CHAPITRE IXXX : La nuit de l’horreur (5)
La fin
Le brouhaha monta d’abord comme un grondement lointain, une vibration sourde qui gagna peu à peu la rue devant la taverne du Chat noir. Garin suspendit son geste, une chope encore à la main, tandis que les convives restés tardivement se tournaient vers la porte. Le tintement nerveux des couverts s’éteignit. Un silence de plomb s’abattit.
Il vit le Muff repousser sa chaise avec un grognement. Il traversa la salle à grands pas avant d’ouvrir la porte à demi, juste assez pour observer sans se dévoiler. Une bouffée d’air glacé et de cris paniqués entra avec lui. Des bruits de cavalcades emplissaient la rue.
— Qu’est-ce que… commença Garin
Un soldat venait de s’arrêter, essoufflé, l’épée nue à la main. Son regard était fiévreux, ses gestes agités d’un tremblement nerveux.
— Rentrez ! Barrez vos portes !
Le Muff hocha la tête, referma d’un coup sec la lourde porte en chêne, puis la barra d’un verrou massif. Tous étaient debout à présent, les yeux rivés sur le bois, mince rempart contre la menace extérieure. Personne n’osait parler. La peur rampait dans l’air comme une brume, enveloppant les cœurs, rendant le moindre souffle laborieux.
Garin sentit la main tremblante d’Adélaïde se poser sur son bras.
— Mon Dieu, mais qu’est-ce qu’il se passe ?
Il inspira profondément pour se maîtriser avant de la rassurer.
— Ne t’en fais pas, ça va aller.
Le Muff se racla la gorge pour dissiper son propre malaise.
— Venez dans l’arrière-cour. Il y a une sortie par la ruelle, si… si ça tourne mal.
Ils se dirigèrent vers la cuisine en file serrée, les convives glissant des regards inquiets vers la porte. Le cellier était sombre, encombré d’odeurs de bière rance et de lard. Un souffle court, à peine retenu, fit trembler l’air.
Puis un fracas retentit.
La porte de la salle explosa en éclats, projetant des éclisses à travers la pièce. Un hurlement collectif déchira le silence lorsque deux ombres surgirent. Une lumière vive éclata dans l’obscurité.
— Le feu ! hurla quelqu’un.
Des flammes bondirent, léchant les poutres comme des serpents affamés.
— Vite, il faut partir ! lança Garin, la gorge brûlante.
Il agrippa la main d’Adélaïde avec force, sentant ses doigts glacés trembler dans sa paume. Ils se mirent à courir. Mais un choc brutal le tira en arrière.
— Adélaïde !
Il se retourna pour la voir vaciller. Ses yeux s’écarquillèrent, muets d’horreur. Il ne comprit pas tout de suite ce qu’il voyait. Ce ne fut que lorsque son regard se baissa qu’il perçut l’arme, une lame longue et fine, profondément enfoncée dans son abdomen. Le sang coulait en un flot obscène, s’échappant entre les doigts qui tentaient en vain de retenir l’éclat de vie qui s’éteignait.
— Non… NON !
La lame remonta lentement, crissant contre les os et perforant la chair jusqu’à la poitrine. Adélaïde s’effondra dans ses bras, son dernier souffle se mêlant à un sanglot étranglé.
Quelque chose en Garin se brisa. Une haine implacable, aussi brûlante que le feu qui dévorait déjà la taverne, embrasa son âme. Il se redressa, un tison incandescent à la main et se jeta sur la créature qui ne bougeait pas.
L’agresseur l’immobilisa par une prise à la gorge. Garin suffoqua puis une douleur fulgurante traversa son ventre. Le froid de l’acier s’enfonça dans sa chair, implacable. L’obscurité l’engloutit.
Ce fut la rumeur de la rue qui fit sortir Guer de son abri. Il trouva Yber waldener qui l’avait précédé. Il se tourna vers lui.
— Qu’est-ce que c’est ?
Guer haussa les épaules.
— On dirait que l’on se bat.
Petit à petit, les visages effarés émergeaient de l'ombre. Chacun quittait son refuge, attiré par les sons inquiétants qui montaient de la nuit. Le silence se brisa, des murmures inquiets s'échangèrent.
— Il y a des combats, reprit Yber. Qu’est-ce qu’on fait ?
Tous les regards convergeaient vers Guer. En l’absence de son père, la responsabilité du groupe lui incombait implicitement. Il inspira, conscient de cette charge qui s’abattait brutalement sur ses épaules.
— Allons nous réfugier aux entrepôts, c’est à l’écart.
— Où est Thalia, demanda brusquement Naraël.
Tout le monde se regarda.
— Je vais la chercher, décida-t-il.
Il la trouva assise au milieu de sa minuscule cabane. Le regard fixe.
— Thalia, il faut partir, vite.
Elle leva un visage livide et ce qu’il lut dans ce regard le désespéra. Ce n’était que résignation. Devant son immobilité, Naraël insista.
— C’est dangereux, on se bat.
— Et où aller ? murmura-t-elle.
— Nous allons nous réfugier aux entrepôts.
Elle se redressa en inspirant.
— Il n’y a nul endroit qui peut nous protéger de l’abomination.
Il s’accroupit face à elle et lui prit les mains.
— Thalia, je t’en prie, ne renonce pas, viens
Elle lui adressa un triste sourire, avança une main pour lui caresser la joue.
— J’ai fait mon temps, Naraël, je ne crains pas la mort.
— Mais pourquoi ?
— Le moment est venu, mais toi du dois vivre pour Thibaut, tu le sais ça, hein ?
Guer surgit à cet instant ; il les fixa interrogateur.
— Was ?
— Thalia ne veut pas partir.
Il la regarda avec consternation.
— Thalia, enfin !
— Allez ! leur cira-t-elle. Laissez-moi.
Naraël se releva et regarda Guer.
— Il faut partir tout de suite, les combats se rapprochent, lui dit-il.
Ils se tournèrent une dernière fois vers Thalia. La vieille femme restait figée dans l'ombre de sa cabane, ses yeux comme deux fosses où luisait encore la lumière du destin.
— Ne perdez pas de temps, partez !
Guer prit le bras de Naraël pour l’entraîner à l’extérieur. Une fois dehors, Naraël regarda une dernière fois la triste cabane et se résigna à suivre Guer, qui courait déjà pour rejoindre le groupe.

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