Chapitre 21 – La magie des sombres espérances
Les expériences scientifiques les plus saisissantes passant le plus souvent par les chemins les plus ardus, Tac dut se rendre à l’évidence qu’en ce moment, le trajet était pavé, jonché de fleurs et particulièrement agréable.
Peut-être n’y avait-il pas besoin de tous ces calculs, toutes ces mesures qui en long, en large et en travers parvenaient à créer ce graphique qui s’organisait sous ses yeux à l’aide du logiciel de traitement. Peut-être n’y avait-il pas besoin non plus de mesures de sécurité excessives quand on manipulait de l’ADN de créature. Peut-être n’y avait-il pas besoin que la machine à café crachote au lieu de baver. “Peut-être” restait une donnée véritable à prendre en compte, et en cela résidait la vraie épreuve.
Du midi jusqu’au soir, Tac s’était familiarisée avec l’outillage de laboratoire. Elle n’avait appris durant ses stages que la façon dont on nourrissait les créatures, les peignait, les brossait ; toute la partie soin avait été reléguée pour les salariés. Mais ce qui lui manquait le plus en ce moment-même, c’était ses cours d’alchimie : elle avait dû réapprendre sur le tas le nom d’un tas de contenants, de contenus et de tout ce qui se trouvait entre les deux. M. Yvain avait répondu à chacune de ses questions sans manifester le moindre agacement, mais à côté de Waima qui semblait se débrouiller toute seule, Tac se sentait un peu bête et hésitait à demander au métamage des renseignements sur la manipulation mentale.
Mais bon… le soir venu, elle avait suffisamment compris pour commencer à faire sa première expérience : détecter le délitement arcanique d’un objet. Normalement, les étudiants devaient attendre l’année prochaine avant de commencer à faire ce genre d’expériences : Tac comprit vite la raison de ce délai par l’absence totale de patience qu’un jeune en fin d’adolescence pouvait montrer. Il fallait relever le taux d’éthérim à un point donné sur l’objet, rentrer le nombre que captait l’appareil sur le graphe, attendre deux minutes, puis recommencer à un endroit différent en suivant une courbe spéciale – la tangente d’Hoer” comme lui avait confié M. Yvain – relever la mesure d’éthérim, rentrer la donnée, attendre, recommencer… Chaque itération s’accompagnait bien entendu d’un millimétrage minutieux. Une fois qu’on avait fait le “tour” de l’objet (la tangente, bien entendu, était biscornue comme pas possible), alors on pouvait souffler un peu puis recommencer le même manège pour avoir une expérience témoin, en modifiant l’intensité du capteur pour obtenir les données dites “parasites” et calculer avec le taux d’erreur.
Bref… Tout ça pour dire que Tac, au bout d’une heure, en eut enfin fini et s’effondra sur sa chaise dans un râle abrutissant. Ses yeux la piquaient, elle puait la sueur et devait impérativement aller aux toilettes.
— Bon, on fait une pause ! s’exclama M. Yvain.
Elle faillit crier un “merci” des plus reconnaissants mais se retint, se contentant de se lever de sa chaise. En observant vers la table voisine, la braiseuse remarqua que Waima n’en menait pas large non plus : la célestine s’étira à s’en faire craquer les articulations, révélant sa peau argentée qui brillait d’autant plus sous une fine pellicule de sueur. Tac détourna les yeux et partit en trombe, manquant de se prendre une chaise, s’attira un regard de son amie avant de se précipiter pour aller aux toilettes. Se soulager là-bas lui apporta tant de réconfort qu’elle lâcha un soupir bruyant et long, quand elle entendit Waima dire depuis la cabine d’à-côté :
— Fais attention, on va croire qu’une créature s’est échappée.
— Je te signale, répondit Tac en remontant son pantalon, que j’ai tous les droits de te frapper en plein visage.
— Ah oui ? De quels droits on parle, exactement ?
— Les doigts qui vont former mon poing dans ta face.
Un rire qui la fit sourire lorsqu’elle sortit de la cabine et se lava les mains. Dans son reflet, on constatait les rides sombres de deux fatigues qui se battaient pour savoir qui allait la faire tomber en premier. Waima apparut dans son champ de vision.
— On a vraiment une sale figure.
— C’est vrai. C’est de la bonne saleté.
— Depuis quand la crasse est bonne ? Pitié, ne me sors pas un jeu de mots, je n’en peux déjà plus.
