Chapitre 17 – La magie des dives bouteilles

16 minutes de lecture

Deux mois plus tôt…

— Qwilo !!!

Tac appela le ventou à travers la forêt. Sous son bandage, la blessure magique l’élançait non pas vers l’extérieur, mais poussait à l’intérieur en espèce de lierre particulièrement tenace. Pourtant, elle voulait retrouver son ami, lui dire que tout irait bien. Elle se tourna vers Aubélin et Louisard : les pères étaient épouvantés, l’air hagard et hurlant à pleins poumons.

— Je vais de ce côté, dit-elle avant de se mettre à courir.

Le vent et les branches la fouettaient violemment. Sa propre magie pulsait dans ses veines avec énormément de violence, comme si… Comme si elle voulait sortir. Tac avait un don pour comprendre ce qu’il se passait en elle, pour mettre des mots dessus. Là, elle saisit, à travers toutes les descriptions de son frère et de Qwilo.

Une crise de magie. Sa magie était en train de la désobéir, comme chez tous les Brisés.

Tac voulut s’arracher la peau, décoller ses muscles de ses os pour laisser s’échapper cette vibration violente. Mais son esprit n’était tourné que vers un seul but : celui de lui dire pardon, de lui assurer qu’il pourrait vivre sans magie parce qu’elle voulait qu’il vive aussi longtemps que possible, qu’elle avait besoin de lui ni en amoureux, ni en voisin de couette, mais en quelque chose qu’elle s’était refusée depuis longtemps. Et là, elle le vit : en train de se tortiller, accroché à un rocher, sa magie bullait et formait des arches d’un bleu plus blanc que le ciel. Malgré les cris qu’il poussait et les gémissements, Tac ne put s’empêcher d’admirer cette magnificence horrifique. Elle reprit ses esprits dans l’instant et tendit la main vers lui.

— Je suis là, Qwilo…

Mais elle n’eut pas le temps d’approcher : l’air fut brusquement aspiré devant le ventou avant d’éclater sur une coupure à même le monde, noire d’encre. Son ami s’y engouffra. Elle se précipita sur ses talons. Un vrombissement la traversa de part en part lorsqu’elle tendit la main.

— Non ! s’écria-t-elle en n’attrapant que le vide.

Elle tomba par terre en se râpant le bras. La douleur de sa tête s’était soudainement tue, mais celle dans son cœur la vrillait qu’elle en pleura dans l’humus. Ses larmes se mêlèrent à la terre et sa magie chanta sa lamentation, laissant les couleurs chaudes teinter les arbres alentours d’un automne qui durerait toute l’année. Aubélin, Louisard, Léandre et Maël la trouvèrent là. Ils la ramenèrent à l’hôpital alors qu’elle répétait :

— Je suis là, je suis là…

— Elle va mal, où est le médecin ? s’écria Louisard envers une infirmière, lui qui était si calme d’ordinaire.

Cette dernière lui assura que le docteur Cleffe arriverait sous peu. Les dernières visions de Tac furent les visages de Maël et Léandre, avant qu’elle ne tombe dans les pommes.

* * *

Une journée après l’incident

Tac se réveilla et la première chose qu’elle vit fut Maël, son casque sur les oreilles et assis sur une chaise dans un coin, en train de lire un livre. L’elfe tapait légèrement du pied en rythme et c’était ça qui l’avait réveillé, aussi la braiseuse se redressa avant de porter sa main à sa tête : la douleur était vive. Sur son bras, une intraveineuse. Remarquant le mouvement, Maël leva les yeux, les écarquilla puis enleva son casque si vite qu’il tomba par terre.

— Oh merde ! Ça va ?

— Un peu déboussolée…

L’elfe s’approcha doucement et posa sa chaise à son chevet.

— On va appeler l’infirmier.

La braiseuse opina et appuya sur la télécommande. Quelques instants plus tard, un vieil ondin accompagné d’un humain entrèrent, l’un avec la cape du médecin caractéristique – blanche avec des rayures noires – et l’autre en tenue violette, celle des aide-soignants. Le médecin s’arrêta au chevet tandis que l’infirmier vérifiait les appareils de mesure.

