Rituel
Tandis que Heylel se présenta, Judith n’en revenait pas. Cet homme, à l’allure si douce, dégageait une délicatesse presque irréelle. On aurait pu oublier le massacre qu’il venait de commettre. Cette contradiction la remplit d’une rage sourde.
Elle s’avança d’un pas décidé vers lui et…
BAF.
— Comment oses-tu jouer avec la vie d’êtres vivants avec autant de légèreté !? – hurla-t-elle en lui décrochant une gifle.
Le bruit claqua dans la pièce, sec et violent. Le cri de Judith résonna, et le majordome d’Heylel surgit aussitôt, prêt à intervenir. Heylel leva calmement la main.
— C’est bon. – dit-il d’une voix paisible. – Ce n’est rien.
Il resta immobile un instant, la joue encore chaude. Ce geste, cette colère, réveilla en lui des souvenirs anciens. Lorsqu’il releva enfin la tête, son sourire doux réapparut, presque enfantin.
— Viens. – souffla-t-il doucement. – Assieds-toi, le clou du spectacle va commencer.
Judith, surprise par son calme et sa nonchalance, hésita une seconde. Puis, comprenant qu’elle n’avait pas le choix, elle s’assit sur le divan, le regard fixe, prête à affronter ce qui allait suivre.
— Je suis très content de pouvoir enfin te voir de plus près, et… tu es encore plus jolie que je ne l’imaginais. – dit-il en s’asseyant à côté d’elle, un sourire serein aux lèvres.
— Pourquoi m’avoir épargnée pendant toute la partie ? Que comptez-vous faire de moi ? Qu’allez-vous faire des autres ? Quel était le but de tout cela !?
Heylel conserva son sourire tranquille, comme amusé par la colère de Judith.
— Wow, wow, wow… du calme, Judith. – répondit-il avec légèreté. – Une question à la fois, d’accord ?
Il croisa les jambes, l’air parfaitement détendu, avant de poursuivre :
— Si je t’ai épargnée, c’est parce qu’en te voyant au loin, j’ai su que je voulais faire de toi ma femme. Et concernant la femme et les bébés… ils vont tout simplement servir de sacrifice.
— Hein ? – fut la seule chose que Judith parvint à articuler, la voix tremblante.
— Dans ma famille, il y avait une tradition très particulière, vois-tu ? – continua Heylel, son ton toujours doux. – Chaque nouvelle année, nous jouions à un jeu que nous appelions les échecs humains. Ce n’était pas un simple divertissement, mais un rituel de récupération d’âmes. Le gagnant récoltait les âmes des perdants, tout simplement.
— Quoi ? Mais pourtant, les bébés, ils–
— Ils sont toujours en vie ? Oui, c’est normal, haha. Les âmes doivent mourir en ressentant une émotion forte et négative, comme la peur. Quant aux bébés… ils ont les âmes les plus délicieuses. Donc avant de mourir, il faut qu’on leur fasse certaines choses, haha.
Judith en eut le souffle coupé. Elle ne voulut même pas imaginer ce que pouvaient être ces « choses ».
— En temps normal, tu aurais dû mourir toi aussi, tu sais ? – reprit Heylel d’un ton léger. – Mais quand je t’ai vue, tu m’as rappelé plein de bonnes choses. Et malgré que je ne sois pas vraiment expert en la matière… j’ai su que je venais de tomber amoureux.
Au même instant, un grondement sourd se fit entendre. En regardant par-delà la véranda, Judith vit l’échiquier s’ouvrir lentement, révélant une gigantesque structure en contrebas : un autel sacrificiel, recouvert du sang des pions morts. En son centre, un immense symbole géométrique pulsait d’une lueur rouge sombre.
— Oh, ça va commencer. Regarde, Judith !
Elle n’eut pas le temps de comprendre. En contrebas, sur l’autel, le corps d’Élodie gisait déjà, sans vie. La personne au masque de tête d’autruche apparut, flottant dans les airs, portant sur chacun de ses bras les nourrissons qu’elle déposa délicatement sur l’autel.
— Chers Maîtres et Maîtresses, je vous remercie d’être présents en ce jour pour célébrer avec nous la nouvelle année ! – annonça-t-elle d’une voix vibrante. – Merci à tous de venir sur l’autel pour le rituel, et pour honorer le grand élu de cette année… Maître Heylel !
