Chapitre 23 – La magie du roi des animaux
Deux mois après l’incident
Toutes les informations que Léandre, Maël et Tac avaient récolté les avaient amené ici : à la DSSM. Le grand bâtiment blanc ressemblait à une sorte d’hopital, avec ses larges baies vitrées qui laissaient apparaître des centaines de bureaux, ses terrasses aménagés de vert et de beaux parasols en cas de pluie ou de grand soleil et son système de sécurité renforcé. Depuis que les Dragonnets – sans l’aide de Géval sur cette affaire, Maël s’était chargé de pirater quelques données de la Milice qui était intervenue sur l’affaire du Stade Unitech – avaient commencé à faire parler de plus en plus, la DSSM était la seule entreprise qui s’était armée d’arrache-pied.
Le trio avait fait rapidement le rapprochement, puis de vieux rapports médicaux, datant d’il y a soixante dix ans et trouvés dans des archives sur un vieux forum, confirmaient la chose suivante : le bâtiment avait effectivement été un hôpital, avant d’être fermé puis racheté par la société. Pourtant, ça n’avait pas de sens : chaque lieu public était réinvesti par la préfecture et aucun n’était passé dans le privé. Leur conclusion avait été que l’hopital n’avait jamais fermé.
— Sauf qu’il n’y a aucun transfert de dossier médical depuis lors, leur avait appris Maël après avoir piraté le site le net du département de santé de la ville.
Aujourd’hui, Tac observait ce bâtiment et ressentait un certain malaise qu’elle n’arrivait pas à expliquer autrement que par « ça pue ». Elle vérifia que son oreillette était bien installée, puis envoya un message à Maël, qui s’y connecta depuis son ordinateur. Elle entendit un crissement puis la voix de Maël :
— Tu me reçois ?
Elle envoya un message de son téléphone pour répondre. L’elfe avait choisi un modèle d’écouteurs qui n’envoyait qui ne pouvait communiquer que dans un sens, pour éviter les traçages et la plupart des brouilleurs. C’était lui l’expert, pas Tac. Elle aurait toutefois préféré entendre la voix de Léandre la guider pour cette… cette mission ou quoi que ça puisse être.
— Oui, cinq sur cinq.
— Parfait. Ne réponds que quand je te le demanderais, ou sinon tu te feras griller direct.
— Je rêve, ou tu sais vraiment ce que tu fais ? se moqua Tac avec un air étonné.
— Tu crois que j’ai rencontré Léandre comment ? La prison, c’est pour tous les hors la loi, pas que les activistes trop radicaux – Tac tapota sur son oreillette pour régler le son – Bon, l’avantage d’un hôpital, même réaffecté, c’est que c’est bien plus facile d’y rentrer que d’en sortir. Vas-y, tu peux entrer.
Tac se mit à marcher parmi le petit monde qui allait et venait par les portes coulissantes. Ces gens étaient suffisamment bien habillés pour lui permettre de saisir qu’il ne s’agissait pas d’une organisation qui recrutait des gens bidons : pour sûr, la plupart d’entre elleux devait sortir d’une grande école de commerce ou quelque chose dans le genre. L’intérieur était large, des bancs de cuir où s’installaient des visiteurs s’alignaient en rangées sur chaque côté de l’accueil, et un bureau, ainsi que des barrières, séparaient le monde commun de celui de l’entreprise. Des agents de sécurité patibulaires – kaillaisses et braiseurs, bien sûr – attendaient, leurs poings fermés sur leurs bas ventre et leurs lunettes de soleil masquant leurs regards. Ils portaient un rouge violent, caractéristique.