— La plupart des créatures se baignent dans le sol pour recharger leur éthérim ; c’est de la terre que provient la majorité de l’énergie qui s’échappe vers le ciel pour redescendre vers la mer – la célestine la regarda d’un air peu convaincu – et du coup, on peut dire que la crasse, c’est bon.
— Pas autant que le sexe, alors, prétexta Waima en pinçant une épingle entre ses lèvres alors qu’elle formait un chignon de ses cheveux. Mais j’imagine que c’est ce qui sépare les ultimondiens de l’animal.
— Ouais, concéda Tac en se passant de l’eau sur le visage pour le refroidir.
Réfléchir chauffait sa tête. Littéralement.
De retour dans la salle, elles trouvèrent M. Yvain en train de considérer les données que Tac et Waima avaient récolté séparément sur le même objet, à savoir un vase à herbes. Il secouait sa tête par moments, marmonnant dans sa main plaquée contre son menton. Une fois qu’il les eut aperçues, il leur intima d’approcher et montra du doigt les courbes obtenues.
— Vous remarquerez qu’il y a une différence majeure entre vos deux courbes, là et là, d’au-moins huit éthéram. C’est bien trop élevé. Est-ce que vous devinez pourquoi ?
— Euh… Je sais pas mesurer ? tenta Tac, peu sûre d’elle lorsqu’elle était au point mort.
— Dis pas ça, la sermona Waima avec une bourrade. Moi je pense que c’est une question de référentiel ?
— Vous avez toutes les deux raison, répondit l’humain en souriant jusqu’aux fossettes. En fait, vous avez ignoré comment vous mesuriez et aussi depuis où vous avez accompli votre expérience. L’éthérim ne réagit pas à l’intention ou à l’imagination, il réagit au stimuli externe que provoque nos pensées passagères. Normalement, vos mesures devaient être plus ou moins les mêmes, mais c’est seulement si on parle d’étude énergétique classique : l’éthérim réagit à votre magie et comment elle vous affecte.
— Mais pourquoi ne pas nous l’avoir dit plus tôt ? s’agaça la braiseuse, rejointe par la célestine en un hochement de tête. On aurait pu éviter l’erreur.
— De un, on apprend mieux par faisant soi-même l’erreur. De deux, même si je vous avais prévenu, ce serait impossible d’éviter l’erreur : franchement, vous savez réprimer votre magie ? (Les deux se regardèrent avec une grimace) Parce que c’est tout simplement impossible : votre magie est une partie de vous, que vous la rejetez ou non, elle finit toujours par sortir.
— Alors on s’y prend comment ?
— On fait avec. Mais au vu de l’heure… (il regarda par la fenêtre : la nuit avait depuis longtemps embrasé le ciel) Je ne vais pas vous demander de rester plus longtemps.
— Et si on veut rester ?
Tac fut surprise d’entendre ça de la part de Waima. Elle qui était studieuse certes, mais très regardante sur les règles sociales en général : rester constituait un problème car il fallait qu’elle appelle ses parents, sous lesquels elle était toujours en charge, ainsi qu’elle réfléchisse à la possibilité de dormir ici, près d’un professeur. Oui, avec une camarade de classe, mais ça restait quand même un peu effrayant comme perspective. Du moins, c’était ce que Tac pensait de son amie jusqu’à qu’elle lâche cette réplique. M. Yvain parut tout autant étonné, hésita quelques instants, se demandant probablement si laisser des étudiantes ici, sous sa responsabilité, était une bonne chose. Au bout d’un moment, il fit un geste au niveau des chaises sur lesquelles elles s’étaient installées toute l’après-midi.
Les expériences reprirent. Cette fois, Waima et Tac travaillèrent ensemble pour trouver une méthode afin de contrecarrer la marge d’erreur de leurs propres magies ; M. Yvain les aiguilla à l’aide de questions ciblées, qui les mirent sur la piste rapidement, comme “Est-ce qu’il est selon vous possible que la magie soit de nature ondulatoire ?” ou bien “Combien de temps met un corps vivant à exuder de l’éthérim ?”. Tac se chargea de mesurer la fréquence de ce qu’elle nomma le “pouls magique” et Waima s’échina à tenter à créer une contre mesure, telle une cheffe d’orchestre, à l’aide d’un disperseur d’éthérim. Les deux jeunes étudiantes se creusaient la tête et peinaient à trouver quelques pistes tout au plus, le chemin qu’elles empruntaient ne comportait aucune indication, juste une pâle lueur en la présence de M. Yvain.