— Bonjour, Mme Idoine. Je suis le docteur Melinar Cleffe, mais vous pouvez m’appeler M. Cleffe.

— Bonjour, M. Cleffe…

Le docteur fit un signe de tête bref en direction de son aide-soignant, qui prit la température et lui donna 53°C, soit 6°C de moins que la normale. Elle s’en inquiéta, mais Cleffe chassa ses angoisses d’un signe de main protecteur.

— C’est tout à fait normal, votre corps a utilisé beaucoup de magie pour vous soigner. Vu que ça fait dix-neuf heures que vous êtes sous mésocatalyseurs…

— Dix-neuf heures ?!

Elle voulut se lever vivement, mais l’aide soignant la retint d’un main ferme autour de son bras. Le médecin lui enjoint de se calmer avant de dire :

— Vous avez fait une crise de magie. C’est une chose rare mais pas inconnue, alors comprenez que votre corps a eu besoin de récupérer. Les mésocatalyseurs n’étaient que des compléments, aussi avez-vous besoin d’un vrai remontant.

Il lui fit un clin d’oeil et elle comprit puis acquiesça. C’était normal, après tout : tout le monde devait se recharger. Oui, tout le monde…

— Bien, je vous ai prescris certains remèdes – Cleffe sortit un document qu’il donna à Tac – et la facture a déjà été envoyé à la sécurité sociale. Vous n’aurez pas de paiement à effectuer. Je vous laisse seul.

L’ondin intima à son collègue infirmier de quitter les lieux, ce que ce dernier fit avec joie ; il n’aimait visiblement pas retenir les patients qui souhaitaient sortir de leur lit. Reconnaissante envers le médecin, Tac le remercia chaleureusement et ce dernier lui répondit qu’il ne faisait que son travail, avant de refermer la porte derrière lui. Ce fut là que la braiseuse se tourna vers l’elfe, les yeux ronds.

— Tu ne m’as pas attendu pendant dix-neuf heures, quand même ?

— On s’est relayés, Léandre et moi.

— Et les amis de Qwilo ? Syndara, Lou, Joan ?

La grimace de Maël fut suffisament éloquente, bien qu’il répondit :

— Dès qu’ils ont su qu’il était un Brisé, ça a envenimé la situation. Ils ont dit des sales trucs, même si je me dis qu’ils pensaient pas à mal. Après Léandre a plutôt pété un câble et les a engueulé assez violemment, Joan l’a frappé et l’a regretté direct. Je la comprends après : elle s’était attachée à Qwilo super vite.

— Donc les amis d’enfance de Qwilo l’ont laissé tombé à la première occasion…

Il fallait s’y attendre après tout : son propre frère avait subi les mêmes sévices, bien qu’après sa mort, quand tous ses ami.e.s avaient appris qui il était réellement. Tac l’avait ignoré jusqu’à ce moment fatal, mais les Brisés étaient comme des bêtes noires, ou des espèces de monstres de foire qu’on ne pouvait supporter la vue. Un héritage problématique de l’Ordre Vrillecaste. Elle se mit à sangloter en pensant à tout ce que Qwilo avait subi, ce que son frère avait dû traverser, ce que tous les Brisé.e.s devaient affronter chaque jour. Maël posa une main réconfortante sur son épaule.

— Je pourrais dire que t’as besoin de sommeil, mais ta sieste a assez duré comme ça. Est-ce que tu veux que j’appelle un de tes contacts pour te recharger ?

— Je vais m’en charger, ne t’inquiète. Mon téléphone est où ?

— Dans le placard, je vais le chercher.

