Chapitre 16 – La magie de la croisée des chemins
Chaque soir, Qwilo aidait à la fermeture du café et, chaque soir, Léandre lui faisait de l’œil. Éviter ses avances était devenu de plus en plus compliqué, parce que la gobelin n’avait apparemment pas intégré le concept du consentement.
— Tu devrais lui laisser une chance, lui avait plusieurs fois conseillé Aïade.
Et il avait rétorqué que non, il ne lui laisserait pas une chance sans développer plus, de un parce qu’avouer qu’il craquait sur André sans vraiment être sûr que c’était vraiment le cas ne jouait pas en sa faveur, de deux parce qu’il n’avait vraiment pas envie de fréquenter son ancienne coloc. S’ajoutait à cela le « secret » d’Anya qu’il avait gardé, parce qu’intercepter une communication magique était extrêmement difficile et coûteux, vu la rareté du don.
Ce ne fut qu’au bout d’une semaine et demi que Qwilo eut l’impression que le sort s’acharnait véritablement sur lui :
— Ta prochaine mission est d’infiltrer le chantier des Grandes Halles. C’est un nouveau truc de la municipalité qui contiendrait quelques milliers de « salles à jouissance », un concept voté tout là-haut il y a deux mois. Sauf que d’après mes recherches (Ally présenta un papier imprimé sur la table de son bureau) on est face à une avancée du pouvoir de la DSSM.
— Je vois pas le rapport, fit Qwilo en prenant le papier.
Il y lut une conversation transcrite entre deux administrateurs, l’un de l’entreprise de construction et l’autre de la DSSM.
— C’est un vieux tour de singe : ils font croire qu’ils rendent service à la population en offrant un bâtiment sécurisé pour les rencontres et recharger sa magie, à l’écart de potentielles maladies et avec un personnel attitré, alors qu’en fait c’est juste un moyen pour repérer les Brisés plus facilement.
— Comment ça se fait que les gens n’ont rien dit ?
— Bienvenue dans le monde réel, lança André à vole-voix.
Il se tourna vers lui avec l’intention de lui répliquer quelque chose, mais Ally reprit :
— Une fois ces Grandes Halles ouvertes, la machine sera définitivement lancée. Ton but, c’est de saboter le chantier.
— Pas d’informations à récolter ?
— Non.
— Ni à falsifier ?
— Insère cette clé USB dans un leurs ordinateurs sur place, ça infectera suffisamment le réseau pour abîmer leurs plans, en espérant que leurs firewalls soient pas sous stéroïdes. Et tu iras seul.
— Attends quoi ? (André attrapa Ally par l’épaule) C’est pas ce qu’on avait discuté !
Elle et Qwilo le regardèrent avec le même étonnement, le second surtout surpris de le voir prendre sa défense. La kaillaisse et sous-cheffe des Dragonnets croisa les bras.
— On avait rien discuté, André. Parce que t’étais cloué au pieu, tu te rappelles ?
L’autre serra les dents et garda le contact visuel avec sa compagne jusqu’à qu’il abandonne avec un renâclement agacé. Il sortit du bureau en trombe, et prit le détour du couloir en bousculant Mokto qui passait là, lequel l’insulta dans sa barbe.
— Je vais l’éloigner un peu des missions pour quelque temps, avoua Ally, le regard là où André avait disparu.
— Quoi ? (Qwilo faillit se craquer le cou en tournant la tête) Mais André est le plus fort d’entre nous !
— Justement. Je n’ai pas envie qu’il tombe entre de mauvaises mains. Et puis, en ce moment… (elle soupira) J’ai l’impression que ça va pas très bien.
Le ventou garda le silence, ce qui le stressa d’autant plus parce que ça lui donnait l’impression d’être encore plus suspect.
— Pour ta mission, t’iras dès ce soir. Avec les magiciens bâtisseurs, ils auront fini le chantier en fin de semaine, alors on peut pas attendre plus longtemps.
Quand il sortit du bureau de la kaillaisse, il vit que son ami n’était pas parti mais était resté adossé dans le couloir, à écouter. Il se redressa à l’approche du ventou et l’accompagna jusqu’au dehors, dans le jardin, où il s’alluma une cigarette – chose qu’il ne faisait, dans son souvenir, que lorsqu’il était stressé – et pesta plusieurs fois quand sa magie capotait.
— Ça va ?
André haussa des épaules. Ses yeux étaient pochés de fatigue et son visage légèrement émacié, comme s’il ne mangeait pas assez.
— J’ai connu pire.
Il évidait, bien sûr, et ça le ventou le comprenait trop bien. Après tout, ils s’étaient embrassés et s’étaient évités après une semaine et demi. C’était leur première interaction depuis le baiser, et Qwilo ne voulait pas « mettre les choses au clair », de peur d’abîmer sa relation avec la seule personne avec qui il se sentait réellement proche, ici. Oui, Aïade et Dombal étaient sympa, les autres Brisés l’avaient accueilli comme l’un des leurs et Ally le tolérait bien. Seulement, c’était incomparable quand André était dans la même pièce.
