Chapitre 2 – La magie, ça se sent comme l'amour sur la peau
Léandre était déjà partie lorsque Quilo se réveilla à sept heures pétantes. Elle n’avait pas laissé de mot sur le frigo mais à l’intérieur, il trouva du lait, des œufs et du bacon. Il fouilla à toute vitesse les placards jusqu’à récolter de quoi faire des pancakes salés et sucrés. La journée d’intégration ne commençant qu’à 10h, il avait le temps de prendre un solide petit déjeuner pour son premier jour. Il checka ses messages, discuta avec ses trois amis de lycée et rassura son père-poule-ours que tout irait bien. Après le déjeuner, il s’habilla avec l’uniforme aux couleurs bordeaux et sarcelle, sur lequel un blason de dragon doré rugissait des flammes irisées. Son sac à dos bien remonté sur ses épaules, Quilo partit de l’appartement.
Le dehors pullulait ; il n’y avait pas d’autres termes. Les gens courraient dans les rues, désormais plutôt étroites à cause du grand nombre de personnes. Le mouvement, en revanche, ne venait pas du nombre mais de ce qui en jaillissait : la magie, fontaine de lumières colorées, de sons étranges et d’effets fantastiques. Ici, une célestine qui caressait le bras d’un ondin tout en sortant d’un portail. Là, un humain qui téléphonait, une main dans la poche, des flammèches dansant sur sa tête chauve comme des extensions capillaires. Plus loin, des nains qui reluquaient leurs marteaux respectifs cerclés de runes enchantées.
Tous ces gens avaient une chose en commun : ils avaient un pouvoir spécial, confié par les soins de la magie. Énergie mystique pour les uns et transdimensionnelle pour les autres. Le sang, le souffle du monde ; un moteur, une machine pour toute chose. Chaque aspect du monde était régi par la magie, sa puissance seulement limitée par la force et l’imagination de chacun.
Tous ces gens, unis par une même force, un même mouvement. Unis par la magie qui chérissait ceux qui avaient découvert l’amour, qui l’avait fait et qui le partageait avec leurs moitiés.
Tous ces gens… sauf Quilo.
Bien qu’il aimait, comme tous les adolescents, être « spécial » ou « unique en son genre », le fait était qu’il n’avait jamais voulu l’être de cette façon. Parce que le jeune ventou était ce qu’on appelait un Brisé, de ceux qui n’avaient pas été choisis par la magie. De ceux-là n’en ressortaient que des gens malades psychologiquement, prompts au suicide et trop instables pour vivre en société. On les appelait Brisés parce qu’ils le finissaient réellement : sur un trottoir, dans une forêt, en maison, on retrouvait des cadavres désarticulés. Seul lui, ses pères et son médecin, le docteur Cleffe, était au courant pour son absence de pouvoir mais au lieu de l’enfermer, Cleffe avait accepté de garder le secret et de laisser le jeune vivre sa vie, tout en demandant des nouvelles régulières sur son état mental et physique. Quilo, plus jeune, avait dans la peur qu’un jour ce sort lui arrache le bonheur qu’il tentait d’avoir mais le médecin lui avait dit que ça n’arrivait qu’aux enfants entre 12 et 17 ans. Quilo était donc un cas rare – pas unique d’après Cleffe mais si rare qu’on en voyait un tous les cent ans.
La magie brisait peu de personnes mais des études officielles avaient conjecturé que cela touchait plus particulièrement les ados peu sociables et plus encore ceux qui n’avaient pas eu de rapports sexuels. Fait qui concernait également Quilo mais qu’il avait toujours nié à ses amis et le personnel santé du lycée. Ça, par contre, il n’en avait parlé qu’à Cleffe ; ses pères auraient trop paniqué en entendant que leur enfant n’avait pas fait l’amour. À l’école, on lui avait appris que depuis le Schisme, mouvement anti-Ordre Vrilleclaste – religion prônant une abstinence parfaite hormis pour les couples hétérosexuels mariés, en plus de l’interdiction de la magie – la révolution sexuelle avait libéré les mœurs et chacun s’était vu découvrir sa particularité : son genre, son orientation sexuelle… et sa magie. L’abolition du tabou autour du sexe, l’esthétisme des corps et l’acceptation du désir par le consentement, l’entente et la communication étaient des valeurs que la société actuelle avait imprimé sur chaque exemplaire de citoyen, y compris Quilo.