Il le lui rendit et quitta la pièce en lui apprenant qu’il reviendrai demain avec Léandre. Elle regarda à travers ses contacts, et appela Tibot, un braiseur qu’elle connaissait depuis le lycée. Elle lui expliqua la situation et lui demanda s’il était libre ce soir, entre 20h00 et 20h15. Puis ce fut le tour d’Annaela, laquelle accepta le créneau à 20h45. Enfin, Erin qui finissait tard à cause des cours demanda si al serait disponible dans la matinée du lendemain. Une fois les appels passés, elle se sentit plus sereine.

Enfin, la sérénité n’était qu’un radeau sur le torrent d’émotions qui la traversait. Il était déjà seize heures et elle avait déjà envie de dormir, alors qu’elle venait juste de se réveiller. Elle posa sa tête sur son oreiller… et fut bousculée par une douleur vive et lui arrachant les entrailles. Hoquetante, incapable de crier, la souffrance paralysa ses membres et ce fut là qu’elle distingua les rubans de magie vaporeux sortir de sa peau. Mais contrairement à toutes les fois où le pouvoir s’écoulait tranquillement, selon sa volonté, là il débordait.

Elle paniqua, s’arc-bouta. Son lit couina sous ses convulsions et elle usa de toute la volonté qu’elle pouvait rassembler pour tendre son bras – elle avait l’impression qu’il était devenu une branche sèche prête à craquer – et serra la télécommande entre ses doigts. Le pouce bloqué sur le bouton d’alarme, cela eut l’effet désiré quand l’infirmier de tout à l’heure débarqua en trombe, les yeux écarquillés. Tac tenta de formuler une demande, mais ce ne fut que des gémissements d’agonie qui sortirent de sa bouche. L’infirmier savait de quoi il en retournait : c’était une crise de magie.

Et dans ce monde, il n’y avait qu’une seule façon connue de régler une crise de magie. L’infirmier, sous couvert du serment la Grande Santé, enleva la couverture qui remontait jusqu’au ventre de Tac, puis remonta sa robe de chambre, où il n’y avait pas le moindre sous-vêtement pour cacher son sexe. Là, il mit deux doigts dans sa bouche, les recouvrit de salive et les enfonça en elle. Tac s’arc-bouta encore plus sous l’intrusion inopinée, qui eut un effet presque immédiat : la magie, sous l’effet des hormones du plaisir, se catalysa et entra en stase dans le corps de la braiseuse. Cette dernière vit ses muscles s’assouplir et les convulsions se calmer. Elle put enfin expirer et inspirer une longue goulée d’air. Professionnel, l’infirmier retira ses doigts, se lava les mains et dit :

— Je vais augmenter la dose de superstasis. Vous faites des crises de magie souvent ?

Il y avait comme une tension dans sa voix. Tac, encore déboussolée, mit un peu de temps à répondre :

— Euh… non, non… c’est la première fois.

Le regard qu’il lui lança ne lui plût pas : on aurait dit que l’infirmier peinait à la croire sur paroles, comme si elle mentait. Comment mentirait-elle ? Ils avaient accès à son dossier médical numérique à l’instar de tous les citoyens du pays ! L’infirmier régla son intraveineuse avant d’ajouter :

— Je reste dans le coin. Si vous sentez que ça remonte, appelez tout de suite.

Puis il sortit de la pièce en lâchant un grognement. Tac se sentit mal à l’aise, l’impression sordide d’avoir été passée sous un radar et maintenant observée, malgré l’absence totale de caméras dans les chambres d’hôpital. Ça s’expliquait par une loi dite « contrecarrante » aux habitudes de l’ancien régime, où les malades étaient enfermés dans des prisons à barreaux pour qu’on puisse les voir, les surveiller et les « rééduquer » au besoin. La braiseuse sentit un frisson lui parcourir le dos rien qu’en pensant aux horreurs de ce temps révolu ; elle avait de la chance de ne pas être née à ce moment-là.

