Chapitre 15 – La magie des éclats de rire et de verre
Aujourd’hui n’annonçait aucune nouvelle mission… ni travail, d’ailleurs. Jeudi. C’était le jour de la semaine que Qwilo attendait : celui de l’entraînement avec André. C’était le seul moment qu’ils s’accordaient en seul à seul, l’humain ayant personnellement demandé à veiller sur « la croissance de son protégé ». Au moins, le ventou utilisait ça comme excuse pour passer du temps avec lui.
L’humain, selon ses dires, allait mieux et avait même insisté pour qu’ils se retrouvent aux aurores à Paillemolle, au Nord du parc. Le soleil éclairait la brume que formaient leurs souffles, leurs joues rosies par le froid et le vent, joueur, effleurait leurs cheveux.
— « Ta magie est unique » est un truc que t’as dû entendre des centaines de fois quand tu étais petit. J’imagine que tu t’en rappelles ?
— Oh que oui.
— On fait de la magie quand on est enfant, c’est normal. C’est la seule période où elle s’échappe de nous librement, sans l’aide de pouvoirs ou de formules.
— Me refais pas un cours de bio, s’il te plaît, gémit le ventou avec sa voix d’humain, plus grave.
André haussa les épaules puis continua :
— J’ai compris un truc, en cellule : les Brisés ont tous été des gosses dont la magie s’écoulait très, très vite avant que ça n’arrive.
L’autre approuva d’un signe de tête ; avant son suivi par Cleffe – par extension avant les premiers signes de son état de Brisé – Qwilo avait eu ce genre rarescences éthériques. Est-ce que ça voulait dire que l’état de Brisé était une sorte de réaction de protection du corps face à ce phénomène ?
— Je vois que tu comprends. Les scientifiques de la DSSM sont parvenus à la même conclusion.
— Comment tu le sais ?
— Les mots vont vite, dans un Complexe fermé du monde. L’important, c’est que ton pouvoir propre se manifeste seulement que lorsque tu parviens à trouver l’équilibre parfait entre l’état « Brisé » et « non-Brisé ».
— Ça a l’air facile.
Le Viragère laissa échapper une flamme de sa paume vers le haut, tout en aspirant les feuilles sous ses pieds avec son autre paume vers le bas. Le ventou écarquilla les yeux devant cette démonstration qui, avec tant d’autres, l’émerveillait ; pas plus tard qu’hier, André avait allumé la cheminée à l’autre bout de la pièce d’un claquement de doigts.
— La maîtrise, fit ce dernier en cessant son tour, n’a rien de « facile ». Ce n’est pas du moitié-moitié, mais une répartition propre à chacun. C’est ton corps, donc à toi de tester.
— La télékinésie, c’est bien, avoua Qwilo qui ne souhaitait pas vraiment avouer son incompréhension.
— C’est la base et c’est pas suffisant, le sermonna André en s’approchant.
Sans prévenir, il posa la main sur la poitrine de Qwilo.
— Essaye de te concentrer sur ton souffle. Je vais t’aider.
Une sorte d’impulsion électrique parvint jusqu’à sa peau, accompagnée d’une odeur de tabac froid. Comme un aimant, la main du ventou s’accrocha à celle de son ami et il commença à respirer. Difficilement, comme s’il était atteint d’un toux qui ne sortait pas, et cette pression presque malsaine lui donna la nausée, le vertige. Il frémit, la sueur au front.
— Du calme, résonna la voix d’André dans la caverne de son esprit.
Quelque chose surgit au fond de son esprit. Une présence. Elle n’était pas la bienvenue, pourtant elle était à sa place ; Qwilo tenta de la chasser d’un geste comme on le ferait avec une pensée, mais c’eut l’effet inverse. La présence se rapprocha, rapprocha. Une sensation si désagréable qu’il n’eut d’autre choix que de s’écarter en un bond.
— Qwilo ! s’exclama André tandis que le ventou tombait sur derrière.
La sensation de mal-être devenait une marmite de douleur frémissante, qu’une respiration maîtrisée ne pouvait pas calmer. André s’agenouilla auprès de lui alors que des volutes de magie s’échappaient de Qwilo, comme avant. Il parut troublé, et c’était logique : faire une crise de magie alors que le ventou entamait sa dragonification n’avait rien de pareil à ses yeux. C’était la première fois qu’il voyait ça chez un Brisé.
— Concentre-toi sur ma voix, Qwilo. Respire… Écoute ma voix… Voilà… Tu peux prendre ma main, si tu veux…
Il l’agrippa, fort. Il détestait cette faiblesse et, plus encore, il se détestait : être aussi vulnérable devant la personne qu’il aimait plus que tout devenait de plus en plus difficile. Retenir ses larmes en se relevant fut tout aussi éprouvant.