Maël indiqua à Tac de s’asseoir quelque part et lui intima d’attendre ; il avait réussi en trois nuits à créer une fausse page d’ancienne employée, un pentagram rempli de photos truquées de souvenirs de travail, un CV ainsi que faux papiers et diplômes falsifiés. Tout ça pour obtenir un rendez vous avec la DSSM. Pour couronner le tout, Léandre s’était attitrée costumière en chef de ce petit projet et avait transformé Tac en une femme d’affaires d’âge mûre, sur son 31, mallette à PC en main, lunettes carrées qui prouvait une vie passée au bureau. Un beau maquillage, un chignon resserré et un maniérisme un peu rêche permettait de changer une personne du tout au tout.
Tac avait été vraiment impressionnée que le couple réussisse à créer cette fausse identité en si peu de temps, juste pour du repérage. Au fond, elle s’en était doutée : si Léandre et Maël s’entendaient si bien, c’était pas qu’à cause de leur attirance mutuelle, plutôt celle qui allait vers le danger et l’insurrection.
On ne prit pas longtemps avant d’appeler son faux nom « Eléor Pakti ». La braiseuse se leva et claqua le sol de ses talons hauts jusqu’à l’accueil, où trônait un vieux célestin atteint de cataracte qui observa son ordinateur, elle, son ordinateur, elle avant de se gratter la tête. Il lui demanda d’une voix lasse « Motif de venue ? » et elle lui rétorqua sèchement « Je viens pour un entretien d’embauche ». Le célestin s’excusa et voulut passer un coup de fil pour être sûre, mais la braiseuse l’arrêta et lui dit qu’elle aurait son rendez vous à l’heure ou rien. Eléor était une femme d’expérience qui avait eu son lot de petites entreprises sur lesquelles elle s’était faite les dents ; elle ne laissait pas marcher sur les pieds. Surprise par elle-même, Tac n’eut presque pas d’effort à fournir pour lâcher son air le plus dur, qui convainquit le petit personnel que ça ne servait à rien d’être perfectionniste et qu’elle pouvait passer. L’agent de sécurité de droite prit sa carte d’accès accrochée à son cou tel un talisman de protection et ouvrit la barrière à Tac. Elle put entrer, on referma derrière elle.
De l’autre côté, il y avait des baies vitrées laissant apparaître les bureaux des moins bien payés de l’entreprise, à savoir ceux qui rentraient les données, remplissaient les dossiers, triaient les fichiers. Tac avait rendez vous au quatrième étage – il y en avait six en tout, chacun hiérarchisé – là où devait se trouver sa « futur patron », et Maël lui indiqua où se trouvait l’ascenseur, comment interagir avec le second accueil, où appuyer. De l’extérieur, quand on la croisait dans le couloir, on voyait une telle confiance en soi qu’on se disait que c’était une employée des étages supérieurs qui venait de terminer une réunion d’informations.
Voilà. Le quatrième étage : là où le rez de chaussée était aussi froid et laid qu’un HLM abandonné, le dallage en damier, les murs en bois de hêtre, les vitres à double fond pour masquer les bureaux… L’endroit puait d’un budget trop grand pour une société qui s’occupait du climat, même internationale. Tac se dirigea vers l’accueil de l’étage – une jolie et jeune humaine blonde aux grands yeux verts – et donna sa fausse carte d’identité, expliqua la raison de sa venue. On lui indiqua le bureau E, côté cour. Le chemin ne fut pas long. Tac s’arrêta devant la porte.
— Bon, génial, la félicita Maël à travers l’oreillette. Maintenant, tu vas devoir essayer de te vendre le mieux possible au patron du secteur animalier. Ça devrait pas être un problème vu comment tu aimes ce sujet ; essaie cependant de ne pas paraître trop passionnée. Si tu laisses ton émotivité prendre le dessus, ça va donner l’impression que tu sais pas te gérer. Il a au moins lu ton CV – j’ai détecté qu’il a ouvert le fichier – donc il te connaît, pas besoin de lui répéter ce qu’il sait probablement déjà. Et n’essaie pas de le séduire : il est marié.
— Pourquoi je le séduirais ? siffla Tac en portant un doigt à son oreillette.
