Chapitre 20 – La magie qui siffle sur vos têtes
Un mois après l’incident
Tac se réveilla avec la tête dans le cul, bien que cette fois ce n’était pas celui de quelqu’un d’autre. La lumière du soleil perçait les stores de la fenêtre ; elle se souvint alors qu’elle était restée dormir chez Léandre et Maël, sur leur canapé. Quand elle bougea dans son lit pour tenter de se rendormir, une douleur vive la prit de court, lui coupant le souffle. Vite. Elle roula sur elle-même pour tomber par terre avec un bruit mat et chercha son jean parmi son fouillis de vêtements– ses mains tremblaient violemment – avant de trouver un cyclindre. Ses superstasis.
La sensation de brûlure s’intensifia dans des proportions cyclopéennes, car les ténèbres de la magie, celle qui voulait s’échapper, commencèrent à s’emparer de son corps. Elle griffa ses entrailles lorsque Tac avala le médicament, qu’elle faillit vomir, puis combattit la sensation. C’était ignoble, insurmontable : elle allait perdre la tête. Non, je ne dois pas sombrer, se disait-elle en retenant des larmes acides, bien que tout lui hurlait le contraire : ses os qui s’entrechoquaient, ses nerfs qui dansaient violemment sous sa peau, son sang qui palpitait à tel point que ses veines voulaient exploser. Et ce vrombissement lancinant, étrange, qui tentait de la rendre folle. Mort. Juste la mort, là, à quelques pas, à attendre que tout finisse dans la lumière et le pouvoir.
Puis le remède fit effet : il y eut les étincelles sur la peau, l’excédent de magie qui s’échappa, Tac qui haletait, le front en sueur, de nouveau maîtresse de son corps pour quoi ? Une journée, deux peut-être ? Ça devait s’arrêter. Elle se sentait aussi lessivée qu’une vieille machine à laver, essorée de fatigue alors qu’elle avait dormi toute la nuit sans encombres. Se retenant de vomir, l’étudiante affligée attrapa son téléphone sur la petite table qui séparait le canapé de la terrasse : il était neuf heures. Heureusement, son premier cours commençait dans une heure, alors si elle se levait maintenant et s’habillait vite fait, elle y serait. Sauf que rien ne semblait aussi difficile que d’ordonner à ses muscles de se mouvoir. Peut-être qu’avec un peu de bonne volonté… Un effort, et elle fut debout.
Elle constata qu’elle avait laissé des traces de brûlures sur sa couverture. Ça n’avait rien d’étrange : chez Qwilo, la crise de magie avait été un vent violent, destructeur. Chez Tac, la première fois que ça lui était arrivé, elle était revenue sur les lieux où son ami l’avait quitté pour un autre : le sol était carbonisé. La crise d’un Brisé était-elle à l’image de l’élément totem des espèces qui en subissaient le désastre ? C’était une question sans importance : au fond, ce qui comptait, ce serait de trouver un remède définitif.
Les vêtements pesaient lourd sur sa peau. Tac hésita puis laissa sa veste en cuir dans son sac à dos, la fourrant entre ses cahiers déjà écornés et déformés. C’était étrange de pouvoir toujours aller à l’université alors qu’elle était une Brisée, mais au fond ça ne l’étonnait pas : elle parvenait à utiliser son pouvoir, tant qu’elle était sous superstasis. Le souvenir de la magie de son frère, très semblable à la sienne, lui revint en mémoire : ses belles mélodies au piano et à l’accordéon, qui se muaient en ondes d’énergie aux divers effets. Lui parvenait toujours à user de sa magie malgré sa condition, et comme elle avait vu sur des forums sur le net, beaucoup de Brisés le pouvaient également. Qwilo avait été une des rares exceptions de quelqu’un qui était aussi bloqué qu’inapte, alors que normalement, l’inaptitude arrivait à la fin de vie d’un Brisé.
