Chapitre 28 – Nous tuâmes les anges
Le dragon sentit la peine de Qwilo le quitter progressivement alors que le vent s’infiltrait entre ses écailles. Voler avait toujours un de ses rêves les plus fous, mais il n’existait aucune magie capable de telle prouesse ; aussi quand son corps ondulait dans ces vagues d’air, ses ailes gonflées dans cette sensation agréable et la puissance de ses muscles contenus, le ventou se sentait enfin lui-même. Le pouvoir ne s’accumulait plus dans ses os sans discontinuer, il était désormais accessible dans chaque fibre de son corps : sans presque y penser, il lança un sort. Enfin, ce n’était pas un sort puisqu’il n’avait pas de mots, pas de volonté derrière. Devant lui, les nuages se tordirent pour former un chemin plus visible. C’était comme si l’espace autour de lui n’était qu’une extension de son corps.
Ses yeux perçants apercevaient les voitures en contrebas qui s’arrêtaient, les petites personnes qui sortaient pour le montrer du doigt, le filmer. Il ne volait pas très haut ; monter jusqu’aux étoiles aurait été d’une simplicité crasse, il s’en doutait. Seulement voilà, il voulait qu’on le voit, qu’on le remarque. Qu’on sache qu’en sa présence, rien ne serait plus comme avant.
Au fond, Qwilo n’avait pas été effacé. Il restait le ventou, mais il était également le dragon. Des souvenirs lointains remontaient : de longues périodes de migration pour atteindre les endroits les plus froids et les vallées les plus humides, des chasses interminables pour déguster une chair délicate d’un animal rare, des joutes verbales avec des aventuriers. Puis d’autres mémoires : une bougie d’anniversaire soufflée et un kit de dessin en cadeau, des après-midi à la montagne dans le gîte de pépé, des soirées à discuter dans le noir avec… avec…
Le vent emporta la douleur, ne laissant que deux êtres en proie aux délices des hauteurs. Cette dualité habitait ce corps avec autant de naturel qu’il fut possible : les deux âmes ne faisaient qu’une. Quelque chose chez Qwilo regrettait de ne pas avoir eu le temps d’obtenir cette sensation plus tôt, aussi le dragon le consola, l’enveloppant dans un réconfort indivisible : ni l’un ni l’autre ne seraient plus jamais seul. La créature était heureuse que le ventou l’entende enfin car avant, seules les noirceurs de l’âme restaient sa seule compagnie. Elle lui demanda de le nommer, car chez les dragons, le nom ne confère pas le droit d’exister, il l’affirme.
Monn. Ton nom est Monn : celui qui est aveugle mais qui voit.
Et Monn rugit de joie, heureux d’avoir trouvé le partage, d’être complet, car nul dragon ne saurait naître sans avoir deux âmes. Ils étaient deux, deux étaient un : iels fendirent les nuées sans montagnes pour atterir brutalement sur le sol de l’université d’Hallioce, qui se fracassa en morceaux sous le poids immense de la bête. Puis elle se redressa : si l’université se trouvait à une cinquantaine de mètres, l’ombre de son buste et de ses ailes plongeaient dans l’ombre celleux qui se trouvaient là bas. Des gens de toute espèce reculèrent en hurlant, toussèrent à cause de la poussière, aidèrent ceux qui venaient de tomber, fuyèrent quand soudain la voix d’ouragan de Monn couplée à la rage de Qwilo – la plénitude n’appartenait qu’au ciel – résonna dans toute l’université et chacun.e l’entendit :
— Nous sommes Monn. Vous, bipèdes, êtes sur la terre de ma mère et de mon père. Quittez ces lieux maudits où je volerais votre souffle.
Pour faire bonne mesure, le dragon leva une griffe de la taille d’un tronc de chêne et au bout rayonna un globe de lumière. Des hoquets et des sifflements se firent entendre alors que des volutes d’air illuminés d’éthérim s’échappaient de dizaines de bouches. En quelques secondes, ces gens-là n’existaient plus, leurs poumons écrasés par le manque de pression.
Les forces de défense de l’université ne mirent pas longtemps avant d’intervenir, s’étant préparées dès que le dragon avait été aperçu à l’autre bout de la ville : des magiciens en armure de combat, bâtons canalisateurs à la main, s’alignèrent et visèrent la bête. Laquelle gronda face à tant d’impunité : il s’agissait là d’un acte futile… en guère mille ans, ces misérables avaient oublié qui régnait autrefois sur le monde. Que parmi eux se trouvaient les graines de l’ancien temps. Des centaines de boules de feu s’enroulèrent autour des magiciens et fusèrent à l’unisson sur Monn, dont la vision fut obstruée par ce chapelet d’étoiles passagères. Ses ailes se replièrent sur lui pour le protéger et de même, son éthérim qui les renforça. Les explosions retentirent en un feu d’artifices assourdissant, projetant débris, fumées et particules magiques que Monn distinguait à travers la membrane de son bouclier naturel. Cela dura encore quelques instants, jusqu’à ce que les mages s’arrêtent pour reprendre leur souffle.