— Je vais mieux, je crois. Merci, André.
— Y a pas de quoi, l’ami. Pas de quoi. Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Je sais pas, on aurait dit qu’il y avait une sorte de… de quelqu’un. Comme un souvenir.
— D’accord. Tu veux qu’on s’arrête là ?
— En si bon chemin ? répliqua le ventou, bravache. On continue !
L’air circonspect d’André faillit lui faire dire le contraire, mais il eut la décence de ne pas le lui reprocher et recommença les exercices de respiration, la paume de l’humain sur sa poitrine. Les impulsions revinrent, et il réaperçut la présence dans son esprit. Cette fois, il l’ignora et se concentra sur le mouvement de son souffle, de l’énergie dans ses veines. Il la ressentait si bien depuis sa dernière grande crise à l’hôpital qu’elle lui semblait être une partie intégrante de lui-même, non une force de contre-pied et menaçante.
Dans sa tête, il fit le parallèle avec l’exercice du cristal de pouvoir, dans le cours d’Yvain. Un bon souvenir, juste avant qu’un nouveau chapitre de sa vie commence à s’écrire. Le pouvoir s’était écoulé entre lui et le cristal, mais cette fois il n’y avait pas d’incorporation externe ; tout était interne, cyclique. L’imagerie mentale l’aida à repérer la source de sa puissance éthérique puis à la peindre en une forme mouvante qui ne stabilisait ni en triangle ni en cube, plutôt entre les deux. Une sorte d’ombre recouvrait les faces fraîchement libérées, un orage qui cachait l’éclair.
— J’arrive à le voir, dit le Qwilo intérieur en écho avec celui de la réalité.
— J’arrive aussi à le sentir… Bien, c’est bien ! Maintenant, essaye de l’attraper comme si ta main pouvait englober tout l’espace.
Qwilo suivit l’indication de son ami et fit grandir sa main à des proportions monstrueuses pour recueillir son pouvoir comme on le ferait avec de l’eau. La magie à l’intérieur de son imagination n’avait bien sûr aucune texture, aucune couleur… mais deux odeurs : celle du bitume en plein soleil et celle de la rivière.
— Quelque chose ne va pas…
La présence revint, utilisant sa griffe pour enserrer sa main immense, la comprimer, lui rendre une taille normale. Le pouvoir avait suivi et n’y restait qu’une petite gemme instable, incolore et qui laissait entrevoir des rais de lumière.
— Tu l’auras pas ! cria Qwilo à la silhouette qui n’était que fumées.
— Qwilo ? Qwilo ? Réponds ! se répercuta la voix d’André sur les parois dans sa tête.
La présence, une couette en pleine été, s’enroula autour du ventou qui serrait son pouvoir tout contre lui. C’était à lui et à personne d’autre. À lui et il ne le laisserait pas partir, que ce soit un cauchemar, un trauma, une maladie ou tout autre chose.
— SORS DE MA TÊTE !!!
La charge mentale balaya tout et il revint dans le monde réel, le poing serré. André, qui le soutenait pour l’empêcher de s’effondrer, sursauta. Son visage était livide et ses mains moites. Une marque rouge sur son poignet apparaissait là où les doigts de Qwilo l’avait enserré. Pour ce dernier, il n’y avait rien : pas de mal de tête, de crispation, de courbatures. Juste une douce sensation dans son corps.
— André, je l’ai, dit-il simplement.
— Tu… l’as ?
Sans en dire plus, le ventou se tint droit et étendit les doigts. Une odeur de rivière de montagne se fit sentir et un petit trou lumineux apparut en l’air sur son index gauche… puis un autre sur le droit.
— D’accord, donc tu peux bien ouvrir des Vortex… Alors ça ! Ça, c’est mieux que ce que je sais faire !
— Ça y est… Ça y est, alors ?
Il sanglotait, les viscères secouées par les émotions. La magie… Sa magie ! Là, crépitant entre ses doigts comme un millier de petits rêves d’enfant qui s’étaient éteints puis rallumés. Sa magie qui lui ressemblait, qui était comme lui : s’échapper de là où il était sans jamais vraiment partir.
— On va faire une pause pour aujourd’hui.
Qwilo se déconcentra et les deux petites cercles magiques disparurent.
— Pourquoi ?
— Parce que là, tu es dans ta phase d’essai. Ton pouvoir est encore faible, vacillant. Si tu fais pas gaffe, il pourrait s’éteindre. Teste de ton côté. Fais des petits trucs, amuse-toi, profite.