— Une option comme une autre. Je te préviens qu’elle est pas viable. Bon, si tu réussis à le convaincre, il te fera signer un contrat de travail et te confira le badge de la société pour commencer à travailler dès demain. Tu pourras le passer près de ton téléphone pour que j’ai l’accès à sa connexion au serveur du bâtiment et que je change ses accréditations. Si tu arrives pas à te faire embaucher ou s’il te donne pas le badge, faudra qu’on se faufile dans les sous-sols.
— Tu avais pas dis qu’on pouvait pas y accéder sans badge ?
— Nuance, j’ai dit : on y accède pas de façon sûre sans badge. Dans le cas contraire, tu devras sûrement mettre au tapis deux ou trois gardes.
Il la croyait héroïne d’un jeu vidéo ou quoi ? Tac maîtrisait bien son pouvoir à l’instar de tous les gens de son âge, mais comparé à un adulte qui avait plus d’expérience avec le sien et connaissait bon nombre de sorts basiques… Et en plus on parlait d’individus entraînés au combat ! Elle n’aurait aucune chance de s’en sortir. Non, il fallait absolument que ce coup de maître passe, ou ce serait retour à la case départ.
Tac toqua, attendit quelques instants avant que la porte n’émette un bip sonore et s’ouvre dans un chuintement. Une voix d’IA résonna dans l’habitacle du bureau : Eléor Pakti, entretien. La braiseuse passa le seuil.
Le bureau de Tuddi Paolini était un bel exemple d’espace apprivoisé : les murs avaient été remplacés par un simili de bois rugueux pour donner un aspect forestier, pourtant il n’y avait aucune plante verte. À la place, toutes sortes de sculptures d’art androlite qui se plaçaient sur une unique étagère du fond ; les murs de gauche et de droite était occupés par une bibliothèque, un écran 4K et une table sur laquelle trônait quelques documents.
M. Paolini était un elfe dont l’âge, comme tous les membres de son espèce, était difficile à déterminer : visage long, bouche fine, cheveux drus et pas une trace de ride. Lorsqu’il leva les yeux de son ordinateur, ses lèvres se fendirent en un sourire engageant qui calma immédiatement le stress de Tac.
— Mme Pakti, quel plaisir de vous rencontrer ! Je vous en prie, prenez place… (ce qu’elle fit) Vous avez fait bon voyage ?
— Le vol a été retardé, mais heureusement j’avais pris le précédent pour avoir de l’avance et me préparer à cette éventualité.
— Ah ha ! On dit que les premiers mots qu’une personne nous partage en dit bien plus que ce qu’elle nous dira plus tard ; j’ai l’impression que par les vôtres, vous m’ayez déjà convaincu !
— N’allons pas trop vite en besogne, monsieur. Laissez-moi au moins défendre ma place, sourit-elle avec confiance.
Il hocha vigoureusement la tête, avant de revenir à son ordinateur. Quelques clics plus tard, il lui demanda :
— Vous avez le BPOC ?
— Oui. Je l’ai obtenu il y a trois ans.
— Et depuis, vous n’avez pas chômé ! Je vois que vous êtes resté en entreprise sur des périodes courtes…
— Il s’agissait surtout de me faire les dents.
— Naturellement, approuva-t-il avant de croiser ses doigts, dites-moi pourquoi vous avez choisi notre entreprise ? Dans votre lettre de motivation, vous avez stipulé que vous y travaillerez « jusqu’à qu’au licenciement ou à la mort » (il eut un petit rire). Comprenez que je suis un peu sceptique face à autant de fulgurance.
Fichu Maël et ses CV à la noix ! Lui pour sûr qu’il n’était jamais allé autre part que dans les jobs pas bien payés du numérique… Avec un sourire un peu forcé, elle laissa échapper :
— J’ai choisi votre entreprise pour une raison précise…
Elle inspira pour reprendre contenance, devant le sourcil haussé de son interlocuteur.
—…en la raison que votre entreprise semble être la plus adéquate pour satisfaire mon ambition.
— Votre ambition ?