Aussitôt qu’elle fut partie de l’appartement telle une voleuse – elle se promit de s’excuser envers ses hôtes – elle prit l’escalier car l’ascenseur était en panne. Descendre huit étages lui fit étonnement du bien, enfin « bien » était un grand mot ; disons que se sentir essoufflée tarissait la sensation de lourdeur sur sa peau. Le docteur Cleffe lui conseillait souvent que l’exercice, quelque soit la maladie, était une manière pour le cerveau de produire un antidouleur naturel. Que ce soit un placebo ou non, le résultat était là. Pendant le trajet jusqu’au grillage qui séparait le parking de l’immeuble de la rue, Tac y aperçut quelques étudiants qui partaient prendre le métro. Par réflexe, elle sortit son pass’circu de sa poche et le serra dans son poing jusqu’à la zone de passage. Là bas, des gamins essayèrent de gruger les contrôleurs : ils déclenchèrent une baston qui gênait les passants, et pendant que l’un des agents de sécurité venait les séparer, les petits malins en profitaient pour se faufiler là où ils ne regardaient pas. Tac vit le regard de l’autre agent les capter et il leur hurla dessus ; pas de chance, les enfants étaient déjà passés. L’incident prit cinq minutes à être désamorcé avant que tous les autres voyageurs agacés, qui attendaient qu’on leur dise qu’ils pouvaient continuer leur routine, soient autorisés à passer. Tac présenta sa carte à l’un des agents qui la décrypta scrupuleusement avant de la laisser passer.
À la Porte, c’était difficile de circuler si on était pas riverain ou au moins étudiant boursier : on accédait aux services qu’une fois enregistré à la préfecture, les visiteurs n’obtenant que le passe droit de circuler librement dans la ville. La fermeté contrôle avait augmenté depuis les récentes attaques terroristes. Tac, depuis qu’elle traînait souvent chez Léandre, l’avait entendu dire que ça avait toujours été strict, mais que seulement maintenant les gens s’en rendaient compte et râlaient.
Le métro était bouillonnant de monde, et la braiseuse dut jouer des coudes pour se dégoter un espace suffisant pour ne pas avoir à être pressé contre quelqu’un. Il y avait des agressions, parfois voire souvent mais les gens avaient été sevrés de cours communautaires, alors les agresseurs étaient souvent remarqués et arrêtés par la population elle-même. Mais une main discrète aux fesses, ou juste un gars ou une meuf qui faisait semblant d’être bousculé, effleurait ton sein et te disait « pardon » avec un sourire contris, qui retenait cette petite arrogance espiègle qu’on avait envie d’imprimer dans leur visage définitivement avec un grand coup dans les gencives. Tac ne détestait pas ce genre de contacts, mais depuis peu elle s’était rendue compte qu’elle ne pensait plus de la même manière, elle… elle désirait ne plus être autant touchée. Parce que dix à quinze personnes le faisaient chaque soir par semaine, depuis un mois. Chez Maël et Léandre, qui n’acceptait pas qu’autant de personnes aillent et viennent, Tac s’était trouvée moins observante sur son besoin de sexe ; elle s’amusait très bien toute seule, même si c’était moins efficace qu’un contact avec l’autre. Qui plus est, ça ne produisait aucune magie.
Du coin de l’oeil, entre des bras suintants de sueur et des pouces tapotant sur des claviers numériques, elle observa une tarkine, grande au point que sa tête effleure le plafond, en train d’embêter un gars de son espèce, plus petit. Elle pokait son aine avec des petits rires, et l’autre répondait avec un sourire gêné. Puis le regard de Tac croisa le sien et elle y lut quelque chose qui lui fit se rappeler, qui la fit souffrir. Elle détourna le regard.
Les souvenirs commençaient à s’agiter comme le mal qui s’était réveillé en elle ; elle les chassa. Penser à la première brisure n’arrangerait pas la guérison de la seconde, son cœur était déjà assez fêlé comme ça. Sauf qu’en montant quatre à quatre l’escalator, son esprit la trahit et fit revenir le visage d’Ally, qui avait si peu changé.
