douzaine de soldats. Leurs rires gras et les bruits d’épées cognant contre leurs baudriers résonnaient joyeusement.
— Alors, messieurs ! Vous êtes bien servis, hein ? demanda-t-il avec un sourire rusé.
L’un des soldats, un colosse aux joues écarlates, tapa du poing sur la table, éclatant de rire.
— Une autre tournée, tavernier ! Pas la peine de laisser nos gosiers se dessécher comme de vieilles outres !
Le Muff inclina la tête d’un air satisfait.
— Bien, bien. Voilà qui est raisonnable.
Il se dirigea vers Garin, qui attendait toujours avec Adélaïde.
— Alors, pour vous ?
— Un hypocras dont vous avez le secret, finit Garin avec un clin d’œil.
Pas besoin de se demander ce qu’il a derrière la tête celui-là.
— Un bien épicé, je suppose, c’est le meilleur.
— Ah oui, si vous le dites.
Ben tiens !
Il se détourna pour aller préparer ses commandes, son humeur légèrement adoucie à la pensée des quelques deniers supplémentaires dans sa bourse, mais une ombre planait toujours sur son cœur. Ce n’était pas qu’un mauvais hiver qui se profilait. Non, quelque chose de plus sombre rôdait. Une tempête qu’aucun Hypocras ne saurait adoucir.

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