Sa voix traînante lui apprit qu’elle l’avait choqué, bien que son visage souriant n’avait pas bougé d’un pouce.
— Après avoir été en contact avec autant de personnes différentes, d’organismes, d’associations et franchement, vous m’excuserez le terme, elles sont toutes furieusement molles. Je cherche à apporter un changement radical sur le monde ; les créatures sont actuellement des problèmes à résoudre et non des êtres vivants à aider, tout ça parce que des voyous se targuent d’être révolutionnaires en provoquant des chaos localisés en les utilisant comme outils. C’est abominable et cela nuit à l’image du droit des créatures magiques.
— Vous conviendrez que notre mission est strictement environnementale, pas politique.
— Je vous arrête là-dessus, monsieur, mais séparer environnement et politique est bien l’une des choses les plus idiotes que j’ai pu entendre sur les réseaux. On ne peut pas créer une société viable si on considère la nature comme un ennemi. Vous le savez vous-même ! La DSSM a pu aider l’État à créer des environnements urbains viables en finançant la recherche de matériaux chlorosymbiotiques pour permettre aux plantes de s’inviter dans notre quotidien sans ravager nos maisons. Mais il ne faut pas s’arrêter là ! On se doit de rendre la pareille aux créatures associées à notre vie, même si certaines doivent être enfermées temporairement pour apprendre leur comportement et éviter des blessé.e.s inutiles.
Une fois sa diatribe finie, elle se rendit compte qu’elle s’était levée de sa chaise. Un peu tendue, Tac se rassit et remua sur son séant, légèrement gênée, le regard tourné vers les photos encadrées sur le bureau. Certes, il ne s’agissait de pas son premier entretien mais force était de constater que jamais elle n’avait fait preuve d’autant de passion ; curieusement, dans une autre vie, elle aurait aimé être là en tant qu’elle-même, pour défendre la cause des créatures. Elle sentait toutefois qu’elle en avait trop fait et se maudit intérieurement de ne pas avoir réussi à se contrôler.
Lorsqu’elle se décida à replanter son attention sur Paolini, elle se rendait compte qu’il la regardait avec une admiration non feinte. Des larmes brillaient dans ses yeux.
— Alors ça ! souffla-t-il. Je ne pensais pas… Pour être honnête, Mme Pakti, je croyais que vous étiez une de ces employées robotisées, juste ici pour avoir un emploi stable et un bon pécule. Tant de passion, c’est impressionnant ! Brillant !
L’elfe éclata de rire avant d’appuyer sur un bouton sur son bureau, approchant sa bouche du micro qui était connecté :
— Lara, annulez tous les entretiens que j’aurais cet après-midi et les jours suivants : nous avons trouvé notre pépite ! (Il raccrocha, heureux) Oh, comme vous me plaisez ! Quand je pense qu’il existe toujours des personnes de votre trempe, ça me donne espoir dans la génération suivante.
Tac était tellement étonnée qu’elle ne dit absolument rien, même quand Paolini se leva de son siège pour venir lui serrer la main vigoureusement, l’air encore plus joyeux qu’il ne l’était déjà. Le patron lui assura ensuite que le bureau de Pakti fusse prêt le plus rapidement possible, avant de sautiller jusqu’à la porter pour aller imprimer le contrat à signer. Déboussolée, Tac le regarda sortir et la laisser seule dans son bureau, sans rien lui demander d’autre.
—…ac…ac…tends.. ? Tac !
Elle siffla de douleur en entendant un grésillement dans son oreille et la voix de Maël revenir.
— Merde, Tac, tu m’entends ? J’ai perdu le signal.
— Oui, oui, je t’entends !
— Oh, génial ! Alors, il s’est passé quoi ?
— J’ai été engagé. Paolini va chercher le contrat.
— Incroyable ! Je savais que tu allais y arriver… Enfin, Léandre, plutôt : moi je lui fais confiance.