Avec ce dernier mot, il lui envoya une gentille bourrade. Qwilo sentit son cœur battre et il oublia la prudence, parce qu’il se sentait tellement reconnaissant envers son ami qu’un « merci » n’aurait pas suffit. Non, ça c’était une excuse : il en avait juste tout simplement envie.
Il se pencha pour lui voler un baiser fugace, comme quand le vent vole un chapeau qui s’emporte dans la mer. Qwilo s’écarta, médusé, devant un André tétanisé.
— Désolé, j’ai paniqué.
—…rentre au QG.
— Je suis vraiment désolé, je voulais pas…
— Au. QG. Maintenant.
Qwilo fit deux, trois pas en arrière, mais au lieu de réagir comme dans toutes les comédies débiles qu’il avait avalé pendant trop longtemps, il prit son courage à deux mains et lâcha :
— André, je t’aime.
— Tu sais pas ce que tu dis.
Là, il n’y avait plus aucune sympathie dans sa voix. Pas de camaraderie, ni de grinçante ironie. Qwilo sentit son cœur se lacérer mais tint bon :
— Je t’ai toujours aimé, même si j’ai toujours crû que c’était parce que tu étais mon seul vrai ami. Mais c’est pas vrai. Je suis attiré par toi comme tout le monde l’est envers ceux qu’on aime.
— Qwilo, tais-toi.
Mais il continua, faisant fit de sa douleur au point qu’il ne perçut pas celle sur le visage d’André, qu’il ne vit que comme de la confusion.
— Je veux passer plus de temps avec toi. Tant pis si t’es en couple avec Ally, je lui parlerais, je suis sûr qu’elle sera d’accord.
— Écoute, Qwilo, je suis super flatté et tout, vraiment ! Mais tu mérites mieux que moi.
— Y a pas mieux que toi !
André sourit timidement, faisant fondre le cœur du pauvre ventou.
— Je suis pas… sûr que ce soit réciproque. Est-ce que tu pourras me laisser le temps d’y réfléchir ?
Malgré l’impression fichtrement horrible que son cœur passait sous un presse-ail, il ravala ses larmes et opina doucement du chef. À quoi il pensait, aussi ? André venait juste de sortir d’une énième sale période et là, Qwilo lui mettait encore la pression.
— Je peux quand même dire à Ally que je t’ai embrassé, maugréa-t-il.
— Ouais, tu peux… En fait, y vaut mieux pas : elle risque de moins t’apprécier qu’elle ne le fait déjà. Je préfère que tu gardes une bonne relation avec notre sous-boss, tu comprends !
— Ouais… et encore désolé.
— T’excuses pas, c’était… Oublie.
« Qu’a-il voulu dire ? » fut la question qu’il se posa pendant plusieurs minutes sur le trajet du retour jusqu’à la résidence des Dragonnets. Qwilo ressentait en son sein un tumulte comme jamais auparavant, quelque chose qui s’était profilé avec l’André du collège et qui se reconfirmait en fanfare aujourd’hui.
* * *
Ce ne fut qu’en arrivant au repaire qu’il fut assailli par Gus, un ventou onze ans qui le considérait comme son grand frère. Son énergie lui rappelait beaucoup celle de son adelphe Nara.
— Qwilo, Qwilo ! Tu viens jouer avec moi à attrape-trappe ?
— Mmmh, je ne sais pas…
— Alleeeez !
— D’accord !
Rien de tel qu’un attrape-trappe pour se changer les idées, ce dont il avait bien besoin. Le jeu était simple : il y avait besoin de deux boîtes trouées, de dizaines de vieilles balles de tennis et d’une bonne dose de télékinésie. Le but, c’était d’envoyer ses balles dans la boîte de l’adversaire.
— À l’attaque ! hurla Gus.
Gus envoya plus d’une dizaine de sphères jaunes en direction de Qwilo, qui n’eut d’autre choix que de les dévier en plein vol une par une. En termes de vitesse, il était meilleur… mais de la maîtrise, Gus était de loin le meilleur télékinésiste qu’il est connu. Il avait montré des symptômes de Brisé à l’âge de six ans, si tôt que son pouvoir avait presque détruit son quartier lors de sa première crise. Un truc que le docteur Cleffe n’avait apparemment pas connu, mais compte tenu de la désinformation sur ses semblables, Qwilo n’était pas étonné.
— Wow ! (Une balle passa à côté de sa tête, déviée au dernier moment – on avait pas le droit de bouger pendant le jeu) De pas loin !
Gus rit aux éclats et envoya plus de balles.