Alors lorsqu’il voyait un couple s’embrasser pour libérer leur magie ou entendait des voisins faire leur missionnaire du soir pour allumer le feu, ce n’était pas gênant. Pourtant il la ressentait, cette gêne, de temps en temps et devait prendre des médicaments qui devaient réveiller sa libido et lui permettre de ressentir, avec de la chance, un coup de foudre. Ou un coup de foutre, blagua-t-il avec plus de défaitisme que de sarcasme. Bon, il y avait des endroits pour faire des choses plus poussées et se recharger en magie : maisons de charme, lofts publics, toilettes publics si on était vraiment en chien…
Quilo, lui, ne pouvait pas faire de magie. Il était une de ces plantes de bureau dans une jungle qui devait se débrouiller pour ne pas attirer l’attention des orchidées, des rafflesias et autres lianes entremêlées dans la belle harmonie de la vie. Il se disait, non, se devait de participer au grand ballet de danse et pas rester dans les coulisses. Il trouverait son duo qui l’emmènerait sur la piste de danse et plus jamais il n’aura peur de n’être qu’un grain de sable dans les rouages de l’horloge. Son seul et unique moyen de se cacher était ses « lumières dansantes », des champignons en poudre qu’il gardait dans une petite bourse et qui sous un vif frottement…
Il trempa son index et son pouce dans la bourse, les sortit et claqua des doigts dans la rue. Un bruit de pétard, des étincelles puis des lumières multicolores. Un passant, visiblement épuisé qui avait un orage miniature au-dessus de la tête l’applaudit poliment et ses nuages s’éclaircirent. Voilà. Au moins pouvait-il faire semblant de ne pas être vierge et d’avoir une vie sexuelle épanouie comme tous ses concitoyens.
Le métro pris, il voyagea au dessus des routes, des immeubles, le fleuve Tourbier… Quilo posa sa tête contre la vitre colorée. Ses pensées se bousculaient dans sa tête : se ferait-il des amis ? Devait-il leur mentir comme à ceux qu’il avait abandonné au lycée ? Et qu’en était-il des épreuves ? Allait-il devoir de nouveau subir le regard désapprobateur des professeurs quand il leur présenterait son dossier médical ? Allait-il rester comme ça toute sa vie, Brisé, incapable de magie ? Soudain, un tarchon bourré entra à un des arrêts et permit au jeune adulte de se concentrer sur autre chose. Le gars bourré vint s’installer à côté de lui et lui parla d’une haleine chargée d’ail :
— Z’est une bête de belle journée, hein ?
— Oui, admit Quilo en toute sincérité.
— Ouaip… (le type sentait le renfermé et le paprika) T’sais quoi ? J’en peux plus d’cette ville. D’ces gens. Ça baise de partout, ça s’minaude sans arrêt… Tu vois ce que je veux dire ?
— Ils font leurs vies, tant mieux pour eux.
Seulement il voyait très bien ce que le type bourré voulait dire. Ses cornes usées, ses doigts perclus, ses yeux chassieux… il avait dû abuser de toutes les addictions possibles. Quilo l’imaginait sans peine. Lui et le bourré se murèrent dans un silence poli pour l’un, déphasé pour l’autre, jusqu’à que ce dernier trouve un nouveau centre d’intérêt dans la rame. Le ventou voulut regarder autre part. Chier : plein de couples se regardaient amoureusement, s’embrassaient ou se câlinaient. Une boule se forma dans son ventre. La station « Hallioce » fut annoncée, Quilo sortit en toute hâte.