Eh beh, au moins était-il honnête…
— Et c’est encore mieux s’il n’est pas là, sembla s’exciter l’elfe à travers l’appareil. Approche toi de son poste de travail et place ton téléphone sur son routeur, je vais essayer de le pirater.
Elle obéit, posant son mobile sur la grosse tour qui se situait en dessous de la table. La voix de Maël, pendant les quelques instants qui suivirent, lui parvint par à coups : il marmonnait dans sa barbe. Pendant ce temps, elle se demanda pourquoi la communication avait été coupée pendant l’entretien : y avait-il un quelconque brouilleur dans la salle ? Tac ne souhaitait pas déranger son allié hackeur, aussi préféra-t-elle mener sa petite enquête. Bon, elle n’avait aucune idée de ce qu’était un brouilleur, mais elle avait l’impression que si Paolini travaillait à la DSSM, c’était peut-être la couverture parfaite pour cacher ses exactions.
Il fallait avouer qu’après un rapide tour, rien de ce qui ressemblait à un quelconque indice lui sauta aux yeux : les livres traitaient soit de l’environnement soit de développement personnel, les sculptures n’avaient visiblement pas de formes plus étranges que ça et les déplacer ne révélait pas un passage secret, et rien de bizarre ne se trouvait derrière la télé 4K. Toutefois, elle nota l’absence totale de fenêtre : il n’y avait que des lumières artificielles. D’où le zéro verdure.
Les photos, en revanche, la prirent de cours : sur chacune d’entre elles, on voyait M. Paolini avec des enfants souriants de différents peuples : les plus communs comme les braiseurs, ventous, kaillaisses, humains, elfes… et les moins tel que les ogres, gorgones, drakkines. Aucune photo de partenaires, ce qu’elle trouva étrange : Paolini avait-il fait ses débuts dans la petite enfance ? La pensée qu’il soit un prédateur lui traversa l’esprit mais elle la rejeta : aucun pervers, si bête soit-il, ne mettrait à son bureau des photos d’enfant sous risque de se faire soupçonner et arrêter.
Non, il s’agissait d’autre chose, elle en était certaine. On ne gardait pas de tels clichés, surtout autant – il y en avait 11 – sans se…
Attends.
Elle s’approcha d’une photo et tressaillit en reconnaissant le visage.
— Tac ? J’ai terminé, reprends ton tel, fit Maël après un crissement.
Pas de réaction : toute son attention était tournée vers la photo de Paolin et la petite kaillaisse qui souriaient devant un lac reflétant le coucher du soleil. Un sourire qu’elle n’avait pas oublié, malgré la douleur et la guérison. Les feuilles des arbres qu’elle avait si soigneusement plantés s’écartèrent légèrement pour laisser la lumière la brûler.
— Tac, répéta Maël. Tac, tu m’entends ?
Tout prenait sens, désormais : Paolini faisait bien partie de la DSSM, la vraie, celle qui se cachait dans les tréfonds de ce bâtiment et probablement dans plein d’autres en ville, dans le pays voire l’Ultimonde entier. Et ce sale type – car c’était un sale type, s’il souriait ainsi alors qu’il avait sûrement fait de la vie de la kaillaisse un enfer – affichait la tête de ses victimes comme si de rien n’était ? Il avait dû vendre à ses collègues un bobard du genre « mais si, ce sont les gosses dont je me suis occupé en colo. Je suis en contact avec leurs familles ».
— Tac, bordel de merde, réponds…
— Ouais, rétorqua-t-elle.
Elle eut juste le temps d’attraper son téléphone que M. Paolini revint, le contrat dans une main et une carte magnétique dans l’autre. Quand il s’approcha, la braiseuse y vit la photo d’Eleor Pakti.
— Bon ! s’exclama l’elfe en s’approchant. On s’occupe de ça et… Vous allez bien ?
Tac cligna des yeux, avant de sortir son sourire le plus charmeur et détendu possible. Toute la colère et la haine bouillonnait derrière sa bouche en vomi de lave. Elle eut toutefois le courage de répondre :
— Bien sûr, ne vous inquiétez pas. Signons ce contrat et en route pour l’aventure.
