Chapitre 22 – La magie des ailes, des ouragans
Un mois et deux semaines après l’incident
Dans le cabinet douillet du docteur Cleffe, on trouvait beaucoup de petites babioles inutiles rapportées de voyages : un globe d’éventement de la région d’Ezzier à l’extrême est, des dents d’alkonost qu’on dénichait sur les terres gelées au sud de l’Océan des Âges, des bijoux enchantés par les elfes de la Forêt d’Antok à l’Ouest du continent… Tout ça s’empilait sur le bureau, l’ancienne cheminée et les vieux meubles qui constituaient cet univers restreint et foisonnant. Tac, assise sur la seule pièce du mobilier qui ne datait pas du siècle dernier, attendait en tapant du talon que le vieil ondin ait fini de rédiger la nouvelle ordonnance. Sa peau bleue sombre, ridée, laissait apparaître des vestiges de corail – ça arrivait à tous les ondins en fin de vie – et ses sourcils broussailleux avaient complètement blanchi.
— Voilà ! s’exclama le médecin en frappant du stylo puis tendit le papier. Pour vos acouphènes… et avec ceci, vous en aurez encore pour une semaine.
— Merci… (Tac s’humecta les lèvres) C’est pas pratique.
— De faire une ordonnance à chaque fois que vous tombez à court ? Oui, mais je dois vous rappeler que ce traitement est coûteux à produire et dangereux ; on ne le donne pas à la légère.
— Comment ça ?
Elle s’en doutait bien, pour sûr, sauf qu’il s’agissait du seul moyen qu’avait le monde pharmacologique de contenir les Brisés, sinon ces derniers auraient tôt fait d’exploser en pleine rue et réduire en cendres une maison, voire un quartier. Le docteur rajusta ses manches en parlant :
— Les superstasis sont une drogue dure. Ils permettent à quiconque en prend d’améliorer momentanément la circulation du flux d’éthérim dans les os, sauf que l’éthérim est un élément proportionnellement volatile à sa concentration dans l’espace, et il fonctionne plus ou moins comme un gaz. Si vous le faites circuler plus vite, alors par effet venturi, chaque particule va se rapprocher des autres.
— Hein ? Mais attendez, le but c’est pas que l’inverse arrive ? Eviter la concentration ?
— Vous ne comprenez pas, sourit le médecin d’un air parental. Tout ce que l’éthérim veut, c’est fuir et rejoindre le ciel pour faire son cycle de mouvement habituel. Sauf que chez les Brisés, il n’y a pas d’échappatoire hormis lors d’une crise. Le superstasis provoque une crise contrôlée qui permet artificiellement de délivrer une charge suffisante d’éthérim et abaisser son taux dans votre organisme.
Déjà presque deux mois qu’elle prenait ces médicaments et jamais la braiseuse n’avait cherché à en savoir plus. Donc le principe des superstasis, c’était d’accélérer le processus de « pulsation arcanique » (un nom qu’elle avait trouvé pour le délitement chez le vivant) ? En une semaine, elle n’avait pas beaucoup avancé dans ses recherches (ce qu’elle avait trouvé normal, puisqu’en une semaine, il y avait peu de chances d’obtenir un résultat probant) mais au moins avait-elle prouvé qu’il y avait une similitude forte entre le délitement et la pulsation ; tirer l’hypothèse que les deux phénomènes étaient liés d’une façon ou d’une autre n’avait rien de bien sorcier. Au vu des explications du docteur, en revanche, elle comprit qu’elle avait loupé le coche en n’utilisant pas l’intégralité des ressources à sa disposition, à savoir les superstasis. Dès lors, ça tombait sous le sens : et si elle les utilisait pour ses expériences, hors de ses crises ?
Après que ce dernier lui ait rappelé de prendre ses médicaments qu’à l’orée des crises et de l’appeler impérativement au moindre changement de fréquence, elle quitta le cabinet et aperçut dans la salle d’attente un petit gamin accompagné de sa mère. C’était deux gobelins à la peau brune, et le moutard la regardait d’un œil curieux, le doigt dans la bouche ; il devait pas avoir plus de deux ans. La mère lui fila une petite tape sur l’épaule avec un « arrête d’embêter la madame » puis s’excusa envers Tac, qui assura que ce n’était rien. Pauvre gamin : le docteur Cleffe était l’un des seuls, sinon le seul médecin de la ville qui traitait les cas des Brisés, ce qui signifiait que ce petit allait vite comprendre que sa vie serait un enfer qui se terminerait par une mort prématurée ; une vie passée avec une béquille médicamenteuse, où être libre n’avait plus aucun sens.
