Chapitre 27 – Où elle chutait des cîmes

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Qwilo observa le corps de Paolini devenu une torche, l’arme encore à la main, la fumée s’élevant de là où se trouvait son visage. Les soldats jurèrent et pointèrent leur arme vers l’extérieur, mais des flèches de feu les atteignirent à la vitesse d’une fusée et la précision d’une piqûre. Certains furent chanceux et activèrent une barrière magique pour se protéger, mais la plupart se transformèrent en brasiers et hurlements de douleur. Le ventou tourna son regard.

Dehors se trouvait André, l’index en feu pointé vers les soldats, le pouce vers le haut, un œil fermé. Des flammèches dansaient dans ses cheveux et les faisaient flotter, le faisant ressembler à quelque ifrit tout droit sorti du monde astral, et son regard… même d’ici, Qwilo se sentait magnétisé par ce regard acéré contre lequel l’effet de celui de Paolini faisait pâle figure.

— Qwilo, appela André, prends les autres avec toi.

Le Négateur se détourna d’Yvain pour se concentrer sur le Viragère, mais c’était déjà trop de gérer un métamage : la vague invisible tenta d’avaler la magie du jeune homme mais ce dernier s’embrasa littéralement, un vent de feu courant le long de son bras quand il le pointa vers son ennemi. Ce dernier sursauta, de la fumée sortant de ses vêtements, avant de s’effondrer au sol dans des convulsions ; une odeur de cuisson bien différente attaqua les narines du ventou.

À ce moment-là, le faiseur de flammes abaissa son bras le long de son corps et s’approcha nonchalamment de la maison. Les soldats encore debout reculèrent, certains portèrent leurs doigts à leurs oreillettes pour faire un rapport rapide de la situation, non sans quitter des yeux le Viragère. Celui-ci s’approcha de Qwilo, qui sentait l’immense chaleur qui émanait de son meilleur ami. Ses yeux deux charbons ardents qui semblaient contenir un immense pouvoir destructeur.

André baissa les yeux vers le corps du flic, et soupira en posant ses mains sur ses hanches, avant de faire un signe au ventou. Déboussolé, celui-ci mit un moment avant de se précipiter vers Tac : malgré son choc à la tête, elle semblait respirer. Il passa son bras fin autour de ses épaules et l’aida à se relever, espérant qu’elle n’ait pas subi de commotion. De son côté, Shagar dépassa lentement les soldats rivés sur André et aida Yvain à se remettre sur pieds. Le pauvre homme regardait son frère mort et méconnaissable avec des yeux écarquillés et la bouche entrouverte.

Qwilo traîna tant bien que mal son amie jusqu’à l’extérieur, la chaleur du soleil devenant une brise fraîche comparé à la fournaise de l’intérieur. Il tourna la tête : André croisa son regard et sourit puis fit un signe de menton. Partir. Il voulait qu’il parte pour pas qu’il ne voit la scène. Il va tuer. Encore et encore. C’est devenu un monstre. Mais il lui pardonnerait, comme toujours, parce qu’il l’aimait. Il le savait, maintenant : il l’aimait véritablement et de toute son âme. Des larmes aux yeux face au drame qui venait de se jouer, le ventou et le robot transportèrent les blessés jusqu’à la rue suivante.

Là-bas, ils les déposèrent au pied d’un mur et Shagar appela les secours. Paolini était sûrement le seul à être au courant que Tac s’était introduite dans le Complexe, peut-être avait-il gardé l’information pour lui parce qu’il ne voulait pas se faire taper sur les doigts, aussi aucun agent de la DSSM ne sembla débarquer avec l’ambulance. Qwilo inventa une histoire simple : ils s’entraînaient sur un vague avec leur professeur en vue de leurs examens à Hallioce et ça avait mal tourné. Le ventou montra sa carte d’étudiant, techniquement toujours valable même après son renvoi, et l’ambulancier hocha la tête alors que ses collègues prenaient en charge leurs amis. Le jeune et le robot regardèrent s’éloigner le camion à l’effet Doppler jusqu’à qu’il disparaisse derrière les autres voitures. Shagar se tourna vers le jeune protégé de son maître :

— Et maintenant ?