— Hé, Tac !
Elle sursauta quand, Waima, une célestine de sa classe, l’attrapa gentiment par l’épaule. Cette fille d’un bon embonpoints, à la peau argentée et aux cheveux de cendre, portait ce genre de look démodé qui fonctionnait bizarrement toujours : des lunettes, un débardeur en dessous d’une chemise à fleurs, un jean serré et des bottines en cuir chic. On lui attribuait souvent le rôle de l’élève sérieuse parce que personne d’autre ne voulait le porter, et elle s’en chargeait avec brio. Depuis la disparition de Qwilo, la plupart des autres élèves s’étaient éloignés de Tac, hormis Waima qui avait insisté pour lui refiler des cours quand elle était absente, son mail pour lui envoyer les devoirs à faire et son numéro “au cas où”. Tout au long de l’absence du ventou, la célestine avait comblé un manque évident.
— Salut, répondit la braiseuse en souriant, contente de la revoir. Comment ça va ?
— Moi ? Non, râla l’autre en levant les yeux au ciel. J’ai demandé à Jorr de faire passer mon absence auprès de M. Yvain, et pour le remercier, il m’a proposé de lui accorder un date.
— Oh. Et c’était bien ?
— Horrible. Il m’a composé une chanson à la guitare… Il joue et chante bien, mais le faire en plein café était bien la pire idée qu’il ait eu ! Je suis partie en pleurant.
Wamia parlait souvent avec franchise, sans y mettre les formes ; une chose que Tac appréciait beaucoup chez les gens en général, mais chez elle c’était puissance dix. Question amours, elle s’était intégrée dans un trouple il y a trois ans, qui avait survécu le lycée, et s’en plaignait parfois. Un peu peinée de la voir embêtée, elle dit :
— Désolé pour toi.
— Oh, c’est pas ta faute, c’est la sienne. Il aurait dû réfléchir avant de nous exposer à tous comme une espèce de couple ringard ; c’est du forcing ou je ne m’y connais pas.
Tac grimaça : le forcing et elle, la grande histoire d’amour. La voyant agir ainsi, Wamia s’approcha et passa son bras autour du sien, réconfortante dans son attitude.
— Et toi, comment ça va ? Je regarde ton Pentag et tu m’as l’air plus active qu’en début d’année !
“Active”. C’était un mot tellement peu représentatif de la réalité qu’elle était en train de vivre. Chaque matin, se réveiller avec la douleur et l’impression que la vie s’échapper de soi tel un filet de sang. “Active”, ça proposait une version de Tac qui était en train de brûler la chandelle par les deux bouts, mais d’une manière très stylée qui forçait l’admiration : on la regarderait avec l’air de se dire “Wouah, elle, je voudrais vivre sa vie”. “Active” au fond n’était qu’une façade.
— Je m’amuse bien, répondit-t-elle. Mais j’avoue que revenir en cours après ce long week-end, ça me fera du bien.
— On va essayer de calculer des délitements arcaniques dans le temps, lui apprit-elle avec une excitation visible dans la voix.
Puis elle commença à expliquer tout ce qu’elle avait déniché sur le sujet, ce que la braiseuse écouta avec plaisir. Tout cela permit de passer le temps jusqu’à l’arrivée en cours. Le visage rond au nez cassé de M. Yvain les accueillit, assis à sa chaise en train de lire des documents sur son bureau. Ces temps-ci, le professeur avait des cernes marquées sous les yeux, et semblait tendu. Il répondit néanmoins “bonjour” à chaque étudiant qui s’installait et, une fois que tout le monde fut présent, il leur lâcha son sourire habituel et se leva de sa chaise.