Puis le cri de victoire : les deux courbes se rejoignirent à une heure et demi du matin. Complètement ivres de fatigue, Tac et Waima se prirent dans leurs bras en gloussant, se complimentant tour à tour en sautillant sur place. M. Yvain les laissa à leurs épanchements en préparant le matériel pour l’expérience de demain et leur apprit qu’à partir de cette heure, l’électricité allait être coupée en grande partie pour faire des économies : seules certaines parties du bâtiment étaient alimentées 24h/24.
Les laissant toutes deux sortir, il ferma la porte derrière lui et les emmena le long du couloir en lino. Dans la pénombre seulement éclairée par les panneaux de sortie de secours, les alarmes incendie et quelques veilleuses, on distinguait à peine les peintures murales. Tac, dans son éreintement, crû voir parfois des mouvements s’agiter sur ces murs, à la façon de vagues de rêves emprisonnées dans les tréfonds d’une dimension plus simple.
Leurs pas résonnaient distinctement dans la pénombre, et dévitré comme il était, le bâtiment semblait plus oppressant que tous ceux qu’elle eut visité. Cette sensation d’enfermement tomba sur elle tout comme l’aurait fait une crise de Brisée, aussi se mit-elle à trembler. Un bras s’enroula autour de son épaule et la rapprocha de Waima.
— Tu as peur du noir ?
Il n’y avait aucune moquerie ni jugement dans sa voix, juste une question inquiète. Tac hocha la tête : d’ordinaire, elle n’en avait pas peur, mais ce soir-là ressemblait à tous les autres où elle s’effondrait en pleurant et laissait ses remords la dévorer. Pourtant, par le contact du corps de Waima, elle se sentit revivre comme électrisée.
— Moi, un peu, chuchota Waima à son oreille.
— Menteuse, la bouffona-t-elle.
Elle était tellement différente quand elle était fatiguée : on aurait dit un noeud soudainement dénué de toute tension, et en résultait une quincaillerie de malices qui parfois en laissait échapper. Tac se comprit qu’elle était vraiment tombée amoureuse de Waima et d’autant plus à ce moment précis, alors au lieu de la repousser, elle se blottit contre elle. La célestine ne parut pas s’en faire et la laissa agir comme tel, jusqu’à que M. Yvain les amène à bon port.
Il n’y avait pas de “chambres” à proprement parler : ce n’était qu’une salle de réunion réaménagée avec des canapés coulissants pour en faire des lits. L’endroit était plus petit que le laboratoire, le plafond, en losanges, était plus bas et dépourvu de luminaires. Sur le côté gauche, un vieux placard en chêne massif. Sur le côté droit et au fond, un long canapé de cuir mauve et un canapé de tissu blanc. M. Yvain prendrait celui le plus près de la fenêtre, et offrit aux deux filles le plus large, celui qui se trouvait près de la porte.
— Si vous souhaitez prendre une douche, sortez et prenez la seconde porte.
— Il y a des douches dans la maison de la recherche ? s’étonna Waima.
— Eh bien, ce sont des chambres de décontamination, donc ça compte.
Le visage de la célestine se grava dans la mémoire de Tac avec le burin du rire. Elle attrapa les dessous du canapé, se retrouva les mains pleines de poussière une fois qu’elle eut tiré jusqu’au bout ; soit le ménage ne semblait pas être très regardé en général, soit certaines parties du bâtiment devaient appartenir à des sociétés pour être mieux entretenues. C’était quelque chose d’assez habituel depuis le Schisme : les bâtiments n’appartenaient plus à une personne ou un groupe, mais à plusieurs à chaque fois. D’où les entretiens qui se révélaient parfois un peu chaotiques.
M. Yvain ne prit même pas la peine de se déshabiller, il prit juste un plaid dans le placard et s’écroula sur le canapé qui semblait trop petit et confortable, seulement par la position du professeur, Tac se dit qu’il devait avoir l’habitude. Combien de fois il a dormi ici ? Est-ce que son frère le sait ? Elle n’avait rien demandé à l’enseignant-chercheur d’autres choses que ce qui avait un rapport avec le délitement arcanique. Peut-être que demain, il serait plus loquace.
— Finalement, je ne vais pas me coucher.