La tête enfoncée dans les épaules, il gravit les escaliers pour éviter les escalators quand soudain…
— Hey !
Quelqu’un l’attrapa gentiment par l’épaule. Le contact le raidit, il fit volte-face. Une braiseuse, surprise, écarquilla ses yeux embrasés en levant les mains.
— Wow, désolé ! Je voulais pas te surprendre.
— Y a pas de mal…
Elle le rattrapa pour finir l’ascension à ses côtés. Undercut noire d’encre, piercing sur la peau rouge caractéristique et, quand elle lui sourit, des dents de charbon. Elle portait une veste en cuir marron qui croulait sous les pins, les accrocs et autres accessoires ; un jean court beige et des bottines noires surmontées de chaussettes hautes bleues sous-marin. La braiseuse lui présenta sa main pour qu’il la serre.
— Tacmek. Appelle-moi Tac. Désolé si je t’ai dérangé mais t’es le premier ventou que je croise.
Hésitant, Quilo finit par lui rendre son geste avec énergie.
— Quilo, enchanté. Je suis si rare que ça ?
— On ne peut plus ! À l’univ, y a un prof ventou mais il est en arrêt maladie. Sinon, aucun élève.
Curieux… mais bon, c’est pas l’heure d’être parano ! « Tu vas à la fac depuis quand ?
— C’est ma première année de fac, argua-t-elle alors qu’ils sortaient des souterrains.
Les deux compères tournèrent leurs têtes vers l’Université d’Hallioce. Y avait pas à dire, c’était époustouflant !
Basée sur un modèle de château pré-lavigien (hautes tours pointues, murailles convexes et murs concaves), Hallioce s’élevait en géant devant des centaines de milliers de fourmis. Ses immenses vitres rayonnaient sous le soleil matinal et projetaient des kaléidoscopes colorés sur le sol, les arbres et les autres bâtiments plus modernes. Des sculptures immenses, visibles de là où ils étaient, soutenaient la structure en titans bâtisseurs. L’impression d’être face à une forteresse imprenable et en même temps acceuillante prit Quilo de court : il trébucha. Tac le rattrapa par le bras en rigolant.
— Ouais, c’est pas mal, hein ?
— C’est putain de grand !
Elle acquiesça, le regard amusé devant l’étonnement innocent du campagnard.
— Genre, grand de chez grand ! Oh la vache !
— Et encore, t’as pas vu l’intérieur… (sa voix faiblit quelque peu mais il ne remarqua rien) Tu sais où t’as cours ?
— Ouais. Salle 202, bâtiment Géli…
—…avec M. Yvain ? Pareil ! Et t’as de la chance, je sais où c’est !
C’était vraiment un bon jour, comme l’avait dit l’autre type dans le train. Quelle chance de tomber sur quelqu’un comme Tac ! Il la suivit sans se poser plus de questions et se laissa emporter par la beauté des vieux bâtiments et par la foule d’étudiants cosmopolite. Il y avait tellement de gens ! Des céléstins aux tatouages spiralés, des tarchons cornus à la peau grise, des braiseurs rouges aux yeux de feu, beaucoup de kallaisse aux grains de beauté rocailleux, des ondins onduleux aux cheveux d’eau et des gobelins, des elfes, des humains ! Il y avait même des peuples que le ventou n’avait jamais vu : à tête d’oiseau ou de dragon, des géants à un œil et même des petits cubes de gelée flottantes…
— Ah ça ? C’est des senseurs, pas des élèves, lui apprit Tac en suivant son regard. Gaffe à pas confondre : ils te balancent des Malus à tout bout de champ.
— Des malus ?
— Des trucs qui vont te traîner jusqu’à la fin de ta scolarité. Tu veux pas tester.
Elle finit par l’amener devant un vieux bâtiment sur lequel un panneau miteux indiquait :
« Géli – Étude de la magie et de ses applications théoriques – Arts des peuples ».