Au début, Qwilo avait été jaloux mais une fois qu’il avait entendu l’histoire du gamin à la DSSE : pédophilie et viol forcé. Il en avait développé une rancoeur plus qu’immense à l’égard de l’organisme. Gus, lui, était devenu la chose à protéger, une raison plus que suffisante que ce monde ne tournait pas rond. Chaque jour, le ventou s’était donné comme mission de passer un peu de temps avec lui, à l’instar de tous ses comparses majeurs quand il n’était pas là.
Ce fut que lorsqu’une tornade fluo envahit la remise à l’arrière de la résidence que Qwilo ne put que s’avouer vaincu. Gus tournait sur lui-même et lâchait des « J’ai gagné, j’ai gagné ! » de sa voix fluette, avant de se précipiter vers le ventou pour le prendre dans ses bras. Et il se mit à pleurer.
— Je suis là, Gus, je suis là…
— Ils vont me reprendre… Ils vont me reprendre parce que j’ai tout cassé.
— Tu n’as rien cassé. Tu n’as rien cassé. Tu n’es pas cassé.
Il répétait ces paroles chaque soir, et se les répétait aussi, parfois, les larmes coincées. Gus renifla après quelques minutes à sangloter quand, du coin de l’oeil, Qwilo vit une autre petite bouille.
— Anya. Ça va ?
La jeunotte kaillaisse était sourde ; Elle aussi avait subi les affres du Complexe de la DSSM, et d’après André, c’était la cause de sa surdité ; le Complexe utilisait une machine à ondes, qu’ils posaient sur la tête des Brisés, et des ondes sensées opposer celles qu’ils produisaient devaient les guérir. Il y avait eu beaucoup de morts et de brisés au sens littéral, dont Anya faisait partie.
Elle le regarda en boudant. Visiblement, elle avait dû voir quelque chose sur les lèvres de quelqu’un et ça n’était pas positif. Avec un sourire encourageant, il l’invita d’une série de gestes alors qu’elle approchait avec méfiance. Elle regarda Gus en train de pleurer et son visage se mua d’empathie.
— Tu veux t’occuper de lui ?
Elle signa : « Je vais le faire » avec conviction et prit le petit Gus dans ses bras et lui caressa la tête avec une telle affection qu’elle troubla Qwilo. Après quelques instants, il demanda :
— Qu’est-ce qu’il s’est passé, Anya ?
Bien qu’elle n’avait qu’une main de libre, la langue des signes avait suffisamment évolué pour lui permettre de dire : « Ma maman me cherche ».
— C’est… bien ?
« Ils pensaient que j’étais morte ».
Sa famille. Elle parlait de sa famille. Il le comprit immédiatement parce que la manière dont elle avait signé, avec ses mains qui tremblait et ses yeux qui étaient dans le vague, ça ne laissait aucun doute.
— Pourquoi ça a changé ?
« Je les ai les appelé, pour leur dire que j’allais bien ».
Le sang de Qwilo se glaça. Comment ça, appeler ? Aucun appel à l’extérieur n’était possible sans passer par André ou Ally, voire Siesseir si on avait envie de se faire dessus. Il réitéra sa question intérieure à l’attention de la petite, qui le regarda avec des yeux ronds avant de répondre le plus simplement possible :
« Appeler, avec de la magie »
Logique, certes, parce que tous les Brisés avaient été plus ou moins « Réparés » par la dragonne. Mais ce n’était pas le cas de la petite : son état de Brisé était trop léger, trop jeune, elle ne risquait pas d’exploser sous peu.
— Anya, comment tu as fait ?
Elle n’avait jamais eu de relations sexuelles ; bordel, elle était loin de la majorité ! C’était extrêmement rare d’être Brisé à cet âge parce que les hormones ne fricotaient pas beaucoup avec la magie.
« J’ai voulu voir maman » répondit-elle avec un air confus.
Gus avait arrêté de pleurer entre ses bras et s’était relevé, et signa : « Ils vont bien ? » et s’enchaîna ensuite une conversation entre eux deux, alors que Qwilo restait coi. Alors Anya… n’était peut-être pas vraiment Brisée, en fait ? La DSSM avait fait une erreur ? En regardant les deux enfants se réconforter mutuellement, il se dit que c’était peut-être le cas : ils avaient repéré une irrégularité chez elle mais au final, ça recommençait à s’équilibrer. Donc il y a des gens qui sont Brisés et qui finissent par ne plus l’être…, conjectura le ventou avec espoir. Ce qui voulait dire que beaucoup de souffrants à la DSSM n’auraient pas besoin de devenir dragons.
Mais au creux de son esprit, une question germa : est-ce que ces Brisés temporaires pouvaient vraiment comprendre ce que les permanents traversaient ?
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