Les échecs humains (partie 2)
Une partie d’échecs humains ? Judith fut saisie de stupeur. Elle se demanda bien chez quel tordu elle avait pu tomber. Elle ne voyait presque rien, si ce n’était l’ombre mouvante des corps, et ne sentait que l’odeur rance de transpiration et d’excréments qui imprégnait le sol. Le temps s’étirait, sans que personne ne sache quel jour ils étaient.
Judith en profita pour faire la connaissance des autres habitants de la cage. Il y avait par exemple Charles, arrivé le 20 mars, plus de neuf mois avant elle. L’homme, au regard fatigué, disait avoir survécu à plusieurs «jeux» depuis lors, sans jamais savoir qui en tirait les ficelles. Tout ce qu’il pouvait dire, c’était qu’en survivant à un jeu, les rescapés recevaient une maigre récompense : une heure à manger correctement.
Judith, au fond d’elle, sentait qu’elle ne reverrait probablement jamais la lumière du jour. Intriguée par ce fameux jeu d’échecs, elle retourna voir Laurent, l’homme qui lui en avait parlé à son réveil, pour tenter d’augmenter ses chances de survie. Malheureusement, Laurent n’en savait pas beaucoup plus. Il répétait seulement que ce jeu revenait à des périodes bien précises de l’année.
Il savait cela grâce à un ancien détenu, malheureusement, avant même que cet ancien détenu puisse lui en dire plus, il mourut devant Laurent d’une balle dans la tête. Laurent en faisait encore des cauchemars.
La plupart des prisonniers avaient déjà vécu des horreurs innombrables. Judith se sentit le cœur lourd, mais ce qui l’attrista le plus, ce fut de voir un nourrisson d’à peine sept mois, enfermé là lui aussi. Les autres détenus expliquèrent qu’il avait été déposé récemment, sans ses parents.
Heureusement, une détenue nommée Élodie avait pris la responsabilité de s’en occuper. C’était elle qui le nourrissait et le changeait, grâce au lait et aux couches qui arrivaient régulièrement par de petites trappes en métal, chacune destinée à un prisonnier.
Quelques heures plus tard, un bruit résonna sur les barreaux. Des pas lents, mesurés, se rapprochaient. Le son métallique emplissait la cage et faisait vibrer l’air lourd. Judith, malgré tout, conserva un mince espoir : peut-être s’agissait-il d’une personne venue les libérer ? Mais au fond d’elle, elle savait que non.
Bientôt, l’ombre se dessina. Dans leur champ de vision apparut une silhouette vêtue d’une toge marron et portant un masque grotesque, semblable à une tête de sanglier démoniaque. Plusieurs détenus le reconnurent immédiatement : c’était le même homme qui avait déposé le nourrisson, et d’autres captifs, quelques jours plus tôt.
L’inconnu, sans un mot de plus, appuya sur un petit boîtier fixé à sa ceinture. Les chaînes qui entravaient les prisonniers se desserrèrent d’un seul coup, dans un cliquetis métallique qui résonna lugubrement dans la cage.
— Suivez-moi, tous. – ordonna-t-il d’une voix calme et grave.
Les prisonniers s’exécutèrent sans broncher. Tous, sauf Ahmad, un homme d’une trentaine d’années arrivé le 30 novembre.
— Pourquoi on devrait te suivre, fils de p*te ? – s’écria-t-il en serrant les poings. – On est plus nombreux que toi ! Écoutez-moi ! On est seize, et sans compter les femmes et l’enfant, nous sommes sept hommes. On peut lui faire la peau ! Pourquoi vous lui obéissez comme des mou—
Il n’eut pas le temps de finir. D’un seul coup, un malaise insoutenable se propagea. L’air devint brûlant, suffocant, comme si leurs poumons se calcinaient de l’intérieur. Tous tombèrent à genoux, cherchant désespérément leur souffle.
« Comment est-ce possible ? » pensa Ahmad. « Suis-je en train de faire une crise de panique ? » Non. Il leva difficilement les yeux et constata que tout le monde suffoquait… sauf l’homme à la toge. Masqué, impassible, il semblait parfaitement à l’aise au milieu de leur agonie.
Ahmad refusait d’y croire. Était-ce vraiment lui qui leur infligeait cela ? Comment ? Avait-il… des «pouvoirs» ? C’était impossible. Forcément, il devait exister une explication technologique. Ahmad se persuada que l’homme avait dû implanter en eux un dispositif invisible qu’il contrôlait à distance.
Soudain, le supplice cessa net. L’air redevint respirable, comme si de rien n’était. Tous comprirent la leçon : il valait mieux ne rien tenter de stupide. Même Ahmad baissa les yeux.
Sans un mot de plus, l’homme masqué leur fit signe et les mena hors de la cage. Le groupe, encore tremblant, obéit docilement.
Ils le suivirent jusque dans une salle, où se trouvaient des cases numérotées de chiffres et de lettres. À chaque détenu fut attribué un numéro. À Judith, il fut donné le D1. Aussitôt le numéro attribué, elle se retrouva projetée sur la case correspondante et, sans comprendre comment, elle fut comme téléportée dans une pièce toute noire qui, une fois tout le monde arriva, s’illumina. C’était un échiquier grandeur nature. Les numéros de départ servaient donc à déterminer leur rôle.