Titres un peu réducteurs mais ce n’était pas un hasard : Quilo voulait faire le moins de magie pratique possible pour que les professeurs se rendent compte de ses autres talents. Il aimait peindre et dessiner depuis son plus jeune âge. Même si aucun talent ne saurait remplacer des Animations Animiques (ou « Animanitions »), au moins espérait-il trouver d’autres personnes passionnées. Lui et Tac entrèrent dans le bâtiment et…
Wow.
Juste. Wow.
On se serait dit tomber dans un rêve éveillé : des myriades d’animaux fantaisistes, de formes éthérées et de choses merveilleuses naissaient de pinceaux, de flûtes, de regards, de doigts et de chants. Quilo baissa la tête pour éviter un griffon miniature qu’un elfe tentait de rattraper, lui criant après. Le hall était le cœur du bâtiment, relié à toutes les salles dont on pouvait apercevoir les portes jusqu’à des sommets trop lumineux pour être visibles. Son épicentre était un palomin magnifique : c’était un « arbre à souvenirs » aux feuilles rouges, aux nœuds si étroitement mêlées que son écorce, même à vue, était lisse comme la peau d’un nouveau-né. Ses longues branches s’étendaient jusqu’aux étages supérieures : elles filtraient la lumière du soleil tout en permettant aux élèves d’y grimper ou d’y glisser. Devant le tronc se tenait une longue file d’étudiants qui y pénétrait ; à chaque passage, une vive lumière jaillissait depuis l’intérieur.
— Ils ont mis un téléporteur dans l’arbre ? demanda-t-il alors que sa nouvelle camarade l’embarquait dans la file.
— Un instantané, pas comme ces merdes que les indus vendent sur le marché. Il est maintenu 24h/24, 7j/7 toute l’année en puisant dans la magie du palomin dont les racines vont prendre leurs nutriments à côté d’un flux d’éthérim.
— Bordel. Qui a enchanté le cercle ?
— D’après la légende, c’est le fondateur de l’école, Hallioce lui-même, quand il a planté l’arbre sur le cadavre d’Abraxas…
Quilo se rappela du tableau qui décrivait cette scène : l’immense Hallioce, héros d’ancien temps, s’écroulant de fatigue sur sa gigantesque épée plantée dans la poitrine d’un dragon rouge.
— On arrive, annonça Tac.
Ils s’infiltrèrent tous deux dans le cœur de l’arbre : le cercle, tracé au sol, s’enroulait autour des racines et s’illumina lorsque le pied du ventou s’y invita. Une sensation le parcourut, comme lorsque le silence revient subitement après une cacophonie envahissante. Vide ahurissant puis calme éreintant. À peine eut-il le temps de cligner des yeux que Quilo faillit mourir écrasé, en bas de la montagne.
Lui ainsi que d’autres élèves aussi surpris surplombaient une vallée profonde depuis un plateau rocheux. Une voix les fit tous sursauter, teintée d’amusement :
— Il me semble que j’ai toute votre attention. Commençons !
* * *
Un magicien, on l’imagine vieux, barbe au visage avec des yeux aussi profonds que sa sagesse. Il porte une robe étoilée, un chapeau pointu et un bâton serti de gemmes. Ce n’était pas le cas de M. Yvain : c’était une personne humaine portant un chemisier noir et un pantacourt, au visage rond et souriant avec une dent en moins et un nez cassé. Ses petits yeux rouges scrutaient chaque élève avec un intérêt qui mettait Quilo mal à l’aise. Il avait déjà eu affaire à ce genre de professeurs qui considérait ses élèves comme des pâtes à modeler. Enfin, il espérait qu’il ne s’agissait pas de cela…
— Je vous souhaite la bienvenue dans le cours de théorie magique. Mon nom est Ulrich Yvain et je vous prie de ne pas me considérer comme un homme ou une femme. « Iel » et « luille » suffiront. Si je vous prends en flagrant délit de mégenrer, croyez-moi que vos notes baisseront d’emblée. Et d’autant plus si vous êtes venus ici pour ne pas vous entraîner à faire de la magie.
