CHAPITRE XXX : Puis vint le silence (2)

3 minutes de lecture

Les renforts arrivèrent enfin, menés par le margrave en personne. La lumière terne d’un jour gris se levait sur la ville martyre de Dànn, mêlant au froid du matin l’odeur âcre des cendres.

Ancelin et Henri s’avancèrent, épuisés, pour faire leur rapport. Le Margrave, vêtu d’un lourd manteau doublé de fourrure sombre, scruta son fils avec des yeux durs. Le regard qu’il lui jeta contenait une lueur froide, presque méprisante, qui fit frémir Ancelin. Henri, les épaules affaissées sous le poids de la culpabilité, lutta pour trouver ses mots.

— Nous… nous avons été submergés, bredouilla-t-il. Ils n’étaient pas nombreux, mais…

Il se tut, la gorge nouée.

Ancelin prit le relais, son ton mesuré, mais chargé d’un poids qu’il peinait à porter.

— Ce n’était pas une bataille ordinaire, messire. Ils… ce sont des créatures… des bêtes mi-hommes, mi-fauves. Et ils n’ont laissé aucune chance aux nôtres.

Rodolphe l’écouta en silence, ses traits figés comme taillés dans la pierre. Il balaya du regard les hommes épuisés et blessés qui les entouraient, mais ne prononça qu’un mot :

— Bien ! Nous allons voir.

Un cheval fut fourni à Ancelin et à Henri, et la troupe franchit la porte sud. Ils se couvrirent en partie le visage avec leurs capes pour se protéger des fumées épaisses qui envahissaient encore les rues. Les flammes léchaient les façades de pierre calcinée, et l’air était saturé d’un mélange suffocant de suie et de chair brûlée.

Partout où leurs regards se posaient, la désolation régnait. Des maisons écroulées, des portes défoncées. Des corps, parfois carbonisés, d’autres gisant dans des poses grotesques, comme des pantins brisés. Hommes, femmes, enfants, tous mêlés dans une mosaïque macabre de mort.

La place principale, lorsqu’ils y parvinrent, offrit un spectacle qui arracha un frisson même aux cœurs les plus endurcis. Les hommes-chats avaient érigé une sinistre mise en scène. Plusieurs corps, écorchés et pendus, formaient une rangée macabre au-dessus des pavés. Leurs visages, ou ce qu’il en restait, figés dans des expressions d’agonie muette, semblaient regarder les survivants d’un œil vide.

Ancelin sentit sa gorge se nouer. Il détourna les yeux, mais le tableau s’imprima dans sa mémoire comme une brûlure indélébile.

Le Margrave resta immobile, le souffle court, les poings crispés sur les rênes de son cheval. Pour la première fois, son regard s’emplit d’une sombre compréhension. Il venait de mesurer toute l’horreur de ce qui s’était abattu sur Dànn. Ce n’était pas seulement une attaque. C’était un message.

Des cris résonnèrent soudain.

— Par ici !

Ancelin tourna la tête et reconnut la voix de Hugues de Dabo.

Il émergeait de la Grand-rue, soutenu par deux de ses hommes, le visage ensanglanté et la jambe gauche traînante. Une poignée de survivants l’accompagnait. Des soldats, des artisans, quelques femmes tenant des enfants couvertes de suie et d’hématomes. Ils avaient l’air de spectres revenus d’un cauchemar.

Hugues boitait jusqu’à eux, les yeux écarquillés d’épuisement.

— Rodolphe ! Merci au ciel… Vous êtes venu.

Sa voix était rauque, chaque mot arraché avec peine.

— Ils ont pris le château à l’aube. Nous avons résisté, mais… très vite, ils étaient partout. Ils n’ont épargné personne.

Il ferma les yeux un instant, comme pour effacer les images gravées sous ses paupières.

— Nous nous sommes barricadés avec ceux qui ont survécu. Quand le silence est enfin tombé, nous avons dû ramper entre les flammes pour trouver un passage…

Son regard se posa sur les ruines de la ville, ses épaules se voûtant sous le poids de la résignation.

— Qu’en est-il du reste ?

Ancelin répondit d’une voix basse, chaque mot résonnant comme une pierre tombant dans un puits sans fond.

— Il ne reste rien.

Hugues chancela, puis trouva un siège de fortune sur les débris d’un banc renversé. Il resta là, prostré, le regard vide.

Le Margrave, d’un ton coupant, reprit les commandes.

— Nous allons prendre en charge les réfugiés au sud.

Il observa le ciel, où le jour naissant virait à un orange inquiétant sous la lueur des incendies encore vifs.

— L’ennemi semble s’être retiré… pour l’instant. J’enverrai des patrouilles. Nous chercherons des survivants.

Il hésita, puis ajouta dans un murmure.

— S’il en reste.

— Il faut attendre. Des patrouilles ratissent encore la ville… on ne sait jamais, dit doucement Aude, sa voix empreinte d’une tendresse douloureuse.

Viviane restait immobile, les traits figés par l’épuisement et le désespoir. Elle secoua légèrement la tête.

— Mais même… Je veux aller voir.

Aude lui saisit la main avec une fermeté calme.

— On ira. Je te le promets. Mais pas maintenant. Il faut d’abord veiller sur Vive et son petit frère. Tu es d’accord ?

Viviane ne répondit pas immédiatement. Elle ferma les yeux, luttant contre la vague de douleur qui menaçait de l’engloutir. Puis, d’un geste lent, elle hocha la tête, un triste sourire effleurant ses lèvres tandis que des larmes coulaient silencieusement.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Bufo ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0