Des humains, tous masqués, furent comme téléportés dans la salle. Ils avancèrent lentement vers l’autel, leurs silhouettes se mêlant à la brume épaisse. Sans un mot, ils commencèrent à se déshabiller. Hommes, femmes, tous s’approchèrent du centre avant de s’adonner à une orgie démente.
Les corps des pions jonchaient encore le sol, inertes, déformés. Certains masqués, sans la moindre hésitation, se servirent de ces cadavres pour assouvir leurs pulsions. Judith, livide, porta la main à sa bouche, l’estomac retourné.
— Voilà… – déclara calmement la personne au masque d’autruche, levant les bras vers le ciel. – Que toutes ces âmes apparaissent, qu’elles s’élèvent et atteignent le paradis !
Heylel se leva du divan, se dévêtit à son tour, puis tendit les bras, nu, face à la scène.
À la grande horreur de Judith, des lueurs jaillirent des cadavres et s’élevèrent dans les airs, tournoyant lentement autour de la salle. L’humain au masque d’autruche tira alors une lame fine et noire de sa toge.
— Ô toi, Dieu des Dieux ! Eloha des Élohims ! Accorde-nous ta bénédiction, donne-nous la force de vaincre nos ennemis ! Nous sommes tes brebis, nous sommes tes soldats, nous sommes tes enfants ! Et nous t’offrons aujourd’hui ces corps ! – hurla la personne au masque d’autruche, la lame levée.
Horrifiée, Judith cria de toutes ses forces, mais il était trop tard. Impuissante, elle vit une scène d’horreur se dérouler sous ses yeux. L’humain au masque d’autruche venait d’égorger les deux nourrissons sans la moindre hésitation.
Les lueurs s’intensifièrent soudain, montant jusqu’à la loge d’Heylel avant de littéralement pénétrer en lui. Judith recula, effrayée. Le corps nu d’Heylel tremblait de manière incontrôlable. Absorber ces âmes lui procurait un plaisir si immense qu’il en jouit à plusieurs reprises, les yeux révulsés, avant de retomber lentement sur le divan, haletant.
Il se tourna vers Judith, un sourire extatique aux lèvres, et murmura :
— Il n’y a pas à dire… absorber des âmes procure plus de plaisir que le sexe.
Il n’en fallut pas plus pour que Judith perde totalement connaissance.
Heylel se rhabilla tranquillement tandis que son majordome souleva Judith, inerte.
— Que dois-je faire d’elle, Maître Heylel ? – demanda-t-il d’une voix froide.
— Téléporte-toi et emmène-la dans mon sous-sol à Snakefield. – répondit calmement Heylel.
Il effleura alors sa joue, encore marquée par la gifle de Judith. Ses mots, son regard, tout cela fit remonter en lui des souvenirs enfouis. Des images d’un autre temps, d’une autre maison, d’une autre voix.
— Heylel, Heylel, t’es où ? – appela une jeune fille en courant dans un couloir.
Elle ouvrit une porte et découvrit un garçon d’une dizaine d’années, concentré sur ce qui semblait être un petit animal disséqué sur la table.
— Oh, salut grande sœur, j’imagine que papa me cherche. J’arrive tout de sui—
CLAC.
La gifle résonna violemment.
— Heylel ! Comment oses-tu jouer avec la vie d’êtres vivants avec autant de légèreté !?
Le jeune Heylel resta figé quelques secondes avant de baisser la tête.
— Oui… pardon, grande sœur Lumna. Pardonne-moi, s’il te plaît…
Ces souvenirs d’enfance firent naître un léger sourire sur le visage d’Heylel.
— Grande sœur… je me demande ce que tu deviens maintenant. – murmura-t-il.
Le temps passa. Le lendemain matin, Judith dormait encore, allongée dans une chambre aux murs d’acier. Heylel, lui, avait déjà quitté les lieux.
Il marchait tranquillement dans les rues de Snakefield, les mains dans les poches, saluant poliment ceux qui le reconnaissaient. Après quelques minutes de marche, il s’arrêta devant un petit café à la devanture familière. Il poussa la porte, entra et s’assit au comptoir.
Devant lui, plusieurs personnes discutaient dos tourné, mais l’une d’elles attira immédiatement son attention. Il s’approcha lentement, un sourire discret au coin des lèvres.
— Je savais que je te trouverais ici… Comment vas-tu, Chris ?
— Oh, mais c’est vous, Monsieur Heylel ! Ça va bien, et vous ?
Fin
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