Judith comprit qu’en D1, elle était la reine. Ahmad, en B1, était cavalier. Laurent, en C1, était fou. Mais deux détails attirèrent aussitôt son attention.
Le premier : comment avaient-ils été téléportés d’une pièce à l’autre ? Malgré les grandes avancées technologiques de leur époque, la téléportation restait l’une des plus grandes impasses de la science.
Le second, et de loin le plus étrange : pourquoi le nourrisson était-il, lui aussi, dans la partie ? Et surtout… pourquoi lui avait-on attribué le numéro E1, celui du roi ? Il était là, allongé dans une sorte de trône miniature, une pièce de roi sculptée pour lui.
Soudain, en face, d’autres hommes et femmes qu’ils ne connaissaient pas firent leur apparition dans le camp adverse. Tout aussi sales et crasseux qu’eux, tout aussi désespérés dans leurs regards. Et, détail glaçant, eux aussi avaient pour roi… un nourrisson.
Une fois tout le monde en place, une silhouette au masque d’autruche démoniaque apparut au centre du plateau.
— Bienvenue à tous, – dit-elle d’une voix enjouée. – Nous allons commencer la partie d’échecs !
Elle leva un bras vers le camp de Judith :
— Voici le camp des blancs, dirigé par le grand maître Heylel !
Puis, désignant le camp adverse :
— Et voici le camp des noirs, dirigé par maître Yuri !
À ces mots, des lumières s’allumèrent en hauteur, révélant de grandes loges aux extrémités de la salle. Il était difficile de distinguer les silhouettes à cause de la distance, mais chacun put voir qu’une présence se tenait dans chacune d’elles. C’était donc eux… les véritables organisateurs. Ceux qui se cachaient derrière tout ça.
Un instant, Judith crut sentir un regard percer la distance. Celui de son «maître», Heylel. Une impression étrange la traversa : ce regard, fixe, ne se détachait pas d’elle.
— Le fonctionnement est très simple ! – reprit la voix masquée. – Vous, les pièces, n’avez qu’à aller là où vos maîtres vous l’ordonnent. Une lumière bleue illuminera la case de départ et la case d’arrivée. Vous n’avez qu’à obéir. La partie s’achève quand l’un des rois est mis échec et mat !
Un silence pesant s’installa. Ce jeu avait l’air si simple, en tout cas, beaucoup plus simple qu’une chasse à l’homme.
La lumière bleue s’alluma sur deux cases. Le premier coup venait d’être lancé.
Heylel, maître des blancs, choisit une ouverture classique : l’un de ses pions centraux avança d’une case. En réponse, maître Yuri libéra immédiatement un cavalier noir, qui bondit par-dessus les rangs pour se placer en avant.
Au début, les prisonniers osaient croire qu’il ne s’agissait que d’une mise en scène. Mais leurs illusions volèrent en éclats quand la lumière désigna de nouveau le pion blanc avancé. Tremblant, l’homme marcha jusqu’à sa nouvelle case. En face, le cavalier noir reçut un ordre.
— Cavalier noir, prends ce pion.
— Aaargh ! Je… je ne peux plus bouger ! – hurla le pion blanc, figé comme paralysé.
Le cavalier noir, un jeune homme au regard vide, tendit les bras sous l’injonction de la voix. Un objet surgit du ciel dans une gerbe de lumière.
— Voici ton arme. – le masque d’autruche jubilait. – Abats ton adversaire.
Le cavalier saisit une épée usée et se tourna vers le pion blanc qui le suppliait faiblement :
— Non… pitié… arrête…
— Tue-le !
D’un coup sec, l’épée s’abattit. Le corps s’effondra, le sang éclaboussant la case avant que le sol ne s’ouvre pour engloutir la dépouille.
Un frisson d’horreur parcourut tout l’échiquier. Judith comprit enfin.
— Ce n’est pas un jeu… – souffla-t-elle, la gorge nouée.
— Il ne s’agit pas d’un jeu ! – hurla Ahmad, le cavalier blanc. – C’est de la folie pure ! Je refuse de participer à ce foutoir !
— Monsieur le cavalier blanc, veuillez regagner votre place. – demanda calmement la voix sous le masque d’autruche.
— Que je me calme ? Va te faire f*utre ! Je me casse d’ici !
Il bondit hors de sa case, fonçant vers une porte qu’il avait repérée sur le côté gauche du plateau. Ses pas résonnaient violemment, emplis de rage et de désespoir.
— Monsieur le cavalier blanc, c’est votre dernier avertissement…
— J’en ai rien à f*utre ! Je me tire d’i—
Un bruit sec déchira l’air, glaçant toute la salle. Ahmad s’effondra, décapité net par une force invisible. Sa tête fut comme exterminée, tandis que son corps sur le sol disparut dans une trappe.
Le silence se fit total. Même Judith, choquée, n’osait plus respirer.
— Bien. – reprit la voix du masque d’autruche, comme si rien ne s’était passé. – Le cavalier blanc B1 sera remplacé par un cavalier robotique.
La case où se trouvait Ahmad s’ouvrit, révélant une silhouette métallique humanoïde, prête à poursuivre la partie.
— Et maintenant… que la partie continue !
Comment ce jeu se finira-t-il !?
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