Waima venait de se déshabiller dans son dos. À la dernière soirée passée chez les parents de la célestine, Tac avait constaté que la jeune fille avait rêveti une robe de chambre ample, mais à présent hors de chez elle cette soirée, Waima en profitait pour se mettre nue – la nudité ne se percevait plus vraiment comme un outrage ; si on croisait quelqu’un de nu dans la rue, ça ne posait pas vraiment problème, mais on gardait habituellement ses vêtements car il y avait souvent des vents frais venant des montagnes du Sud – et son corps se découvrait à la braiseuse qui sentit son sang enflammer ses joues et ses oreilles.
Une célestine ne brillait pas dans la pénombre, comme le feraient les tarkines ou les braiseuses. À la place, leur peau scintillait avec la plus petite lumière. Mais dans une noirceur presque totale, ce scintillement ne trouvait pas son chemin et semblait atteindre un horizon de événements invisible, arrêté en plein parcours. Ne restait que les quelques esquisses de la silhouette de son amie dans le noir et Tac pour imaginer le reste. La Waima de l’ombre se convolait sur elle-même et quelques renflements qui apparaissaient désormais en ornements de sa propre structure ; Tac observa ces aines qui se déployaient en ailes et elle se demanda quelle était la texture de leurs plumes. Son regard fut attiré quand aima s’abaissa pour s’asseoir sur le canapé : dans le mouvement, son ventre fut parcouru d’une onde qui se déploya en un instant et donna à l’océan un rival à sa grande majesté. Les jambes, elles, ressemblaient à deux troncs massifs qu’on aurait attaché à son corps, et la braiseuse les trouva assez disgracieux mais en même temps si impressionnants, elle préféra revenir vers le haut, la partie qui lui plaisait le plus chez les autres.
— Tac ?
Elle n’entendit pas vraiment la voix de Waima, happée par sa propre inspection, appréciant de prendre le temps d’explorer du regard ce corps qui était tant similaire à elle, qui le lui rappelait énormément. De la douleur, oui, mais une forme de nostalgie qui réveilla dans son coeur et son estomac cette sensation chatouilleuse. Waima décida de s’allonger et Tac sentit son corps s’infléchir contre sa propre volonté pour rejoindre celui de la célestine. Elle s’était enfoncée plus loin qu’elle dans le lit de fortune et alors son souffle atteignait son épaule. Depuis de là où elle se trouvait, en tendant l’oeil, elle aperçevait un de ses tétons, pointé assidûment pour répondre au froid des ténèbres ? Mais celles-ci n’en louvoyaient pas, elles chuchotaient juste des intentions discrètes aux deux allongées. Tac sentit son coeur battre de plus en plus fort et craignit l’érosion même, que son corps se délite comme la magie sensée s’échapper de toute chose pour rejoindre le ciel. Si près, si loin, tant de phénomènes infinis au creux de chaque recoin de peau, dont la chaleur palpable enveloppait son visage. Un bruissement de draps fit s’enfuir le silence du fêtard incessant : Waima se laissa glisser jusqu’à que son visage soit en face de celui de Tac : il n’y avait pas de traits discernables, juste imaginés, et c’était autant plus simple ; l’impression de toujours regarder de travers n’existait pas dans cet entre-deux sournois, et voir devenait plus vrai, car moins réel. Imaginer la forme du visage à partir du souvenir, mais aussi lui appliquer une laque plus ancienne qui prenait sa source dans une mémoire plus lourde.
La douleur, chez la braiseuse, prenait son temps pour remonter. Mais elle ne brûlait pas : elle consumait son esprit pour balayer les immenses certitudes qui s’étaient forgées en elle, pour elle, par elle. Au fond, se disait Tac, ça n’avait rien de grave. Alors elle s’approcha doucement, sentit l’odeur de genévrier – du genévrier ? Qui se parfumait au genévrier à part les vieilles ? Horrible ! – et encore plus, au point de toucher le nez de Waima.
— Qu’est-ce que tu essayes de faire ? murmura-t-elle si doucement qu’on aurait pu le confondre avec un soupir.
— T’embrasser. Je peux t’embrasser ?
— Oui.
Alors elle posa délicatement ses lèvres sur les siennes. Sous les effluves de fleurelune, elles avaient un goût de chocolat chaud, de menthe et de sel. Des larmes. Tac se rendait compte qu’elle sanglotait. Immédiatement, Waima s’écarta.
— Tac, ça va ?