Mais que s’était-il passé, à l’instant ? Une crise de magie ? Elle regarda les murs mais il n’y avait pas de traces montrant qu’il s’était passé quelque chose. La crise n’avait pas été aussi violente qu’avec Qwilo, mais… quelque chose lui disait qu’il y avait un rapport. Elle ne savait ni comment, ni pourquoi elle sentait ça, juste une intuition. Quelque chose en elle, depuis hier soir, avait changé, elle le sentait. Elle hésita à appeler sa magie avant de s’y mettre – tant pis si elle faisait une autre crise – et commença à fredonner. Immédiatement, la magie vint à elle avec la même familiarité, la même…

— Ow !

L’intérieur de sa poitrine l’élança et elle coupa net le contact. Avant, faire cette action lui aurait demandé de la concentration et un effort pour maintenir l’état. Là ? C’était presque aussi simple que d’invoquer la magie. C’était décidément étrange.

* * *

Une semaine plus tard après l’incident

— Oh… Oh ! OH OUI !

Erin fit un bruit entre le canard mouillé et le pet laqué, tandis qu’iel et Tac jouissaient pour le troisième fois de la soirée. Oui, Erin était très bruyant.e mais bon, c’était un.e amour et Tac n’avait pas envie de finir sa soirée avec des quelqu’un tel que Tibot ou Annaela, qui auraient tôt fait de lui demander cent fois si ça allait après leur affaire, auraient insisté pour l’inviter au café ou faire une soirée chill.

Quand al et elle se séparèrent pantelants, Tac se sentait presque surchargée en magie. Une autre chose qui avait changé, alors ; sa capacité maximale à contenir du pouvoir avait baissé. Ou bien était-ce sa sensibilité qui avait augmenté ?

— Pourquoi tu fais cette tête ? expira Erin en hissant sur un coude.

Ah, Erin venait de baisser dans son estime. Mais bon, il fallait bien passer à la casserole tôt ou tard. Tac se redressa en soupirant et passa une main sur sa poitrine, son ventre, tâtant la chaleur renouvelée par l’acte charnel. Elle attrapa sa basse qui reposait contre un mur à côté de son lit et l’alluma, gratta quelques notes mélancoliques alors qu’elle parlait :

— T’as jamais eu l’impression de te sentir trop… toi ?

— Genre, quoi, quand tu te sens anxieux.se ?

— Non, c’est pas ça… Laisse tomber.

Al haussa des épaules et se rallongea sur le lit, rivant son attention sur son téléphone. Tac lâcha un bref soupir et haussa la tonalité de la mélodie. Qwilo lui manquait : ne pas avoir quelqu’un avec qui se confier sur des choses aussi personnelles lui manquait déjà. Avant, il y avait eu Ally Burnham, puis elles étaient tombées amoureuses et, comme toujours, ça s’était mal fini.

Le cœur de la braiseuse se craquela : l’amour, elle ne l’avait jamais bien vécu. C’était tout l’inverse du sexe, où toutes ses relations sex friends n’avaient rien de toxique et lui apportaient du bien. Mais l’amour lui manquait terriblement et… et elle pensait l’avoir trouvé avec Qwilo. Parce qu’en l’écoutant, en l’aidant, en le regardant, elle avait fini par retomber amoureuse. Sauf qu’elle n’avait rien dit, avait laisser ça pourrir en elle pour éviter que tout ne s’écrabouille comme à chaque fois. Elle tenait trop à lui, et puis il aimait André.

Quelques larmes grésillèrent sur ses mains lorsqu’elles tombèrent sur sa peau. Erin se redressa en l’entendant sangloter et marmonnant des excuses, al se rhabilla et la laissa seule. Elle ne luille en voulait pas : iels ne se connaissaient pas vraiment, n’avaient pas « d’atomes crochus ». La mélodie devint plus rêche, écartelant les murs d’une douleur qui trop longtemps creusait son tunnel ; les notes passèrent de vibrantes à piquantes, le rythme laissa apparaître l’incrédulité, la confusion, la tristesse. Tac n’avait jamais joué ainsi depuis si longtemps ; la dernière fois, Sinkec pouvait encore rire, encore sourire et encore lui parler. Maintenant, les gens n’étaient que des souvenirs brisés.