En souverain des cieux et de la terre, Monn réfléchit à la meilleure manière de les balayer. L’idée que Qwilo lui souffla lui plut : avec une majesté digne des plus vieux contes, le dragon ouvrit largement ses ailes pour dégager la fumée et renverser les mages qui n’avaient pas eu le temps de lever une barrière d’énergie. Le dragon ouvrit sa gueule vers le ciel : de sa gorge se dégagea une fumée qui devint nuage, puis de nuage s’assombrit en un orage miniature qui enflait, gonflait, se convolait sur lui-même : des colères de lumière s’époumonaient à l’intérieur de ce désastre naturel, ronflant des promesses de mort et de désolation. Les mages crièrent, se rassemblèrent en cercle pour incanter un contre-sort. L’orage commença à être contenu… et le dragon y injecta plus de force. Petit à petit, le contre-sort des mages faiblit : leur magie, comme toutes celles de l’ultimonde, ne s’alimentait que par les stimulations physiologiques. Et leurs corps s’étaient habitués à une seule et unique forme de celle-ci.
L’orage éclata et se répandit immédiatement sur l’ensemble du campus, masquant le soleil. Des éclairs commencèrent à frapper au hasard, pulvérisant des bancs, des arbres ou des gens trop malchanceux. Des feux se déclarèrent ça et là, on cria des ordres et des hydromanciers tentèrent de calmer les brasiers ronflants, tout en évitant les retombées. Mais ce n’était pas fini : quelqu’un reçut une pierre sur la tête qui l’assomma presque puis, quand elle vit la chose à ses pieds, elle blêmit. Les gens coururent rejoindre les bâtiments pour échapper à la grêle de plus en plus violente, mais tous n’eurent pas le temps et furent empalés par des grêlons en forme de piques. La météo chaotique miniature provoquait débandade sur débandade, les secours ne pouvaient pas gérer autant de personnes. Les magiciens durent se détourner du dragon soit pour s’abriter, soit pour venir en aide.
Satisfait de ce petit tour de force, Monn et Qwilo se firent un check mental. Ils se sentaient comme deux adelphes ayant toujours vécu ensemble, leur connivence augmentée par ce lien indéfectible qui les unissait. Le dragon, profitant de la grêle comme d’un massage, se prélassa quelques instants en observant la destruction : tout cela était dans sa nature. Il était la nature, l’incarnation de la puissance duale entre l’animal et le non-animal, entre le pouvoir et la magie. Tout cela lui semblait instinctivement et irrémédiablement logique.
Mais il ne fallait pas faire attendre mère. Qwilo indiqua où il fallait aller et cette fois, Monn le laissa faire : le dragon se replia sur lui-même, se résorba jusqu’à redevenir le ventou en chair et en os, sans les enchantements pour masquer ses vrais traits. Cependant, dans la pénombre rehaussée de pluie, de grêle et d’éclairs, on apercevait deux yeux jaunes luisants et fendus.
Qwilo marcha tranquillement jusqu’aux portes de l’université, se rappelant la première fois qu’il était venu : tout semblait si petit, désormais, si… indifférent, froid. Ce lieu lui avait volé son avenir, ses amitiés, son seul amour. Une fois qu’il l’aurait mis en pièces, il irait pourchasser Ally et la DSSM. Eux aussi paieront. Ils paieront tous.
Devant les portes sous le porche se tenaient l’ensemble du personnel le plus gradé : les enseignants des différentes magies, les membres du conseil d’adminstration… Des inconnus, sauf une personne. Une tarkine que Qwilo n’avait pas oublié.
— Madame la directrice, quelle joie de vous revoir !
Elle était épouvantée. Bien. La colère rendait cette forme difficilement supportable mais le ventou tiendrait juste pour observer ce visage confiant se décomposer dans l’horreur. Il fit un pas de plus et la directrice ainsi que les autres bipèdes reculèrent. Le ventou croisa les bras et éclata de rire.
— Alors comme ça vous avez peur ? Seulement maintenant ? Quelle hypocrite.
— Que voulez-vous ? balbutia-t-elle. Qu’est-ce que vous êtes ?
— Monn est d’humeur massacrante, mais comprenez, vous n’êtes que des fourmis à nos yeux. Hein, Monn ? (le dragon ronronna à l’intérieur de lui) Nous ne voulons qu’une chose : détruire le palomin.
