Les échecs humains ( partie 3)

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Malgré ce qu’il venait de se passer, chaque personne sur le plateau resta là, figée, en attendant que leur « maître » leur dise où aller et qui tuer, tels les pions qu’ils étaient devenus. Déjà détruits mentalement pour la plupart, à cause des jeux et événements précédents, ils comprirent avec celui-ci, pourtant « simple », une chose essentielle : vous n’êtes que des pions. On ne vous demande ni de parler, ni de penser. Faites juste ce qu’on vous ordonne, et c’est tout.

La partie continua dans le silence, la peur… et le sang. Au fur et à mesure, plusieurs pions furent tués. Malgré leurs rôles actuels, ces pions avaient tous et toutes un nom : Bertrand, Rosalie, Aïssa, Mavie, Junior, Paul-André… Ils avaient tous été quelqu’un, un jour. Mais plus maintenant. À chaque prise de pion, un nouveau meurtre involontaire venait s’ajouter aux précédents, transformant l’échiquier en charnier.

Laurent, toujours en vie dans son rôle de fou blanc, n’arrêtait pas d’interpeller la personne au masque d’autruche. C’était le seul à oser poser des questions, en hurlant d’ailleurs, tandis que la silhouette masquée se contentait de ricaner de temps à autre.

« Quel est le but de ce jeu ? »

« Qui sont ces fameux maîtres, et combien sont-ils ? »

« Quel est le but final de tous ces jeux !? »

Aucune question ne trouva de réponse. Malgré cela, Laurent devait lui aussi participer au massacre, comme tous les autres.

Alors que la partie se resserrait pour l’équipe blanche, qui semblait en difficulté, Laurent remarqua quelque chose d’étrange.

— C’est bizarre – dit-il d’un ton grave. — À chaque fois que Judith s’apprête à être cernée par les pions adverses, Heylel ou je ne sais plus quoi la met immédiatement en retrait.

— Je l’ai remarqué aussi – répondit Charles, toujours en vie dans son rôle de tour blanche. — Ce Heylel aurait pu avancer sa reine pour qu’elle prenne la tour adverse. Ensuite, selon les mouvements de l’adversaire, il aurait même pu capturer son dernier fou.

— Ou perdre sa reine, mais finir par les encercler et éliminer les derniers pions avant de les mettre échec et mat – poursuivit Laurent. — Mais il ne l’a pas fait.

— Malgré ta dégaine de clochard, tu t’y connais bien – taquina Charles. — Tu faisais quoi avant de finir ici ?

— Haha, à votre grande surprise, j’étais SDF ! Donc, avoir des habits sales et sentir les égouts, ça ne me dérange pas plus que ça !

Judith les écoutait en silence. Elle aussi trouvait étrange d’être la seule à n’avoir encore tué personne… et surtout, d’être systématiquement « protégée ».

— Ne culpabilise pas, Judith – lui dit Laurent. — Vois ça comme de la chance, héhé. Si tu t’en sors vivante, tu seras la seule à pouvoir refaire ta vie sans avoir de sang sur les mains ! – ajouta-t-il en souriant.

Les mots de Laurent réchauffèrent brièvement le cœur de Judith, même si la culpabilité continuait de la ronger de l’intérieur. Avant que le décompte ne s’achève, maître Heylel fit enfin un choix qui surprit Charles et Laurent.

— Me faire bouger moi, à ce moment ? Mais pourquoi !? – s’interrogea Charles, déconcerté.

Sans perdre une seconde, le camp noir riposta avec une précision glaçante. Les coups s’enchaînèrent à une vitesse fulgurante tandis que Judith, en retrait, assista impuissante à la scène. Soudain, le canon du roi noir fit exploser Charles.

Avant même qu’elle ait le temps de réagir, la lumière bleue s’alluma sous ses pieds : elle devait courir vers la case indiquée. Laurent, lui, fut déplacé juste à côté d’elle.

— T’inquiète pas, Judith ! On peut encore s’en sortir ! – lui dit Laurent, haletant. — Je pense comprendre quelle est la tactique de Hey—

Un pion noir surgit de nulle part et l’embrocha dans le dos.