La magie tressauta à la manière d’une ampoule sous haute tension.

Tac ressentit la douleur et jeta sa guitare pour attraper les gélules que Cleffe lui avait donné. « Une par jour » lui avait-il prescrite, et Tac regarda le médicament aux allures de fantôme. Des volutes s’y agitaient, qui semblaient presque vivants. Mais ce n’était qu’un effet d’optique, pensait-elle, et de toute manière il n’y a rien à craindre. Le médicament finit dans son estomac d’une déglutition. Sachant qu’il était conseillé de bouger une fois le remède pris, elle s’habilla rapidement de quelques vieux vêtements de passage – pas à elle mais à d’autres qui les avaient oublié – enfila son manteau et ses bottes puis sortit.

Dehors, la fraîcheur de la nuit annonçait l’hiver prochain. Il y avait dans l’air un effluve d’engouement joyeux : les fêtes des Chutes approchaient ainsi que le jour de la victoire d’Hallioce sur Abrasax. La braiseuse décida de se diriger vers le Momentum par le métro.

Le Momentum, c’était le lieu de refuge de la braiseuse. Le bar se situait près de la seule rivière qui partait du fleuve. L’eau y était peu profonde et rapide, au point où Gox, le patron de l’établissement, avait fabriqué et placé des ponts à l’aide de ses employés pour accueillir plus de monde. La rue était bondée de voitures et il y avait aucune place pour se garer ; en plus des ivrognes qui pissaient ça et là et rendait l’odeur aux alentours peu amène, voire insupportable en été. Mais Tac, elle, ça ne la dérangeait pas que la pisse se mélange aux effluves de la bière. Dès qu’elle entra dans l’endroit, la chaleur des corps en émulsion, des discussions farouches et de la vieille musique ainsi que Gox, l’elfe bicentenaire, qui l’accueillit avec un hochement de tête. Fréquenter un bar matin et soir permettait au barman de bien se familiariser avec votre visage, surtout si celui-ci était traversé de la même douleur qui ravageait le sien ; la braiseuse se posa au comptoir et commanda la liqueur de prune. Un petit verre d’indigo flotta jusqu’à elle et la bouteille, entourée d’une aura argentée, se reposa sur l’étagère ; une chance que Gox ait un don de télékinésie, c’était une aubaine pour un barman.

Elle se mit à boire : la douceur et l’amertume calma un peu ses nerfs et, avec un peu de chance, elle finirait suffisamment sous la table pour oublier la souffrance de son corps. Maussade, elle but de nouveau une gorgée mais ce fut à cet instant qu’un autre braiseur, au regard ravageur et aux muscles saillants, s’approcher d’elle en désignant le tabouret à son côté :

— Cette place est prise ?

Tac fit un geste vague pour l’inviter à s’asseoir. Le tombeur s’assit et commanda la même chose qu’elle – geste classique – avant de se tourner de nouveau pour lui dire :

— Sale journée ?

Un rire enfla dans sa gorge et y mourut la seconde suivante. Tac haussa les épaules.

— J’ai connu ça, aussi. Souvent.

Son regard coula vers lui. Putain, qu’est-ce qu’il était beau avec ces mèches d’obsidienne, ce sourire tranchant et sa façon suave de prononcer les « s ». Intriguée et désireuse d’oublier tout ce qui pourrait avoir à avoir affaire à…

— Ah oui ? rétorqua-t-elle en haussant les sourcils. T’as pas l’air de quelqu’un qui a l’air de « connaître ça souvent ».

— Pourquoi ? Parce que j’ai l’air de quelqu’un de trop jovial ?

Il eut un sourire en coin, et elle envisagea de l’embrasser. Au lieu de quoi, elle finit d’une traite son verre.

— Ouaip.

— Hmmm… Et comment je pourrais te faire changer d’avis ?

— Je sais pas. Déjà, on connaît même pas nos noms respectifs.

— Elias… ?

— Tacmek.