— Bien, à vos stylos et vos claviers ! Comme je l’ai dis la dernière fois, le cours d’aujourd’hui va porter sur les délitements arcaniques. Il s’agit d’un effet assez courant sur la plupart des constructions magiques qui n’ont pas été nourries…
Comme à l’ordinaire, l’esprit de Tac se remit à vagabonder alors que le professeur passait en revue différentes bâtisses de la ville. Elle se tourna pour regarder Waima prendre des notes avec attention. Quand elle écrivait à toute allure à l’aide de son stylo plume, son nez se fronçait et elle plissait les yeux, comme si une mauvaise odeur titillait ses narines. Une mèche de ses cheveux tombait toujours en face de son visage, qu’elle repoussait d’un geste rapide. Aujourd’hui – Tac le sentait – elle portait un léger parfum de fleurelune, qui s’accentuait à chaque fois qu’elle rehaussait sa touffe rebelle. Quelque chose chez elle donnait à Tac l’envie de la prendre dans ses bras et lui caresser sa belle tignasse.
Waima tourna la tête vers elle et posa une question muette, et la braiseuse sentit son corps rater un battement. Mince. Ça recommençait : Tac s’était prise d’amitié pour quelqu’un et l’attirance suivait. Ally. Qwilo. Et maintenant Waima. Elle en revint à échapper au regard interrogateur de la célestine pour se reconcentrer sur le cours. Ce fut sa meilleure décision de la semaine, car le professeur croisa son regard et demanda :
— Tacmek, dites-moi : si on charge un objet à sa puissance maximale plus un excédent, que risque-t-il d’arriver ?
— Il explose, affirma-t-elle sans réfléchir.
— Entre autres, oui… C’est du moins le pire des scénarios. Il est possible d’obtenir une recomposition moléculaire, un déchargement d’éthérim plus rapide, des connections instables avec d’autres outils magiques ou même le développement d’une attraction éthériomagnétique. L’intérêt de détecter les délitements vient surtout du traçage de l’excédent d’éthérim : une fois que vous détectez la fuite, vous n’avez qu’à remonter jusqu’à la source, étudier la fracture et comprendre sa nature et la raison de sa présence.
Intéressant, ça. La curiosité de Tac fut piquée et elle leva la main pour poser une question.
— Oui ?
— Sur un être vivant, est-ce qu’on peut détecter la même forme de fissure ?
— Eh bien, je vois que vous n’avez pas écouté : le phénomène de délitement ne touche essentiellement que les objets, pas les êtres vivants. L’ensemble des espèces, y compris nous, avons notre propre système de régulation…
Tac se sentit se ratatiner sur place. Il n’y avait pas de solutions, alors.
—...mais la recherche n’a posé qu’un orteil dans ce sujet qui semble assez vaste. Le vivant reste un domaine très complexe en théorie magique, vous êtes donc en droit de proposer votre propre théorie à la communauté scientifique.
Le cours continua et elle préféra se tasser après cette intervention, surtout que quelques têtes venaient de se tourner après ce qu’elle avait dit. Le problème restait que la rumeur de Qwilo, un Brisé infiltré dans la grande université de magie qu’était Hallioce, s’était répandue comme une traînée de poudre… et bien entendu, la raison pour laquelle personne ne voulait quasiment plus traîner avec la braiseuse. Elle s’était rendue compte qu’on considérait les Brisés comme des malades qu’il fallait soigner : certains parlaient de bombes à retardement, d’autres de fous à lier par l’absence de magie. En fait, c’était ce qu’ils se disaient tous : un Brisé n’avait pas de magie. S’ils mourraient, c’était juste parce qu’ils étaient en carence.
Quand le cours se termina, Tac était toujours sur ces mauvaises pensées, mais Waima attira son attention : M. Yvain semblait attendre que tout le monde soit sorti de classe pour lui parler. LA célestine assura qu’elle attendrait son amie à l’extérieur, le temps de la discussion. Tac la remercia avec un sourire un peu forcé et attendit que tous les autres étudiants aient posé leurs questions et après ça, elle se leva pour aller vers le bureau du professeur, qui la dévisagea d’un air compatissant. Ce qu’elle détestait ça.