— Je veux que tu saches que je suis là, toujours, finit par dire le Brisé.
— Je sais.
Un silence s’ensuivit, gênant. Puis :
— Ally veut t’envoyer à la casse.
— Je peux refuser, avoua sans grande conviction l’intéressé.
— Ah ! C’est ça, ouais. Si tu refuses la mission, elle va t’en donner une autre importante, puis une autre et tu refuseras, jusqu’à qu’on te traite de lâche. Ensuite, elle trouvera un prétexte pour t’évider du groupe.
— T’as une si mauvaise opinion d’elle que ça ?
André tira une bouffée et la regarda s’élever.
— Non. Je l’aime vraiment. C’est pour ça que je sais qu’elle est en train de merder.
Je pense que c’est précisément parce que tu l’aimes que tu ne comprends pas vraiment ce qu’elle essaye de faire, se dit Qwilo, mais il n’avait pas d’expérience avec l’amour. Quand quelqu’un lui disait quelque chose avec « je l’aime », c’était comme enseigner un cours de mécanique des fluides à une loutre.
— En tout cas, elle est sacrément forte pour trouver toutes ces infos sur le terrain et nous permettre de mettre le bronx ça et là.
— Ah, ça ! Des années que la DSSM essaye de nous chopper, et la magie de Siesseir n’aurait pas été suffisante pour nous permettre de nous cacher d’eux. Mais…
Une modulation dans sa voix suivi d’un changement de posture, André écrasa sa clope dans le cendrier avec un « pfff ». Qwilo s’approcha de lui et posa sa main sur son épaule.
— Tu peux me le dire. Je veux pas que ce qui s’est passé change ce qu’il y a entre nous.
— Pareil… Euh, bah c’est juste qu’Ally ne m’a jamais dit comment elle s’y prend pour effacer nos traces.
Ils s’assirent sur le banc, André se mettant à une gestuelle plus vive :
— Ouais, ok, ça peut être un truc que je comprends pas, genre du hacking. Mais toutes les traces ? Magiques, numériques, physiques…
— Où tu veux en venir ?
Le regard de l’humain devint sombre.
— Elle nous cache des choses. À nous, aux Dragonnets.
Qwilo allait justifier cela par le privilège du chef, le côté responsable peut-être. Mais il devait avouer qu’il était d’accord, alors il répondit avec prudence :
— Tu penses qu’on doit l’espionner ?
— Quoi ? (son ami fit un geste de la main) Non, t’es dingue ou quoi ? Si elle nous attrape, on est bons pour être assignés à domicile jusqu’à la Réparation. C’est une idée de merde. De merde.
Le ventou acquiesça, un sourire gêné aux lèvres ; il n’aurait pas dû y penser, c’était une mauvaise idée.
* * *
C’était une idée de merde.
Pourtant, Qwilo avait attendu tard le soir pour accomplir son méfait, parce qu’Ally pensait forcément qu’il était parti aux Grandes Halles. Tout d’abord, il avait dit au revoir aux Dragonnets en sortant par la porte d’entrée, avant de contourner par le jardin pour revenir à l’intérieur et se cacher dans la remise – personne n’y entrait le soir à cause de la puanteur et du bruit de la chaudière – et attendre.
Quand il fut sûr que tout le monde était couché, le ventou était sorti de sa cachette pour monter l’escalier en chaussettes, en prenant le soin de poser ses pieds sur le côté pour ne pas faire grincer les marches. La kaillaisse dormait dans la chambre à côté, adjacente à celle d’André. Là haut, le bureau d’Ally était grand ouvert. Le ventou entra.
Qwilo ne prit pas le risque d’allumer la lumière, se servant de la pauvre luminosité du velux qui filtrait les lueurs des lampions arcaniques d’en-dehors. Le bureau était couvert de documents sans grand effort de classification et, en dessous de cette montagne de papiers, l’ordinateur de la sous-cheffe. Qwilo l’alluma, l’écran éclairant son visage d’un cyan pâle.
Un mot de passe ! Il retint une insulte et commença à chercher dans les documents, avec l’espoir qu’un indice suffisant lui donne miraculeusement le mot de passe. Sauf qu’il n’était pas le héros d’un roman qui couchait avec Fortune, il n’était qu’un pauvre ventou sans compétence d’infiltration et d’une minute à l’autre, on allait le trouver en train de mettre son nez où il fallait pas.
Puis la chance lui sourit, d’un coup, sans prévenir : un petit post-it sur lequel un mot était écrit, avec cinq points d’exclamation rouges bien épais. Il essaya et accéda à l’écran d’accueil, avant de remercier les Tarkinites et Céléstariols pour lui avoir accordé un peu de leur filage. Puis commença à creuser.