— Euh…
Le prof tourna la tête vers Quilo. Eh merde, il n’aurait pas dû ouvrir la bouche mais ça lui avait échappé. De dépit, il précisa d’une question :
— Donc on va forcément faire de la magie ?
Il se crispa sous le regard scrutateur et celui d’autres élèves, se fit tout petit ; la bouche de Tac forma ces mots : « Qu’est-ce que tu fous ? » sans les dire mais maintenant que le mal était fait, il bredouilla :
— Ma magie, euh… elle est pas ouf, et puis… bah…
— N’ayez crainte, monsieur… ?
— Tramontane.
— M. Tramontane, cette matière ne vise pas, contrairement aux autres, à vous enseigner à lancer de nouveaux sorts que celui qui vous a choisi à votre naissance. Non, ma matière – et je m’adresse à tout le monde ce faisant – consiste à comprendre le lien unique qui vous lie à la magie, à explorer cette aptitude innée présente en chacun de vous.
Présente en chacun de vous… ces mots empoignèrent la gorge Quilo et commencèrent à l’étouffer. Tac sembla remarquer son changement d’humeur et lui fila un gentil coup de coude dans le bras, avant de lui sourire. Il se dit que ça n’allait pas être vraiment horrible et se tourna de nouveau vers le professeur pour acquiescer. M. Yvain continua :
— Nous voici donc dans ma salle de classe, à 1400 mètres d’altitude au dessus du niveau de la mer (il désigna un trio d’élèves un peu écarté du groupe) Vous aurez bien deviné que le réseau est inexistant. C’est tout à fait normal : je souhaite que durant mes cours, vous soyez coupé de toute source de distraction. Je vous demanderais donc de me remettre vos téléphones portables.
Tout autour de lui, les élèves s’offusquèrent mais finirent par obtempérer. C’est là que Quilo entendit quelqu’un marmonner :
— Déjà qu’on doit se taper tic-tac…
Il lança un regard par dessus son épaule mais ne vit aucun indice qui lui permettrait de savoir qui avait dit ça. Ce n’était pas important ; il se reconcentra sur le cours. Le professeur, qui tenait le bac en plastique dans lequel reposait les téléphones, bomba son torse et lâcha un souffle doré qui fit disparaître les appareils.
— Pas d’inquiétude, ils sont en lieu sûr. Je vous les rendrai à la fin du cours… Bien ! Qui à présent peut me dire pourquoi je vous ai emmené aussi haut ?
— Parce que la magie vient du ciel ? hasarda une ondine endimanchée.
— Non, parce que les montagnes ont la particularité de rassembler beaucoup d’énergie magique libérée par les êtres vivants : vous, moi, les monstres… (les élèves frissonnèrent, Quilo d’autant plus) N’ayez pas peur ! Je possède une accréditation en Métamagie de niveau 8.
De niveau 8 ? pensa le ventou avec une admiration nouvelle envers leur professeur, sentiment partagé par de nombreux élèves. Obtenir ce genre d’accréditations était très ardu et encore plus en Métamagie, un domaine d’arcanes complexes mais considéré comme l’apex en matière de « magie sur le terrain ».
— Vous allez devoir vous mettre en binôme face à face – assis ou non, peu d’importance – et vous allez tenter de capter la magie de l’autre à l’aide de diverses questions et, plus généralement, de votre instinct. Allez, allez !
Les binômes se formèrent assez rapidement, enfin pour Quilo c’était facile : Tac le monopolisa sans hésitation. La braiseuse semblait enchantée de cet exercice, mais son partenaire, lui, l’était beaucoup moins : dès que les paroles du professeur avaient franchi ses lèvres, il s’était presque vu pousser des ailes pour s’enfuir loin, très loin de tous les problèmes qui allaient survenir : « T’es un Brisé, en fait ? », « Mince, ça doit être dur… », « Tu devrais aller voir un médecin ! ». Bref, le genre de choses qu’une fin d’adolescence souhaite laisser derrière soi.