— Toujours aucune nouvelles de M. Tramonttana, si je ne m’abuse ?
— Non, monsieur.
Il soupira, l’air penaud. Son air épuisé devint bien plus flagrant à ce moment précis, et Tac se souvint que Léandre lui avait confié que Géval était son frère. Peut-être que M. Yvain faisait encore des crises dépressives.
— Bon… Ce n’est pas de ça dont je voulais vous parler : votre question de tout à l’heure m’intéresse, Tacmek. Je me suis demandé pourquoi vous l’aviez posé, mais au vu des antécédents de M. Tramonttana…
— Il n’a rien fait de mal, le coupa-t-elle. C’est juste le système qui est cassé, pas lui.
Son ton virulent parut surprendre le professeur, mais au lieu de la sermonner comme elle s’y attendait, il eut un petit sourire en coin.
— Je le crois aussi. Ce n’est pas pour rien que j’ai créé cette filière de théorie magique : j’espérais que les Brisés comme M. Tramonttana puissent se sentir acceptés dans une université comme la nôtre. Mais j’avais tort de croire qu’un îlot de sûreté puisse suffire dans cet océan de malheur ; si on veut que tout le monde puisse naviguer, il faut que tous aient accès au même bateau.
Cette fois, ce fut Tac qui fut surprise d’un tel discours. Elle n’aurait pas crû qu’un professeur émérite, métamage par dessus le marché, puisse en fait être aussi touché par la cause des Brisés.
— L’intérêt de votre idée réside dans le peu d’attention qu’on lui accorde à l’heure actuelle, continua-t-il en commençant à ranger ses affaires. La jeunesse a ça de bon, au moins : elle remet en question des choses qui semblent évidentes pour les plus anciens, car ils se sont battus pour elles. Le Régime Post-Claviste a été renversé, les Néo-Vrilleclastes ont été vaincus, et alors la blessure reste vive… Mais ça induit que votre génération a été aussi blessée, ce qui est faux : vous avez la force de nous convaincre que cette blessure n’est pas une raison de s’arrêter. Bon, venons-en au fait : j’aimerais vous inviter à mon laboratoire pour faire des expériences (il leva immédiatement les mains) Je vous expliquerais bien sûr avant que vous acceptiez, mais je préfère que vous envisagiez d’abord avant de le faire.
— C’est… je suis honoré par votre proposition, répondit sincèrement la braiseuse. Seulement je préfère m’orienter vers la filière animalière.
— Raison de plus ! L’université a un zoo privé auquel je vous donnerais l’accès pour faire des expériences. Et ce ne sera pas dans l’optique de faire souffrir des animaux : il s’agira, en général, de comprendre leurs mécanismes d’absorption d’éthérim.
Vu sous cet angle, Tac se sentit effectivement un peu plus motivée. Le professeur humain l’observa un instant avec intérêt.
— S’il vous plaît, considérez ma proposition. Et comme nous allons travailler sur le délitement arcanique, vous pouvez amener votre amie Waima avec vous : je suis persuadé qu’elle y trouvera son compte.
Une fois sortis de la salle, M. Yvain leur dit au revoir à elle et son amie et partit rejoindre son bureau à l’étage. Waima se tourna vers Tac et lui demanda de quoi il en retournait, ce qu’elle lui raconta. L’agréable célestine connaissait déjà bien l’amour de la braiseuse pour les créatures et son projet d’avenir, et prétexta que “ce n’est pas parce que Qwilo est disparu que tu dois porter toute ton énergie à le chercher, sans vouloir te vexer”, ce qui la vexa certes un peu mais restait un argument valide. De plus, se rapprocher du professeur à l’aide d’une recherche universitaire lui permettrait de discuter avec lui sur la possibilité que Qwilo ait été manipulé mentalement, et avoir une aide pour contrer un éventuel sort.
— Quand je pense que certains élèves attendent l’année prochaine pour espérer faire des stages auprès des professeurs, toi t’en as obtenu un direct ! Et on est qu’à la moitié de l’année !