Pour toute réponse, Qwilo prit son téléphone et chercha à appeler Léandre, puis Maël… En vain. Ils avaient sûrement été éliminés eux aussi. Rien que de penser à cette éventualité lui tordit les boyaux et il se retint de dégobiller de la bouillie de pancakes. Revenir chez les Dragonnets ? Il téléphona à chacun d’entre eux, et ils ne répondirent pas non plus. Ally les avait sûrement vendu à la DSSM et ils avaient été renvoyés au Complexe. Joan, Syndara, Lou ? Désespéré et trop secoué pour ressentir de la honte ou de la gêne, il fit un appel de groupe. Seule Syndara répondit :

Hein ? Mais qui êtes vous ? Pourquoi vous avez le portable de Qwilo ?

— Syd, c’est moi, répondit-il.

Si c’est une blague, elle est de très mauvais goût !

Il soupira. Le déguisement de la dragonne faisait toujours effet… Avec fébrilité, il lâcha :

— On pêchait les grenouilles avec du kimchi, à Lombardigue. Tu m’avais dit qu’elles aimaient manger périmé parce qu’elles étaient vertes.

Son amie parut confuse quelques instants avant de mettre une main devant sa bouche.

Cieux ! Qwilo… c’est vraiment toi ?

— Oui, c’est moi. Écoute, j’ai un service à te demander…

Où tu es, actuellement ?

Son cœur manqua un battement et sa paranoïa surentraînée prit le dessus. Pourquoi voulait-elle savoir où il se trouvait ? Avec espoir, il insista :

— S’il-te-plaît, j’ai besoin d’un endroit où moi et mes amis, on pourra dormir pendant quelques temps.

Mais qu’est-ce que tu racontes ? Déjà avec cette histoire de Brisé… Et où es-tu, à la fin ? J’ai l’impression de voir une rue derrière toi… C’est quoi le panneau ?

Lui raccrocher fut aussi vif que déchirant. Le ventou se sentait trahi, démuni : même ses anciens amis ne pouvaient pas l’aider. Pendant un instant, il hésita à appeler ses pères, ou tout du moins leur envoyer un message pour leur apprendre qu’il était en vie, mentir un peu en disant qu’il allait mieux, qu’il avait trouvé du soutien – ce qui était vrai, mais pas de la bonne manière – et qu’il souhaitait les revoir. Oui, il voulait vraiment revoir ses parents, sa famille. Pour leur dire pardon d’être parti, pour les insulter de lui avoir caché des choses sur papé Darkine, pour se lamenter sur le fait que rien ni personne ne pourrait le guérir, hormis la destruction d’un arbre qui protégeait des centaines de milliers personnes depuis des générations.

Shagar attira son attention : la milice débarquait sur les lieux. De la fumée s’élevait de l’endroit où se trouvait la maison prise d’assaut : ça avait dû être un carnage. Qwilo n’osa même pas imaginer le visage d’André, tordu par cette expression furieuse qui le rapprochait plus de l’élément qu’il maniait que de la bonté espiègle dont il était si fier, ni les cris déchirants des soldats calcinés ou asphyxiés. La milice commença à boucler le quartier, les forçant à se faufiler sur le toit par la gouttière. Escalader n’avait jamais été un problème – quand on venait de la campagne, il était probable que l’on fasse de même avec les arbres – et une fois là-haut, Shagar observa les environs et indiqua la meilleur marche à suivre.

— On va s’en sortir, gamin ; te bile pas.

Qwilo répondit un « oui » minuscule, tremblant. Mais pour sortir, encore fallait-t-il qu’il y ait eu une entrée : aujourd’hui, il se rendait compte que ça n’avait jamais été le cas.

* * *

André regarda la maison flamber, les bras croisés et les sourcils froncés. Il n’était pas en colère, juste… profondément agacé. Oui, c’était le mot : agacé. Un agacement né de l’incompétence crasse d’un docteur ramassé sur les anciens projets bidons de la DSSM, quand l’organisme était encore un poupon dans le milieu de la recherche sur la magie. À cause de ces imbéciles heureux comme Yvain, Paolini, Malakar… Tout le budget avait été mis sur les Brisés, leur capture, leur étude. Au final pour quoi ? Découvrir que ce n’était que des magiciens en edging permanent ?

Gagner la confiance du docteur n’avait pas été facile : il lui avait fallu éplucher des essais, des thèses et tout un tas d’articles pour rédiger un beau pastiche avec quelques touches de nouveauté, afin d’attirer l’attention du crétin. Ensuite, s’infiltrer dans le réseau privé de Paolini, découvrir ce qu’il comptait faire et confirmer les soupçons de la Grande Dame sur le danger qu’il représentait pour l’organisation. Cette dernière partie n’était arrivée qu’il y a une semaine, alors il fallait organiser le décès du traître…

— Agent Alias, fit l’un des soldats avec une révérence. Nous attendons vos ordres.