C’était encore plus dur en voyant l’enthousiasme de sa nouvelle amie, aussi s’en ficha-t-il et décida que ce serait peut-être bien de ne plus cacher sa condition. On était à l’université, merde ! Les gens n’étaient des plus des gosses.
— Alors, commença sa binôme alors que les autres s’installaient encore. Tu viens d’où ?
— Tu connaîtrais pas. Lombardigue ?
— J’avoue que non. Ça ressemble à quoi ?
— C’est près de la mer, dans le Sud. Y a des landes et peu de forêts… surtout des plages, en fait. Pas beaucoup de collines et les quelques unes dépassent pas les 80 mètres.
— Okay, ça fait pas mal d’infos… hummm… Magie des plantes ?
— Perdu ! rit le garçon. À moi.
— Quoi ? C’est pas du jeu !
— Déjà, c’est pas un jeu, ensuite le prof nous a pas dit quelles règles il y avait ou non.
Elle se renfrogna mais accepta de bonne grâce. Quilo se racla la gorge :
— Tu viens d’où ?
—…d’Alfrée.
— T’es pas dépaysée, alors ! Tu y as été jusqu’au lycée ?
— Ouais.
— Ça te plaisait ?
— T’as de drôles de questions !
— Le prof n’a pas précisé combien de questions ni lesquelles on pouvait poser, donc accorde-moi au moins la prudence, mentit-il à moitié. Alors ?
— Ok, ok… Ouais, j’aimais bien être là-bas. Je me rappelle encore de la musique qu’on mettait en soirée.
— Tu peux m’en citer quelques unes ?
— Kaléidoscope de Nuit Indolore, Seringue de Lahart, Guess who’s dead de Watchin Wires… T’en veux d’autres ?
— Ça me suffit pour l’instant.
— D’accord… Tu sens quelque chose ?
Quilo se concentra sur ce que Tac venait de dire, de révéler. Il trouvait cet exercice extrêmement ardu pour bon nombre de raisons, notamment le fait qu’il n’avait pas de magie.
Je prends donc un instant pour révéler ceci : dans le monde de notre ventou et notre braiseuse, toute chose est magique. Du plus grand dragon au plus petit acarien. Mais savoir l’utiliser lève une barrière logique entre ces deux créatures.
Tout comme elle levait une barrière en Quilo, qu’il s’efforçait d’escalader tant bien que mal. Certes, se tromper n’avait rien de grave – après tout, Tac n’avait pas réussi du premier coup et les autres autour d’eux semblaient galérer tout autant – sauf qu’il se tromperait encore et encore, jusqu’à se dévoiler. C’était inacceptable ; dès l’instant où ça arriverait, sa vie universitaire serait ruinée par tous les obstacles qu’un Brisé de l’Ulmonde rencontre habituellement dans la société.
— Hé ! lança Tac. Allô l’Ulmonde !
— Désolé… Je peux te poser plus de questions ?
— Tu viens de le faire, donc oui.
Il expira et se concentra, cette fois non pas sur ce qu’il venait d’entendre mais sur ce qu’il allait demander. On apprend facilement que se poser, même un peu, avant de demander quelque chose peut vous apporter des merveilles, comme vous sauver la vie par exemple. Même une vie sociale mérite d’être sauvée (bon, pas toujours mais dans le cas de notre ami, vous conviendrez qu’il s’agissait d’un cas pareil).
Après mûre réflexion donc, la langue de Quilo se démêla sur un genre de questions très épineux :
— Est-ce que tu es heureuse ?
Il s’en mordit les joues. La braiseuse, bien sûr, la prit comme une balle de sniper : elle sursauta, écarquilla les yeux avant de grimacer :
— Heuuu… Ouais ?
— Super. Qu’est-ce qui te rend heureuse ?
De nouveau, une question digne des ronces les plus fourbues. Mais il ne la posa pas avec la légèreté d’un « bonjour ». Il la fit pousser gentiment sur le sol pour que Tac puisse l’attraper et sentir tout le poids qu’il y avait à l’intérieur.