Sortie dans la rue, Tac fut réjouie en recevant un message de Waima qui voulait s’assurer que son rendez-vous s’était bien passé. Il fallait avouer que lui confier sa condition de Brisée s’était faite au naturel (bien qu’elle n’avait pas tout raconté sur son plan de retrouver Qwilo, pour ne pas l’impliquer inutilement), soit le lendemain de leur première nuit dans le même lit ; la plantureuse célestine avait cligné des yeux, ouvert la bouche sur mille questions puis s’était retenue pour dire « est-ce que ça va ? », puis Tac lui avait assuré que oui, ça allait et qu’elle ne devait pas s’en faire plus que ça. Bien entendu, son amie et désormais amante n’avait pas suivi le conseil et restait alerte à la moindre crise, en prétextant que « si ça faisait si mal, moi je peux vite aller chercher tes médocs ».
Oui, se faire chouchouter pouvait avoir du bon, c’était certain ; sauf que Tac n’aimait pas trop à quel point elle était devenue en porcelaine après lui avoir avoué tout ça. Au fond, ce qu’elle souhaitait, c’était qu’elle la traite comme une personne normale, avec ses défauts et ses qualités. Au moins Waima n’avait pas totalement débloqué en tentant de la « soigner » par tous les moyens ; sa réaction avait été saine, en demandant simplement ce dont Tac avait besoin en cas d’urgence, et la prévenir quand elle se sentait mal dans son coin.
Le message de Waima l’invitait à venir manger chez elle et le reste de son couple : iels vivaient tous ensemble dans le même grand appartement qui donnait sur le fleuve Tourbier. Elle y était passée avant-hier, pour dire bonjour à tout le monde : la célestine n’aimait pas avoir des affaires derrière le dos de ses partenaires, et préférait présenter chaque rencontre qu’elle concrétisait. Tac renvoya un message « J’arrive » et partit prendre le métro. En une dizaine de minutes, elle était en bas de l’immeuble.
Le fleuve grondait en cascade en dessous du pont, et sur la baie se trouvait une rangée de grands bâtiments – les immeubles – aussi colorées que feuillus. La Porte de Lébron mettait de grands efforts pour faire pousser un maximum de plantes sur les constructions, autant pour l’esthétique que l’utile : ça gardait la chaleur et le sec pendant l’hiver ou la fraîcheur et l’humidité en été. Les racines et les lianes s’enroulaient à l’intérieur des matières molles des murs pour consolider le tout et pousser librement. On vivait, dans la ville, avec les déformations du monde.
Tac entra après avoir entré le code. Une caméra dans le vestibule bipa quand elle approcha de l’ascenseur – elle lui fit un signe de la tête ; enfin, à la personne de l’autre côté – laissant la jeune braiseuse utiliser le bouton pour appeler le monte-charges. En quelques dizaines de secondes, elle fut au dernier étage. La porte de l’appartement de Waima était ouverte et une délicieuse odeur de falafels à la morue se délaçait dans l’air.
— Saluuuuut ! l’accueillit Gakuo, un ondin longiligne avec un grand sourire, une IPA à la main ; il vint smacker les deux joues de Tac.
— Yo. C’est toi qui a fait la cuisine ? répondit-elle en entrant après lui.
Gakuo ressemblait à ce qu’on s’imaginait d’un type en club med : toujours en chemise à fleurs ouverte sur un corps bronzé (chez les ondins, ça clarifiait leur sang donc leur peau, les approchant de certains ventous), une coiffure qui se chamaillait entre un chaos désorganisé et une franche rigolade et une face joufflue qui voulait qu’on se joigne à elle dans son hilarité. En clair, il s’agissait d’une bombe de bonne humeur très proche d’une persona Waima.
— J’ai voulu tester la recette de mon popé, avança-t-il avec un accent du Nord prononcé. Il veut pas partager le tout, il me laisse que des indices alors je considère mes chéri.e.s comme des rats de labo !