— Débarassez le plancher, vous avez fait assez de bêtises comme ça. Attendez vous à une sévère réprimande.

Il entendit le soldat déglutir. Bien. Au moins n’y avait-il pas que des enfants dans ce Complexe à la noix… Souvent il demandait à la Grande Dame pourquoi il avait fallu construire un tel échafaud dans les entrailles de la Porte de Lébron, et elle lui répondait qu’en présence du Palomin, tout Brisé et Fragile confondus n’avaient qu’une chance infime d’atteindre le Zéphyrique.

En admirant le brasier – la purification par les flammes se parait, selon lui, d’une beauté secrète – l’agent pensa à Qwilo. Il aurait tellement aimé lui dire plutôt de quelle glorieuse mission il était investi, mais la Grande Dame lui avait ordonné d’omettre ce détail : il fallait que le ventou ait « Un ennemi ultime à affronter, pour le pousser à détruire le palomin, élément essentiel au projet Zéphyr. ».

Pendant combien de temps encore allait-il devoir jouer la comédie ? Déjà les pas des miliciens lourdement armés approchaient. André, dans un souffle de magie, fit s’échapper toute la magie de son corps – une chose que les Brisés pouvaient naturellement accomplir, contrairement aux Fragiles – et cette chaleur mêlée d’air s’enroula autour de lui, l’enveloppa entièrement sous une chape d’illusion.

Dès qu’il se retourna pour faire face aux forces de l’ordre, ceux-ci ralentirent et l’agent Alias la kaillaisse leva son badge en annonçant son titre. Elle montra ensuite le bâtiment en flammes :

— On a besoin d’hydromanciens, vite ! Et mettez en place un Négateur si cet incendie est d’origine magique !

Son autorité naturelle fit effet et la fausse kaillaisse fit un rapport rapide sur l’état des lieux à l’inspecteur le plus proche. Ensuite, on lui demanda de rompre le rang. Parfait : maintenant, « Ally » n’avait plus qu’une chose à faire pour couronner le tout.

* * *

Qwilo partit chez les Dragonnets le plus vite possible. Peut-être qu’André avait coupé toute communication avant qu’Ally ne passe à l’action et ne les mettent hors d’état de nuire ? Arrivé au portail avec Shagar, le ventou vit le métal tordu et défoncé par endroits. La magie télékinétique : une spécialité de la kaillaisse. Fulminant de rage, le ventou passa par dessus, le robot sur ses talons. Il se précipita à travers le jardin, ses pas claquant au sol avec force sur les dalles en pierre incrustés au sol meuble. Les plantes n’avaient pas été arrosées : elles se desséchaient à vue d’oeil.

La porte de la maison avait été défoncée : des lézardes cisaillaient l’embrasure et les murs autour. Les fenêtres avaient été fissurées, trouées pour certaines. Qwilo accéléra le pas et entra dans la demeure : sous ses yeux s’alignaient des parties de corps déchiquetées, séparées. Du sang couvrait les murs et les viscères se croisaient en rimbambelles. La vision d’horreur la devint encore plus quand Qwilo saisit qu’aucun corps n’était méconnaissable.

Un craquement retentit au coin de son oreille. Shagra venait d’entrer. Le robot, sans regard pourtant, observait la scène immobile. Lui-même ne trouvait pas les mots ni les gestes pour répondre à ce massacre absurde. Comment en étaient-ils arrivés là ?

— Ah, Qwilo ! Je n’attendais plus que toi.

Ally sortit d’un recoin en tenant André par les cheveux. L’humain sanglotait et pleurait sans se débattre : son air abattu donna l’envie au ventou de le prendre dans ses bras. La kaillaisse sourit de toutes ses dents.

— Moi qui pensais qu’André t’avait convaincu de t’enfuir. J’imagine qu’entre te sauver et sauver les Dragonnets, il devait choisir… Et il est arrivé trop tard.

Elle balança son aimé sans ménagement et Qwilo s’approcha pour s’agenouiller à ses côtés, lui venir en aide. L’air hagard, le regard rivé sur la boucherie sauvage, l’humain répétait en boucle ces mots « J’ai échoué… J’ai échoué… J’ai échoué… ». Il se tenait… Oh non. Il avait une main ensanglantée sur son ventre, où une tâche rouge s’étalait.