Une heure plus tard, après avoir supporté l’exposé du patron sur comment l’entreprise fonctionnait, Tac eut enfin droit de quitter son rôle et de prendre l’autre. C’était étrange de devoir jouer la comédie dans l’autre sens : devenir une espèce d’espionne infiltrée demandait d’abord de tromper les autres puis, une fois que vous étiez dans leur base, vous tromper vous-même. C’est-à-dire laisser le rôle prendre le dessus sur vous et tenter de ne pas sombrer dans le stress le plus abominable, la peur d’échouer.
Ce rôle-là, Tac le jouait très mal. Elle voulait en sortir, appeler Maël et lui dire de terminer l’opération alors qu’elle faisait mine de chercher les toilettes pour atteindre le passage qui menait au sous-sol de l’hôpital. De nouveau, son esprit se tourna vers Qwilo : comment ciel avait-il pu réussir à le jouer pendant tout ce temps, sans faillir ? Et encore plus avec quelqu’un à qui il s’était confié ? Il ne t’a pas tout dit, chuchota une voix dans sa tête alors qu’elle répondait « bonne journée » à un employé qu’elle avait croisé plus tôt. Le mensonge, c’est le lot des Brisés. Ally. Sinkec. Tu ne peux pas te sentir te consumer avant d’être plongé dans les flammes.
Etait-ce pour cela que Qwilo était tellement heureux d’être son ami ? Parce qu’il avait besoin de quelqu’un qui puisse le faire sortir quelque temps de son rôle, comme une épaule sur laquelle se reposer ? L’intérêt d’un ami, pour Tac, résidait dans le partage, le soutien, alors avec le recul, elle ne trouva pas que le comportement du ventou allait à l’encontre de cette idée. Essentiellement, on passait sa vie à jouer un rôle sur la scène jusqu’à que l’on trouve quelqu’un pour annoncer l’entracte.
Puis elle arriva au détour d’un couloir et Maël lui dit « Stop ». Arrêtée, elle tourna la tête pour constater la présence d’un cul de sac où on avait entreposé des piles de dossier en désordre. On voyait bien qu’il s’agissait d’une association avant d’une entreprise : certain.e.s employé.e.s gardaient de mauvaises habitudes. Mais il n’y avait pas de porte derrière : juste un mur blanc. Peut-être fallait-il le défoncer pour découvrir une entrée ? Tac s’approcha quand elle entendit son pas faire un bruit sourd. Elle baissa les yeux.
Il y avait du carrelage comme partout dans cette partie de l’étage quatre – on était proches et des toilettes et de la cuisine – mais près du mur gauche, à côté d’une pile jaune, un carreau n’avait pas de ciment pour le lier aux autres. Pourquoi avait-il fait ce bruit quand elle avait approché ? Elle leva puis posa de nouveau le pied par terre et cette fois vit le carreau se déloger légèrement dans un raclement puis retomber en clonck.
— Huh, exprima Tac avec tout le logos que ce phénomène lui inspirait.
Appuyer plus fort fit sauter le carreau de quelques centimètres, lequel renversa les papiers. Au moins y avait-il un amortisseur pour ne pas attirer les curieux. Ou bien tout le monde était dans le coup ; parfois, il fallait penser au pire mais Tac préférait peut-être reléguer cette réalité à la fiction. La braise s’approcha du trou que le carreau dévoila : une lueur s’y abritait.
Elle reconnut la forme du tourbillon, la couleur blanc électrique tamisée par une ombre « lumineuse » : tout avait été découvert dans un livre de cours de quatrième. C’était un Vortex de Transportation.
Sans réfléchir aux conséquences, elle approcha sa main. Dès que ses doigts effleurèrent la substance plasmique virevoltante, le corps de Tac s’embrasa et se dispersa, avant d’être aspiré à l’intérieur du tunnel magique.
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