— C’est vrai que c’est incroyable, admit Tac devant l’air ahuri de Waima.
— Tu rigoles ? C’est GEANT ! On va pouvoir avoir accès à un tas d’appareils introuvables sur le marché, des archives et tout un tas d’autres trucs ! Comme, euh… les animaux !
— L’uni a de la variété, lui apprit-t-elle. C’est l’avantage d’être friquée.
— Dis moi au moins que c’est pas que des écailleux, la supplia-t-elle avec un air de chiot battu.
Tac pouffa et lui promit qu’il y aurait de beaux et touffus compagnons de laboratoire, même si elle préférait personnellement les créatures visqueuses et poisseuses qui pouvaient se contorsionner dans tous les sens.
Elle ne mit pas longtemps à faire sa décision : après le repas de midi, Tac recontacta M. Yvain qui lâcha un “Vraiment ?” joyeux à travers le téléphone, avant de lui demander de venir cet après-midi, car il n’y avait pas cours ce jour-là pour permettre à l’enseignant de faire ses projets de recherche. Qu’il les lâche pour une étudiante parut un peu étrange à la braiseuse, mais en remarquant son attitude excitée à leur arrivée, dans ses gestes un peu frénétiques et son sourire jusqu’aux oreilles, elle se dit qu’il devait sûrement avoir peu de projets en ce moment.
La maison de la recherche était une bâtisse excentrée par rapport au campus principal : il s’agissait d’un vieux bâtiment rénové, qui avait peu de baies vitrées et n’était pas en bois ou en pierre composite, mais en béton. M. Yvain expliqua qu’il s’agissait d’un ancien bâtiment d’armée qui avait servi pendant la Guerre des Quarante Centres. Si l’extérieur donnait plutôt envie de s’enfuir, l’intérieur était bien aménagé : les murs étaient rehaussés de velours à l’accueil, avec plein de plantes vertes et quelques fauteuils. Les étages supérieurs, accessibles par un ascenseur à poulies, avaient un air plus formel mais tout aussi vivants : beaucoup de peintures sur les murs, faites par les chercheur.euse.s au fil des décennies, et des dizaines d’affiches de manifestations artistiques, scientifiques et sociales. Tac restait écartée, un peu intimidée par tant d’infos mais Waima se précipita pour prendre les coordonnées de chaque tract avec un enthousiasme qui fit rire M. Yvain.
Il les amena jusqu’à son labo. C’était une grande salle colorée – il avait demandé à ce qu’on repeigne les murs blancs pour qu’il puisse repérer plus facilement l’espace autour de lui et mieux s’organiser – avec des fresques géométriques au plafond. Des tables complètes fixés sur lesquelles trônaient du matériel alchimiques, des tonnes de feuilles croûlant sous les calculs, quelques restes de biscuits et là, sur un arbre à chats, une petite créature qui regardait les nouvelles visiteuses avec attention.
— Beurk ! s’exclama Waima. Qu’est-ce que c’est ?
— Un serfilis, expliqua Tac en s’approchant. Monsieur, c’est censé manger le béton.
— Celui-ci se nourrit exclusivement d’air. L’université m’en a fait don quand j’ai effectué ma thèse avec brio.
Le serfilis ressemblait à un serpent possédant une gueule en trompette, deux pattes avant très épaisses et griffues et des yeux énormes, ovales et fendus en croix. Tac avait lu qu’ils étaient rares pas parce qu’ils étaient en danger, mais qu’ils se reproduisaient très peu et vivaient longtemps. Tac approcha sa main, que la créature renifla. Elle se nourrissait d’air, donc aussi d’odeur : elle vit ses petites dents le long de la courbe de sa bouche miroiter alors qu’elle transformait la matière gazeuse en énergie.
— Odile est inoffensive, n’ayez pas d’inquiétude quand elle s’approchera de vous : c’est juste une petite curieuse. Bien, on commence ?
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