CHAPITRE IXXX : La nuit de l’horreur (2)
Une urgence à l’hospice
Le père Matz se calmait enfin, mais Lianor restait tendue, son cœur battant encore sous l’effort. Les éclats de voix, les gestes brusques de l’homme avaient laissé des marques sur ses bras. Elle s’épongea le front. Chaque jour qui passait enlevait au vieil homme, une parcelle de raison et il voyait une agression dans toute personne qui l’approchait.
— C’est de pis en pis pour lui faire prendre sa potion, constata la jeune infirmière.
— Oui, je pensais qu’avec des femmes ça irait mieux, mais non. Je crois qu’on va laisser faire les hommes maintenant, lui répondit Lianor.
À peine eut-elle le temps de respirer, que des éclats de voix éclatèrent près de l’entrée de l’hospice, un tumulte annonçant de nouvelles urgences.
— Je vais voir. Ça va aller pour la suite ?
L’infirmière hocha la tête. Lianor vit un groupe qui soutenait une jeune femme enceinte qu’elle devina sur le point d’accoucher. Elle vint les aider.
— Que se passe-t-il ?
Un jeune homme au regard clair se montrait très inquiet. Elle reconnut Thibaut et Flore qui les accompagnaient. Un troisième homme de haute stature complétait le groupe.
— Nous sommes des charbonniers, c’est Alix qui souffre depuis trop longtemps et rien ne semble évoluer, alors on a préféré venir.
Lianor devina que ce devait être le mari.
— Aidez-nous, s’il vous plaît, insista le jeune homme paniqué.
Lianor ressentait une angoisse sourde depuis le premier moment où elle avait vu la parturiente. Quelque chose clochait dans la forme du ventre et la position de la pauvre femme au teint cireux, les lèvres serrées par la douleur. La courbe de son ventre, tendu comme un tambour, tremblait sous le poids de contractions trop violentes pour être naturelles. Le silence résonnait étrangement autour d’eux, seulement brisé par le souffle court d’Alix.
— Elle a perdu les eaux ?
— Oui, justement.
Il me faut le practice.
— Attendez ! on va la poser sur une couche.
Elle vit Lisette qui passait et lui fit signe. Elle comprit tout de suite et revint rapidement avec un brancard.
— Va vite chercher le practice, lui souffla-t-elle pendant qu’ils couchaient doucement Alix.
Elle dirigea tout le monde vers la pièce dédiée aux interventions chirurgicales parce que c’était la seule de libre et qu’elle était isolée de la salle avec tous ses risques d’infection. Ils allongèrent Alix sur la table. Le practice Paul de Laon entra précipitamment.
— Tu m’as fait venir Lianor ?
— Oui, monsieur, cette jeune femme n’arrive pas à accoucher.
Elle le vit remonter ses deux manches et se laver longuement les bras et les mains dans un baquet. Il enduisit la main droite de savon. Il remonta la tunique d’Alix sur le ventre.
— Écartez les cuisses, demanda-t-il à Lianor et Lisette, qui était restée.
Elles échangèrent un regard, ouvrirent doucement les jambes d’Alix et les posèrent en crochet. Elles la firent avancer jusqu’au bord de la table. Le practice se positionna bien en face. Lianor le vit afficher un air soucieux. Très précautionneusement, il introduisit un doigt entre les cuisses d’Alix. Lianor la sentit se raidir et émettre un faible gémissement, mais elle détectait surtout un grand épuisement chez la jeune femme. Elle vit le practice se relever et il lui adresser un regard inquiet.
— Viens Lianor ! tu dois apprendre aussi.
Elle demanda au mari de venir prendre sa place, Flore le relaya au côté d’Alix. Elle rejoignit le practice qui lui montra le baquet. Lianor l’imita et se tint prête.
— Tu entres doucement un doigt. Tu vas rapidement sentir un anneau souple avec une petite ouverture si tu pousses un peu tu sentiras une petite rondeur, une fesse du bébé qui se présente mal, finit-il en lui murmurant les derniers mots.
Elle se tint avec le doigt juste à l’entrée de la vulve congestionnée et hésita.
Je n’aimerais pas du tout ça, à sa place.
Elle glissa le doigt doucement en suivant les conseils du practice. Elle se sentit submergée par l’émotion lorsque son doigt toucha un petit pied. Elle avait les larmes aux yeux en se tournant vers le practice.
— Ça fait toujours ça la première fois, dit-il en lui mettant la main sur l’épaule.
Il vint ausculter Alix, prit le pouls, regarda les muqueuses, le tout, silencieusement. Le mari ne put se retenir plus longtemps, Lianor se demandait même comment il avait pu se tenir en retrait jusque-là.
— Alors, dites-nous.
Le practice prit une profonde inspiration et regarda tout le monde.
— Je vais être franc. Elle ne peut accoucher avec l’enfant dans cette position, il est… à l’envers, disons. Je ne pourrais plus le retourner maintenant.
— Alors ?
Il regarda Lianor.
— Alors ? et bien je vais faire ce que j’ai fait très rarement. Je dois ouvrir pour sortir le bébé.
Une panique saisit le petit groupe. Flore intervint, Hugon était effondré.
— Mais Alix, la mère alors ?
— Il y a un réel danger pour elle. Je vais l’endormir et nous devrons aller vite. Le risque est aussi pour le bébé qui va également recevoir la drogue administrée à la mère. Mais si nous ne faisons rien, les deux mourront.