Oh que oui, ça allait. Parce qu’elle ne se sentait pas obligée de le faire, pour cette fois. Pour ce soir, et pour la première fois depuis longtemps, elle n’avait pas l’impression de devoir. Elle en avait simplement envie. Alors sans se laisser démonter, elle posa sa main sur la joue de la célestine et pressa sa bouche contre la sienne, l’avala même, et ce fut si bon de se perdre et s’oublier qu’elle s’en délita.
Ses mains cherchèrent un autre contact, avec l’impression qu’il y aurait de la vase à récolter mais à la place, c’était une eau de bain à peine brûlante, alors elle prit plaisir à les plonger. La sensation était fantastique : tout son corps se mit à se souvenir des quelques miettes que son âme avait pu préserver après cette nuit. Cette odieuse nuit qui lui revint en un sursaut de chaleur.
La main rocailleuse remontait le long de son corps, avec une douceur exacerbée. Ses yeux cherchaient les siens, les attiraient avec ce genre de force. Il faisait chaud, ce matin-là ; oui, c’était un matin, elle s’en souvenait à cause de l’odeur du pain grillé que la mère avait préparé pour l’occasion. Les parents aimaient voir leurs enfants se chercher et se découvrir : c’était une manière détournée d’en faire un rite de passage. Elles étaient toutes jeunes, n’avaient pas encore suffisamment franchi la ligne étrange mais pas interdite du corps, de ses secrets et de ses déboires. Il fallait que ce soit amusant.
On l’avait vu en éducation sexuelle : ce n’était ni sale, ni mauvais. Les maître.sse.s d’école avaient montré des vidéos en classe qui mettaient en scène des acteurices formées en train de « faire l’amour ». Faire l’amour : une expression poétique qui disait que c’était l’acte le plus beau, le plus miraculeux que la vie nous ait donné. Du contact, on créait un lien et du lien, la magie, celle qui nous disait qu’on était libres.
Elle était libre. Là, à cet instant, elle se sentait libre dans ce corps. Ce corps à elle et pas à lui, pas à cette parodie masculine qui lui servait de vaisseau avant qu’elle ne réclame devenir ce à quoi elle ressemblait en elle-même. Pourtant, quand sa petite copine lui retira enfin le t-shirt puis le soutif, elle vit les marques du métamorphisme : caractéristiques, elles ressemblaient à deux ailes d’oiseau qui partaient du nombril pour finir jusqu’aux aisselles.
Ally…
Ally ; Tac s’en souvenait alors que son cerveau entrait dans une brume de plaisir sous les titillements doigtés de Waima… Ally n’avait pas réagi. N’avait rien dit alors que Tac ne lui avait pas partagé son expérience ; après tout, c’était normal vu que personne ne la connaissait avant. Ciel ! La célestine était tellement patiente et douce, elle s’amusait avec son clitoris tout en la regardant avec un large sourire – du moins ce qu’imaginait aisément Tac en entendant et sentant sa respiration sur son visage. Elles étaient couchées de côté l’une devant l’autre.
— Ça va ? demanda Waima en ralentissant.
— Oui, hoqueta Tac en reprenant son souffle. Continue…
On aurait crû que les gestes délivraient son âme à chaque ritournelle, les souvenirs remontant à la surface.
Ally qui la regardait avec un air absent, parfois dégoûté, et Tac qui ne comprenait pas. Elle ne saisissait pas pourquoi Ally, contrairement à tous les autres, avait subitement décidé que ne plus l’aimer relevait d’une logique implacable. Alors elle lui avait demandé ce qui n’allait pas mais la kaillaisse était restée muette, prétextant qu’il s’agissait là de la vie, qu’on ne pouvait rien y faire, que de toute façon « y a des moments où tu dois te carrer ça dans le crâne : quand c’est non, c’est non ».
Insister avait été la solution la plus évidente, parce que la douleur était trop forte : il ne fallait pas perdre ce lien-là, pas après que son frère soit parti brutalement. Tac ne l’aurait pas supporté. Alors Ally lui avait hurlé au visage, craché même : « t’as refusé ton propre corps pour t’en faire un autre ; t’as crushé sur moi mais j’aime les filles, alors tu m’as piégé ; espèce de perverse, tu veux juste passer du bon temps puis redevenir un mec une fois que tu m’auras lâché ».