D’abord, les mails : c’était souvent là qu’on trouvait le plus d’infos le plus rapidement. Mais tout ce qu’il dégota, c’était des pubs, des coupons et des réponses à des offres d’emploi en magasin. Rien de bien intéressant. Il lança quelques recherches filtrées mais rien de rien. Agacé, il passa aux dossiers ; contrairement à d’autres PC dont il avait pu zieuter l’interface par dessus l’épaule d’étudiants, celui d’Ally ne possédait que très peu d’icônes. Pas de jeux vidéos, pas de logiciels, quelques dossiers mal nommés. Il les ouvrit un à un, mais rien : c’étaient des factures, des justificatifs et des fausses cartes d’identité. Un dossier avec des fichiers de code ASCII mais Qwilo n’y comprenait rien, alors il décida que ce n’était pas pertinent.
Alors qu’il continuait d’ouvrir chaque fichier, chaque document, il lui vint une idée. Clic droit, « afficher les dossiers cachés ». Et là, boum. Un dossier nommé « DSSM ». Pas suspect en soi, mais le fait qu’il soit caché lui donnait l’impression que l’hypothèse d’André allait se justifier. La main moite, son doigt glissa presque quand il cliqua.
Crypté. Même mot de passe, et il s’ouvrit.
Des vidéos. Des documents et des photos. Rangées seulement par leurs titres qui n’étaient que des dates de création de fichier. Qwilo, au hasard, ouvrit l’un d’eux, un document écrit, créé il y a deux ans :
13/09/1367
Le groupe d’activistes antigouvernementaux a encore frappé : le métro a subi des dégâts et les quelques canalisations restantes à l’endroit touché sont fragilisées. Selon mes estimations, il y en a pour des millions. La DSSM paiera les frais comme convenu, mais en échange l’État prendra en charge le même montant pour les projets du Complexe.
Le reste n’était que des observations. Qwilo sentit son sang se glacer, mais garda foi en Ally avant d’ouvrir un autre fichier, plus court cette fois :
05/07/1366
La DSSM finance mon projet d’observation de la dragonne. C’est la dernière représentante de son espèce. Les Brisés s’étant réunis autour d’elle sont tout.e.s capables de magie et possèdent les mêmes caractéristiques de mutation : écailles, yeux qui changent de couleur quand iels usent de leurs pouvoirs, gradation de l’appétit… D’autres symptômes sont à observer et à découvrir, et j’espère que la DSSM continuera de croire en mon projet.
Qwilo s’affala sur la chaise, manquant de la faire couiner. Non, c’est pas possible… Ally était la sous-cheffe des Dragonnets, alors pourquoi… ? Avec terreur, il ouvrit les photos et vit les visages de ses pair.e.s s’aligner, tout sourire, un mur blanc en fond. Pour faire les photos d’identité, oui, mais aussi pour les partager à la DSSM. Depuis le début, ce n’était qu’un vaste projet scientifique ?
Non, il n’y croyait pas. La boîte mail le confirmait : il n’y avait aucune preuve qu’Ally ait pu envoyé tout ça sous leur nez. Pourtant, elle était la seule à autoriser les sorties, les appels et toute communication avec l’extérieur. Alors, ce serait logique qu’elle ait pu profiter de ce statut pour justement envoyer tout ce qu’elle voulait, sans qu’on puisse savoir qu’elle le faisait. Son téléphone ! Elle utilisait sûrement son mobile et transférait chaque fichier à la DSSM. C’est pour ça qu’ils savaient qu’on était là au Stade… Et puis, en enfilant ses écouteurs, il put regarder une vidéo de quelques secondes où il découvrit le visage de Paolini pour la première fois : le genre de psychologue qui vous donnait envie de vous confier, avec son sourire charmant et son air inoffensif.
— Je voulais vous confier, agent Alias, que votre étude me touche beaucoup. Votre approche magia-sociologique sur l’orientation sexuelle 0 permet véritablement de poser le doigt sur le problème. J’espère que vous recevrez mon message et que nous pourrons de nouveau converser très tôt.
La vidéo s’arrêta. Pour Qwilo, c’était plus que suffisant. Mais alors qu’il s’apprêtait à éteindre l’ordinateur pour se précipiter et confronter Ally devant tout le monde, il se ravisa : ce n’était sûrement pas le bon moment et, en plus, il avait une mission à faire malgré tout. Il pensa qu’il fallait copier les fichiers sur la clé USB qu’Ally lui avait confié, mais une petite voix lui dit que la kaillaisse, forte de ses compétences en informatique, verrait la « trace » du branchement et devinerait immédiatement l’auteur du méfait. Là, c’était seulement une ouverture de session et Qwilo pria pour qu’elle ne cherche pas pourquoi son ordinateur était allumé à 23h30. Le ventou éteignit l’appareil et partit de la chambre, sans un bruit.
Alors qu’il fermait la porte, une sensation de tiraillement le prit. La douleur le saisit si cruellement qu’il en eut le souffle coupé et, de nouveau, des petites étincelles parcourent sa peau, des étincelles éthérées s’échappèrent de lui. La magie reprenait de nouveau ses droits et le ventou tentait de la retenir. Pourquoi maintenant ? Avec effort, il retint les cris et descendit les escaliers presque en rampant, se traîna jusqu’à l’extérieur. Il sortit dans la cour, traversa le petit chemin pavé et le portail. Et là, dans le froid, dehors sur le parvis, il la vit.
— Qwilo ?
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