— André, reste avec moi…

Il se pencha pour l’embrasser avec l’intention ultime de lui transmettre toute sa force, son pouvoir, sa vie. Son corps se tendit dans ce baiser et se souvint de tout ce qu’ils avaient vécu. Le souvenir où ils se retrouvaient au collège la nuit pour tagguer les murs avec le logo Sex isn’t Magic. Love is. Ou bien quand, après huit jours passés à l’hopital, André avait été étonné d’entendre que le ventou l’avait attendu et écrit un mot chaque jour à la craie sur le sol pour l’accueillir. Et leur premier baiser. Il se souvenait de cette journée à la plage et de leur premier baiser. C’était maladroit, étrange, bizarre et terrible.

Puis les yeux de l’humain se firent vitreux, sa bouche eut un goût horrible et rien de tout ce qui était bon chez André ne survécut. Le ventou s’écarta en larmes et leva des yeux fulminants vers son ennemie, qui s’époussetait les mains.

— Franchement, quand tu es partie en secret avec ma petite Tac, tu t’es découvert tout seul. Je suis direct allé voir si mon ordinateur avait été touché, et quand j’ai vu tes traces de doigt, ça a été un jeu d’enfant de savoir qui t’avait mis sur la piste !

— Pourquoi les avoir tué ? Pourquoi tu l’as tué ? hurla-t-il enfin.

Ally avança et enjamba un petit buste de kaillaisse à qui il manquait deux jambes et un bras. Anya ne reverrait jamais ses parents. Elle le dépassa, Shagar s’écartant de son chemin avant de s’arrêter à l’orée de la pièce.

— C’est normal de se débarrasser du matériel de recherche périmé. Ce n’est que la dragonne qui m’intéresse, toi tu n’es qu’un petit Brisé de pacotille. Profite de tes derniers jours sans superstasis.

Et en sifflotant, la meurtrière de la DSSM partit dans la rue. L’enchantement de Seissier cachait toute vélléité du voisinnage, aussi personne ne savait qu’il y avait eu un massacre. On ne le découvrirait qu’une fois que la dragonne aurait levé l’enchantement : des cadavres brisés pourissants, des murs de sang séché…

Absurde… Absurde ! ABSURDE !!!

Le corps du ventou gonfla de fureur et sa peau se craquela. Des myriades d’écailles poussèrent sur sa peau, son dos se déforma et se déchira en deux appendices qui ressemblaient à de grandes toiles. Sa tête se scinda, s’allongea avec des os qui craquaient, se morcelaient, se transformaient en une structure reptilienne. La souffrance, la douleur éclataient en bulles de fer fondu dans ses veines. L’éthérim démolissait chacun de ses nerfs et pulsait avec une telle force que les débris de bois et de plâtre s’élevèrent dans la pièce.

Qwilo rugit à en faire trembler la maison sur ses fondations, et la poussière chuta du plafond en volutes fantomatiques. Il enfonça ses griffes nouvelles dans le corps sans vie qui reposait dans ses bras. Absurde. Tuer parce qu’ils n’avaient pas de magie ; les faire souffrir parce qu’ils n’aimaient pas de la même manière. Tous ces discours, ces manières, ces préparations à un acte qu’on considérait comme l’apogée de la relation humaine. Toutes ces paroles, ces entraînements, ces angoisses à propos d’une force qui en l’essence n’était pas sensée être apprivoisée.

La bête nouvellement formée se retourna brusquement : ses yeux fendus ne voyaient plus les couleurs que par un panel de jaunes, de rouge et d’orange. À l’intérieur de sa gueule se profilait les échos du tonnerre alors qu’il mugissait :

— Où ?

Le robot se recroquevilla, ne sachant pas répondre. La créature sentait la force, la puissance couler derrière le corps métallique, qui retenait cette âme fabriquée de toutes pièces. Elle ne la blesserait pas : ce n’était pas cette force-là qu’elle voulait souffler. Aussi s’approcha-t-elle de la porte et rapetissa pour se laisser passer, puis enfla à nouveau jusqu’à dépasser de loin le toit de la demeure. Le ciel n’avait plus ce bleu éclatant, il était jaune maladie et le soleil brûlait fort. Un appel, au loin. Un appel ancien qui venait du fond des âges. Un arbre à détruire.

Les ailes s’ouvrirent dans un claquement qui résonna dans tout le quartier, projetant un nuage de poussière tout autour de la bête. Puis dans un bond, après mille ans de ciel dégagé, un dragon s’éleva de nouveau dans le ciel.

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