— Je suis persuadée qu’ils vont adorer ; moi, j’en salive déjà.
— GAKUO !
Yvn débarqua en trombe, une spatule à la main. Aen humainae qui avait des cheveux constamment plaqués au gel, un nez long qui aurait coupé un caillou comme du beurre et un monosourcil caractéristique. Ael approcha du sieur cuisinier et agita l’outil devant son nez, menaçantae.
— T’as mis quoi, dans ta sauce ?
— Baebae ! (il aggripa la spatule, la tira vers lui pour approcher son visage de celui d’Yvn) Pour combien tu veux savoir ?
— Une semaine de vaisselle, concéda immédiatement l’humainae en le repoussant. Et arrête de flirter, c’est pas mon jour.
— Même pas pour un câlin ?
Tac observa l’échange avec amusement, alors que l’ondin se jetait à la poursuite de son amantae en poussant des glapissements fantômatiques, l’autre tentant de le fuir en lui balançant un chapelet d’injures, et entre elles un « Salut, Tac… Putain, casse-toi ! ». Yvn aimait bien Tac ; aelles avaient discuté pendant plusieurs heures lors de la première soirée de rencontre sur un sujet passionnant, à savoir le rinçage de dents des animaux. Si Tac souhaitait s’occuper des créatures directement en zoo, Yvn pensait plutôt gestion et protection de l’environnement. Actuellement, ael était en cursus d’économie magique, dans le même établissement que Gakuo qui faisait une formation de Négateur.
— Qu’est-ce que vous branlez encore… Ah, t’es là.
Bon, tout le monde n’aimait pas la présence de Tac : le gobelin à la tignasse noir charbon, aux yeux injectés de sang et qui chicanait toujours, c’était Todd. La braiseuse avait vite appris qu’il travaillait dans le même service que Maël, mais ils ne se connaissaient pas. Et à propos de la relation entre elle et ce membre du quadrouple (ou quad), c’était un échange de paroles, une mauvaise vibes et quelques remarques passives-aggressives de la part du gobelin qui avait réussi à tirer les vers du nez de sa compagne et qui n’aimait pas qu’une Brisée la fréquente, bref… Encore tolérait-il sa présence tant que Tac ne foutait pas le boxon, ce qui, contrairement à Gakuo, était loin d’être sa spécialité.
— Salut, Todd.
— T’as apporté ce qu’on t’avaut demandé, j’espère ? (elle leva le sac plastique contenant les anticlusters pour les maux d’estomac, qu’elle avait pris en même temps que ses superstasis) Ah, super… Je te dois combien ?
— C’est gratuit.
— Oh non, on m’achète pas. Tu payes, je te rembourse, point.
Sympa… Elle accepta les vingt qu’il lui rendit, bien qu’il fasse une remarque acerbe sur le coût des médicaments, remarque sensiblement dirigée vers elle en mode « si tu avais trouvé les moins chers, je t’aurais pas autant remboursé », cependant Tac n’eut pas le temps de répliquer qu’elle n’avait pas pris le temps de chercher plus, comme étant prévenue deux minutes avant d’arriver pour devoir faire un détour, que Waima débarqua. Aujourd’hui, elle portait une superbe chemise à motifs kaléidoscopiques qui donnait à ses formes généreuses un côté terre-mère.
— Ma chérie ! (elle se précipita pour lui échanger un baiser) Le métro était pas trop bondé ?
— Ça allait. Merci de m’avoir invitée.
— Voyons, c’est normal ! Je ne vais pas te laisser moisir chez le médecin à te droguer toute seule dans ton coin.
Détail important à souligner : Waima et son trouple fumaient de la glissonge, une plante qui endormait certaines parties du cerveau pour provoquer un rêve éveillé des plus saisissants. Sa consommation était rigoureusement observée par les autorités médicales, mais vu qu’il n’y avait aucune forme d’addiction ou d’effets secondaires, alors elle n’avait pas été interdite. Néanmoins Tac, face aux mots de Waima, se tassa un peu sur elle-même… ce que son amante remarqua immédiatement et elle la prit dans ses bras pour lui murmurer :
— Pardon, je ferais attention la prochaine fois…
— C’est pas grave… mais, s’il te plaît, ne me pouponne pas.