— Eh bien, Tacmek, j’espère que je vais pouvoir te convaincre en une soirée.

Peut-être y parviendrait-il, en effet ; en fait, c’était même ce qu’elle espérait, de découvrir le secret de ces gens capables de sourire alors que tout allait si mal. Elle demanda à Gox de lui apporter une nouvelle liqueur, cette fois en double. Le barman la regarda d’un œil critique, mais obéit : elle n’était pas encore arrivée à sa limite. Le verre servi, elle dit à Elias :

— Okay, beau parleur, balance ton argument.

— « Beau parleur » ?

Un haussement de sourcils de la part de Tac lui suffit à ne pas creuser plus là dessous et à répondre :

— D’accord, d’accord… Hmmm, comment dire ? Il faut quand même un peu de contexte, mais j’imagine que si tu es là, assise à m’écouter au lieu de me dire de partir, c’est que ça t’intéresse. C’était le mois dernier, sur les chantiers. Ma sœur y travaillait tous les mois pour rattraper les dettes de notre mère – elle joue, beaucoup – et ce mois dernier, ces monstres ont attaqué. Ma sœur s’est faite boulotter.

— Merde, je… je suis désolé.

— Oh, elle est pas morte ! Elle a juste perdu un bras et une jambe, donc ça faisait qu’elle ne pouvait plus exercer ni son métier, ni sa magie, puisqu’elle avait besoin de ses deux mains pour former ses glyphes. Alors ça a été à moi de prendre la barre du navire pour le conduire à bon port. Ma mère buvait, elle… boit toujours, elle est pas quelqu’un qui aime vivre dans ce monde. Plutôt une vieille personne qui a été élevée par une famille de conservateurs. Le Vrillecaste, malgré ce qu’on nous dit sur la guérison du Schisme, a laissé des cicatrices.

Pour dire vrai, c’était le cas : Tac s’était souvenue qu’il y avait une surabondance de personnes agées qui étaient passé chez les psy à cause du conflit intergénérationnel. La société avait tout pris en charge et la transition s’était bien passée dans l’ensemble, sauf que oui, il en restait de ces « cicatrices ». On était pas dans un monde parfait. Meilleur, oui, mais pas… parfait. Clairement pas.

— Bref, je suis devenu batelier pour amener les gens dans les villages d’à côté sans qu’ils aient besoin de prendre le train.

— Pourquoi ils le prendraient pas ?

Elias prit un air songeur.

— Peut-être qu’ils ont besoin de prendre contact avec la nature et l’eau.

Ouaaaaais, et Tac prit une gorge pour cacher un sourire narquois. Les gens qui désobéissaient, qui faisaient du trafic de marchandises ou de services… On les voyait pas mais ils étaient un peu partout. Elle en avait parlé plusieurs fois à Qwilo, qui l’avait jamais crû et pour cause : quand on venait d’un hameau paumé avec que des gens de votre peuple, c’était rare qu’on soit face à la misère, aux magouilles et aux autres choses du monde citadin.

— Et alors, ça gagne un batelier ?

— Oui, et ça voit du pays ! D’où le sourire.

Ah. Parfois, c’était mieux de juste s’arrêter au visage et pas poser des questions : ce type expliquait si mal les remèdes de l’âme que Tac aurait préféré lui répondre : « Super, bah tu vas le répandre autre part pour pas gâcher ma boisson » et boire seule pour la soirée, contrairement aux autres fois. Peut-être était-ce la meilleure chose à faire…

La douleur la vrilla depuis ses doigts de pied jusqu’à son cuir chevelu. Ce n’était pas aussi violent sans ses métastasiques, mais ça l’était assez pour la faire tressaillir. Elias le remarqua et prit un air inquiet :

— Merde, je voulais pas te vexer, euh… Ça va ?

— Ouais, ouais… ça te dérange si on continue cette conversation en « privé » ?

Il eut un sourire contrit mais hocha la tête. Putain, il était beau… et qu’est-ce que ça faisait mal de la revoir en lui.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Reydonn ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0