Ça n’aurait pas été la lâcher, à l’époque, qui avait détruit Tac : ça avait été de savoir qu’au fond, peut-être, les gens jouaient la comédie. Les gens souriaient et se disaient tolérants, encourageants même, alors qu’au fond ils ne voulaient que séduire pour se dédouaner de tout crime, toute responsabilité. Comme avec Sinkec. Comme avec Qwilo. Ally l’avait rejeté parce qu’elle était une Brisée et elle avait peur des gens qui étaient trop doux avec elle.
Au fond, Tac aurait voulu que ce soit elle et non Waima qui soit là, ce soir, à partager ce moment avec elle. Elle pleura. L’ondine s’arrêta immédiatement et parut suprise, demandant ce qui n’allait pas. Quelle injustice : la pauvre n’avait rien fait, c’était la braiseuse qui venait de comprendre subitement pourquoi tout allait si mal. Pourquoi Léandre, Sinkec, Qwilo et les Sex is Magic étaient en colère. Tout ça, c’était du flan.
— Tac… Tac ! Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Continue.
— Hein ? Mais tu pleures, là ! chuchota-t-elle avec un air affolé. Je veux pas…
— Ce n’est pas toi.
Elle devait surmonter ça. Du moins ce soir : elle voulait profiter d’une relation qui ne soit pas rugueuse comme la pierre.
— S’il te plaît, ajouta-t-elle avec toute la supplique dont elle pouvait faire preuve.
Waima n’obéit pas et la prit dans ses bras. Ce genre de gestes était rare dans le quotidien de la braiseuse, qui se brisa en mille morceaux et pleura de nouveau, comme souvent, comme chaque soir parce que ça faisait mal et qu’elle en avait assez de dépendre de choses dont elle ne connaissait, en fait, pas grand-chose.
— Si c’est à propos de tes marques… (Tac se pétrifia) Je les trouve magnifique.
Pour sûr qu’elle mentait. Pour sûr qu’elle disait ça pour se dire qu’elle était une bonne personne, qu’elle n’était pas pro-vrilleclaste, que…
— Je les aime, dit-elle en les caressant. Ça veut dire que tu sais ce dont tu as envie.
— Pourquoi tu dis ça, gargota-t-elle.
— Parce que moi, ce que je sais, c’est que j’ai envie de toi. Même si toi, tu n’as pas envie de toi-même ce soir. Je veux que tu le saches.
Les caresses reprirent alors, mais avec l’ajout que Waima lui prit un de ses petits seins en faisant le commentaire qu’elle était heureuse qu’il épouse la forme de sa main. Quelle remarque kitsch… qui fit sourire la braiseuse et la fit rire, un peu tousser aussi à cause des larmes. Décidant d’en profiter pour éviter d’oublier – mais transformer le souvenir, le magnifier – elle fit de même avec l’ondine. La sensation était tellement différente : la peau douce avait la fraîcheur d’une bouteille toute sortie du frigo après un repos de dix minutes. La remarque fit pouffer Waima. Tac préféra le caresser du bout du doigt puis l’embrassa avec tendresse. Les gestes des deux jeunes mondiennes s’échangeaient entre une frénésie réfrénée et une apathie à combattre, le tout étant un peu pataud mais plaisant tout de même.
Tac décida enfin de se désassujettir en embrassant la bouche, puis les seins, en descendant vers le ventre… Chacun de ses baisers plantait un souvenir sur cette peau, dans l’espoir que des arbres y poussent et lui offrent l’ombre nécessaire, plus tard, pour affronter les ardences des yeux cristallisés d’Ally. Aussi, chaque baiser délaissait les mauvaises mémoires en un terreau fertile, afin que les branches soient foisonnantes et peut-être qu’un jour, de bourgeon en fleur, viennent des fruits qu’elle puisse cueillir à chaque saison. Tac s’imagina le goût des fruits de la peau de Waima : la douceur fraîche, le parfum embaumant, la masse réconfortante.
L’ondine étouffa un gémissement dans sa main. Elle n’avait pas la même respiration qu’elle. Elle n’avait pas la même odeur qu’elle ; même le parfum qui masquait son naturel était foncièrement différent. Au fond, peut-être que Tac projetait tant d’Ally sur Waima dans le seul but de se protéger de quelque chose qu’elle avait désiré retrouver, mais qu’elle avait refoulé ; il était plus simple de laisser les souvenirs s’enfouir dans la cendre. Parce qu’il n’y avait pas de souffrance dans un monde mort et brisé.
Sauf qu’elle voulait vivre.
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