— Laurent ! Non, s’il te plaît, reste avec moi ! Pitié, tu ne peux pas mourir comme ça ! Pas comme un pion, pour ce vulgaire jeu de merde !

— Ha… Judith… tu sais, je n’ai pas toujours été SDF… J’ai fait de grandes études dans la troisième meilleure école du pays. J’ai beaucoup travaillé, j’ai eu une famille… avant de finir à la rue. Mais tu veux que je te dise ? De toute ma vie… finalement…

Il n’y a pas eu un seul moment où j’ai cessé d’être un pion.

Ce furent les dernières paroles de Laurent, avant que la trappe ne s’ouvre sous lui pour emporter son corps.

Puis, comme l’avait prédit Laurent, Heylel avait bien un plan. L’équipe des blancs remporta la partie sans que Judith n’ait eu à tuer qui que ce soit.

Au bout du compte, il ne resta que quatre survivants au total :

Dans l’équipe blanche : Judith (la reine), Élodie (le deuxième fou) et le nourrisson (le roi).

Tandis que dans l’équipe noire, seul le nourrisson, leur roi, avait survécu.

Une fois la victoire acquise, ils furent escortés par la personne au masque d’autruche jusqu’à la porte par laquelle Ahmad avait tenté de s’enfuir.

— Qu’allez-vous faire des bébés !? – questionna froidement Judith.

— Ne t’en fais pas – répondit le masque d’autruche, toujours sur un ton enjoué. — Les enfants resteront en vie… pour le moment.

Derrière la porte se trouvait une immense pièce, décorée avec faste. Des servantes s’y affairaient autour d’une longue table débordante de plats. Un véritable festin les attendait. Une des servantes leur indiqua les douches pour qu’elles puissent se laver, ce qu’elles firent immédiatement, malgré les caméras peu discrètes braquées sur elles.

Une fois propres, elles s’installèrent à table pour manger, encore sous le choc, se demandant quelle serait la prochaine étape de cet enfer.

— Excusez-moi, Mlle Judith Piriani ? – demanda une des servantes. — Veuillez me suivre, s’il vous plaît.

Les deux détenues furent intriguées. Judith suivit malgré tout la servante, persuadée qu’il s’agissait peut-être de sa libération. Elles arrivèrent devant un grand ascenseur orné d’or et de gravures délicates.

— Où m’emmenez-vous ? – demanda Judith.

— Nous allons au dernier étage, mademoiselle. Le maître veut vous voir.

Judith tremblait d’avance. Elle n’avait aucune idée de ce qui l’attendait. Tandis que les étages défilaient, une seule pensée l’obsédait : sortir d’ici, en emmenant Élodie et les nourrissons avec elle.

L’ascenseur s’arrêta soudain. Elles venaient d’arriver au dernier étage, qui donnait directement sur la loge du maître.

La loge était d’une propreté surprenante : deux canapés aux extrémités, plusieurs tables couvertes de plats raffinés et de bouteilles d’alcools prestigieux, et au fond, un somptueux divan faisant face à une immense baie vitrée donnant sur le plateau. Dessus, un homme était assis.

— Bonjour Judith. – déclara l’homme.

— C’est vous… ? – répondit-elle d’une voix tremblante. — C’est vous, le fameux « Maître Heylel » !?

L’homme se leva du divan et se retourna pour lui faire face. Son regard était à la fois doux et vicieux, glaçant d’ambiguïté. Judith, qui s’attendait à une figure monstrueuse, fut déstabilisée. L’homme mesurait près d’un mètre quatre-vingt-huit, son corps semblait taillé au millimètre. Ses cheveux, d’un noir profond, contrastaient violemment avec la blancheur presque irréelle de sa peau.

— C’est bien moi. Mais ne reste pas plantée là, enfin – lui dit-il en lui désignant le divan d’un geste. — Viens. Le spectacle va commencer. Et d’ailleurs, je ne me suis pas présenté convenablement :

Je m’appelle Heylel. Heylel Bacimmia. Mais appelle-moi simplement Heylel.

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