— J’aime entendre de la musique, avoua-t-elle tout bas. Pas juste pour m’amuser ou me détendre : j’ai l’impression qu’en écoutant, le monde est trop, trop beau.
— Comment ça, trop beau ? s’enquit Quilo en laissant cette fois ses mots venir d’eux-mêmes jusqu’à elle.
— Genre, tellement beau que tu mérites pas d’y être…
La voix de Tac se brisa. Quelque chose poussa Quilo vers elle et il crut – à son honneur – à de l’amour. Un coup de foudre, mu par cette émotion qu’il n’arrivait pas à décrypter. Il s’approcha et lui prit la main mais elle la retira vivement, en marmonnant :
— T’as fini tes questions ?
Il acquiesça. Elle devait en avoir marre. Et lui en avait assez, aussi.
— C’est un peu cliché et peut-être j’ai tort, mais… ta magie, c’est l’« Inspiration Musicale » ?
Elle leva des yeux embués qui clignèrent deux fois avant qu’elle dise un « oui » minuscule. Quilo soupira, autant parce qu’il avait réussi que cette expérience était terminée. Il se sentait mal d’avoir décortiqué aussi facilement sa première amie à l’université. Il lui demanda s’il elle voulait continuer et, surprenamment, oui.
Les questions qu’elle posa fusèrent de sa bouche comme pour cacher la bile qui s’y était accumulée : « C’est quoi tes passions ? », « Ton animal préféré ? », « Tu manges de la viande ou non ? », « T’as combien de frères et sœurs ? » et ainsi de suite. Le ton inquisiteur qu’elle prenait, la hargne qu’elle y mettait… Quilo venait de découvrir une nouvelle facette de Tac : la compétitrice. Elle ne voulait pas perdre face au ventou donc tentait tout pour lui faire cracher le morceau : « Magie des hurlements ? », « Magie nécrotique ? », « Magie télépathe ? », « Magie irisée ? »
— Magie lumineuse ? demanda-t-elle après trois douzaines de tentatives.
— Oui ! répondit précipitamment Quilo.
Un éclair de surprise passa sur son visage suivi par une joie soudaine. Elle frappa dans ses mains.
— Yes !
— Bien joué, lui concéda le ventou en se sentant plus sale qu’un chiffon plein de vomi.
— Tout le monde a terminé ? lança le professeur en voyant le dernier duo se lever. Bien. Je veux maintenant que chacun de vous fasse une démonstration de sa magie ici-même.
Cette fois, l’exercice fut accueilli avec plus d’engouement, surtout parce que chaque partie d’un duo souhaitait voir la magie de l’autre. Voilà où venait en venir le prof, pensa Quilo. Dès lors, chaque personne commença à convoquer sa magie principale et à lancer son sort. Quand il se tourna vers Tac, ses cheveux s’étaient dressés sur sa tête et elle tapait en rythme dans ses mains. Une musique sembla enfler sous les pieds du ventou et il se sentit plus léger, avec une furieuse envie de danser qui se propagea par pas mal d’élèves à leurs côtés.
— Vas-y, Quilo, lance-toi ! s’exclama Tac sous l’effet extatique de la magie.
Il croisa son regard. Puis il regarda les autres. Chacun avait le même air qu’elle quand on faisait de la magie. Ce même visage que lorsqu’avec son partenaire, on atteignait le septième ciel. Un visage incompréhensible pour un Brisé.
Mais Quil était un bon acteur. Il plongea ses doigts dans sa poche où était cachée sa bourse et prit une pincée de poudre et la lança en l’air en claquant des doigts. La chaleur née du frottement vif enflamma la poudre qui explosa en une myriade de couleurs. Comme à l’ordinaire, on fit des « Oooh » et des « Aaah » et plein d’élèves applaudirent, là où tout le monde regardait au dessus de leurs têtes les petites lumières danser.
Tout le monde sauf Tac, qui avait son regard fixé sur Quilo.
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