L’affirmation assomma Hugon qui s’effondra en pleurs. Ce fut Flore qui, de nouveau, réagit, gardant visiblement son sang-froid.
— Alors, allez-y, affirma telle en fixant Lianor.
Lianor l’admirait.
Y a pas à dire, heureusement que nous, les femmes, ont sait prendre les choses en main. Mais elle a mis toute sa confiance en moi. Bon sang !
— Allez, ne perdons pas de temps. Lisette et Lianor, vous allez me chercher des draps propres et me ramener deux baquets d’eau chaude.
Elles se dirigèrent droit vers la pièce d’à côté où des récipients pleins d’eau chauffaient dans la cheminée. Lisette, le visage fermé, descendit trois draps des étagères, Lianor se chargea des seaux d’eau chaude. Lorsqu’elles revinrent, Lianor vit que le practice avait déjà préparé ses instruments et qu’il en brulait certains. Il se tourna vers les hommes.
— Je préférerais que vous sortiez et attendiez devant. Flore ? C’est ça, hein ? Tu peux rester, tu seras utile. Enlève la chemise d’Alix. Il faudrait très bien lui laver tout le corps et les cuisses. Tu as tout ce qu’il faut ici.
Lianor vit Flore s’exécuter sans hésitation.
Une future recrue ?
Le practice distribua les tâches. Puis, bistouri en main il marqua un temps d’arrêt et posa un doigt, dix centimètres sous l’ombilic.
— La tête du bébé est là. Je vais ouvrir juste dessus et faire l’ouverture la plus petite possible, car ça va saigner. Lisette et Flore, vous écarterez les bords de la plaie en tenant ces linges le plus appuyés possible. Ils sont imbibés d’une décoction qui diminue les hémorragies. Ça va aller ? vous vous lavez bien les mains et vous les enduisez du produit désinfectant.
Lianor vit que Lisette était livide, mais Flore, pour l’instant, semblait à la hauteur de la situation.
— Lianor avec moi, tu me suis, je te dis quoi faire et ce sera toi qui te chargeras du bébé. Vous êtes prêtes ? Bien, Lianor fait lui prendre la potion.
Avec l’aide de Flore, elle soutint la tête d'Alix, son front glacé sous ses doigts, et fit couler lentement le liquide amer entre ses lèvres sèches. La poitrine d'Alix se souleva dans un spasme, mais elle avala. Ses paupières frémirent une dernière fois avant de retomber, laissant ses pupilles dilatées comme des miroirs noirs.
Le practice posa un linge sur le ventre, le fendit et écarta les bords. Il enduisit la peau du liquide désinfectant habituel. Il prit son couteau chirurgical et se tint prêt en attente de l’effet de la potion anesthésiante. Lianor connaissait bien la procédure maintenant et elle regarda les pupilles dilatées d’Alix. Elle fit un signe de tête. Le practice, sans hésiter, incisa l’abdomen en plein milieu sur un peu moins qu’une dizaine de pouces. Il plaça rapidement les deux linges de compression et fit signe à Flore et Lisette. Cette dernière eut un mouvement d’hésitation, puis se ressaisit. Elles écartèrent la plaie sans ménagement comme leur demandait le practice. Il passa la main et monta l’utérus qui se plaça au centre de l’ouverture. Les trois femmes restaient figées par l’émotion, Lianor sentit son souffle se raccourcir, sa gorge sèche. Elle n'avait jamais été aussi proche de la frontière entre la vie et la mort. Le practice lui demanda de prendre sa place. Elle maintint l’organe. Le tissu organique palpitait sous ses doigts comme une bête vivante. Paul fendit l'utérus sans perdre une seconde et introduisit la main jusqu'au poignet. Une tension féroce emplit la pièce. Flore et Lisette étaient figées, livides et elles ne purent retenir un cri lorsque le practice fit émerger la tête du bébé.
Le nourrisson jaillit enfin, ruisselant de fluides, bleu et mou comme une poupée d'argile. Il le posa sur la poitrine immobile d'Alix et trancha le cordon d'un coup net.
— Lianor à toi de jouer.
Elle saisit le bébé avec une délicatesse désespérée, l'enroula dans un linge chaud. Mais il restait immobile, les paupières fermées, les poings serrés comme s'il s'accrochait à l'au-delà.
— Respire, murmura-t-elle, le souffle court. Respire, petit.
Elle lui caressa la tête d'un geste répétitif, presque une prière. Elle se pencha davantage, avec un doigt au coin de sa bouche. Et alors… un spasme. Une inspiration tremblante, comme si l'enfant aspirait l'air du monde pour la première fois.
Le cri qui suivait était une explosion de vie, un hurlement perçant qui fendit l'oppression en éclats. Le bébé se mit à pleurer. Un souffle de détente parcourut la salle.
— Recoudre maintenant, ordonna Paul sans lever les yeux, déjà absorbé dans son travail de suture.
Il planta l'aiguille dans la chaire encore ouverte d'Alix, et ses gestes reprirent leur danse méthodique. Mais au même instant, les cloches de la collégiale se mirent à sonner à toute volée. Tout le monde se regarda, Lianor se rendit compte qu’il y avait un bruit de fond nouveau depuis plusieurs minutes, comme une rumeur qui venait de l’extérieur. Et puis, tous les quatre entendirent distinctement des cris. Thibaut entra brusquement.
— On dirait qu’il y a une attaque. On se bat dehors, je ne sais pas ce qu’il se passe.

Annotations
Versions