— D’accord, d’accord… T’es sûre que tu veux rester manger ?
— Quoi, tu me chasses ?
Waima lui lança une gentille bourrade avant de remarquer les chamailleries d’Yvn et Gakuo. Ael était en train de lui tirer les cheveux en lançant des « espèce de fourrageur » ou « mange-boue », ce qui la poussa à leur dire sur un ton maternel de mettre la table, « ou sinon… ». L’ambiance n’était pas tendue : pour un quad pareil, ça relevait un peu du miracle. Depuis le Schisme, on encourageait dès l’enfance les relations polyromantiques et, à l’adolescence, polysexuelles, seulement la « blessure des couples », comme l’avait théorisé la sociologue tarkine Ebbad Nahir, restait vive : les gens préféraient vivre à deux et ouvrir leur couple, mais pas vivre à plusieurs. Le « polyamour » comme on l’appelait devenait une revendication importante pour la génération actuelle et un réconfort teinté de jalousie pour les précédentes.
Si le salon de l’appartement était couvert de teintures, tableaux et plantes grimpantes pour masquer les murs blancs secs – avec un meublage des plus révoltants, la faute à Gakuo – la cuisine était bien aménagée et accueillante, avec du carrelage coloré au mur qui reflétait gaiement la douceur du soleil, des ramures d’automne dont les feuilles mordorées ne tombaient jamais, et une table en dzéjeb, un bois clair aux motifs hypnotiques. Tout ça était un legs de la famille de Waima, qui avait insisté pour que leur fille, malgré son ambition personnelle un peu trop déréglée à leur goût, ait une vie saine par la présence d’un bel environnement. Tac ne connaissait pas les parents de l’ondine, mais elle se disait qu’au moins, ça restait un beau cadeau.
Alors qu’elle posait les assiettes sur la table, ses pensées dérivèrent vers sa famille. Plus exactement, son père ; sa mère les avaient abandonné après que Sinkec se soit tué. Tac ne lui en avait jamais voulu, comprenant qu’au fond, une mère qui voit son fils lui refuser l’accès à ses noires pensées pour mettre fin à ses jours pouvait complètement balayer la confiance en son propre rôle ; son père, en revanche, l’avait engueulé le jour de son départ, moins par amour pour elle que par souci pour sa fille. Mais la décision, prise dans les larmes et un coquard, avait été irrévocable. Il avait gardé la marque pendant un an.
Gakuo – qui comme d’habitude se tournait les pouces car « ma cuisine est un art exténuant » – l’occupa en racontant des blagues sur son travail de technicien de surface, comme quoi il y aurait eu des problèmes au Stade Unitech, des voyous qui auraient fichu une râclée à des agents de sécurité. Se rendant compte au milieu de l’anecdote qui débouchait sur un parterre glissant, l’histoire des voyous tira Tac de ses pensées.
— Attends, tu peux répéter ?
— Hein ? Le fait que j’ai mis du produit pour toilettes sur le sol ou…
— Non, les voyous. Ils ont fait quoi ?
— Bah, ils ont rétamé des agents de sécu… Et ils ont tagué quelque chose sur l’herbe du stade.
— Attends, tu nous avais pas dit ça l’autre jour, intervint Todd en frappant de la main. C’est important.
Tac hocha de la tête et tous les autres zieutèrent Gakuo avec un air agacé. L’ondin fit la moue avant d’attraper son téléphone qui traînait près du lavabo et scrolla dans sa galerie, jusqu’à leur montrer une photo.
— Des services étaient déjà passer avant nous pour s’occuper des blessés, mais le patron nous a demandé de nettoyer toute l’herbe avant le lendemain, pour pas qu’il y ait de problèmes. J’ai eu le droit de prendre une photo mais on m’a dit que je prendrais une amende si je la diffusais sur le net… Mais je vois pas en quoi c’est un problème.
Sur la photo, prise depuis l’estrade de mixage, on distinguait le grand espace vert du stade éclairé par quelques lampes. Immense étendue qui d’ordinaire ne changeait que pendant les tournois sportifs, un terrain interactif manipulé par magie. L’herbe avait été brûlée minutieusement pour former ces lettres :
Les cieux appartiennent aux dragons. Brisez votre coquille.
Annotations
Versions