— Non… (Qwilo haussa un sourcil et les bipèdes blêmirent) Non ! Si vous faites cela, les monstres… les créatures reviendront. La ville sera détruite.
— Pitié, la Porte est assez puissante pour se protéger d’une invasion.
— Pensez aux enfants, Qwilo, je vous en…
Un éclair tomba tout près d’eux, la faisant hurler. La colère brûlait jusqu’à son sang, l’éthérim s’écoulant alors de son corps presque à l’instar d’une sueur. Pourtant le ventou inspira pour reprendre son calme.
— N’utilisez pas ce nom. Vous n’en n’avez plus le droit. Seule Mère le pourra et… (il hésita) et nos pères, aussi. Oui, Monn, je te les présenterai bientôt.
Iels tapa du pied. Ce serait si facile de détruire ces mages qui lui barraient le chemin, mais ça les desservirait. Monn gronda : il voulait du sang. Qwilo approuva l’idée mais pondéra une autre alternative. Monn était assez d’accord : il fallait protéger les enfants, les nouveaux nés comme lui. Eux n’étaient pas responsables des crimes de leurs géniteurices.
— Ah ! Une idée nous vient ! Oui, voilà ce que nous allons faire.
Qwilo claqua des doigts et Monn aspira l’orage en leur sein. Le ciel retrouva sa couleur normale – jaune en l’occurrence – et les membres du conseil, les examinteurs, les profs et la directrice levèrent les yeux au ciel comme s’il s’agissait d’un miracle.
— Si nous le désirions, nous pourrions couvrir la ville entière. Mais ce n’est pas ce nous allons faire : dès que le palomin sera détruit, nous nous engageons à vous protéger des menaces extérieures.
— Mais… (la directrice baissa les yeux, complètement affolée) C’est du chantage.
— Non. C’est l’ordre des choses. Maintenant écartez-vous ou nous vous montrerons comment nous fabriquons l’engrais pour cultiver nos arbres.
Et les fourmis obéirent, la tête baissée. Bien : l’ancien ordre allait être réétabli, sans Vrilleclaste, sans Schisme et où la magie serait libre de voguer où elle désire, tous comme le monde devait l’être depuis des lustres. Qwilo s’avança et chaque pas lui arracha un inconfort certain : le corps d’un ventou était trop petit pour retenir autant de puissance, mais Monn le rassura. Iels débarquèrent dans le grand hall, face au palomin. Le toit qu’il soutenait s’était effondré sur ses branches, en cassant certaines, éraflant le tronc. Les belles feuilles étaient couvertes de poussière et le sol de ses racines n’étaient plus que gravats.
Le temps d’un soupir, le monde se plongea dans les ténèbres. Ne resta qu’eux et le palomin enraciné dans le vide. Le plan astral, ou l’Outremonde : là où l’éthérim transitait sans jamais exister vraiment, où les âmes des mortels et des immortels se mélangeaient et se séparaient dans un ballet incessant depuis la nuit des temps.
Au pied de l’arbre suspendu, un homme. Il n’avait pas d’âge : ses longs cheveux rouges de plusieurs bras s’étendaient autour de lui pour former un glyphe complexe, né d’une science oubliée qui avait vu le jour sur un autre monde. Monn et Qwilo, eux se souvenaient sans se souvenir : tout était gravé dans leur mémoire. L’homme avait les yeux fermés sur un visage lacéré de cicatrices, un nez busqué et une mâchoire carrée. Assis en tailleur, il avait les mains sur le manche et la lame d’une grande épée, arme qui ne se faisait plus depuis que le dernier des dragons avait été tué. Iels s’approchèrent de l’homme, et le reconnurent.
— Hallioce.
Son nom fit écho dans le monde où le temps et l’espace ne se réunissent jamais, se répercutant à travers l’arbre. L’homme ouvrit les yeux : deux fenêtres dans lesquelles on apercevait une constellation d’étoiles.
— Combien de temps ? résonna une voix aux milles saveurs.
— Mille ans, mon oncle.
— Si longtemps… Moi qui pensais…
— Tu dois mourir, mon oncle. Ton heure est révolue.
L’homme fit un geste et iels reculèrent, terrifiés. Il s’agissait du plus grand tueur de dragons de l’histoire, et même sous sa forme astrale, il pouvait être un danger. Seulement, Hallioce tendit la main vers eux ; son regard ne voyait pas.
— Approche, laisse-moi te toucher.
Pour de tels êtres, obéir était la clé. Iels s’approchèrent et se penchèrent pour laisser la main gantée de métal caresser leur visage. Elle toucha autant la peau du ventou que le cuir épais du dragon.
— Qui est votre mère ?
— Notre mère est Seisseir.
— Ah… Et vos pères sont Gévan et Déol. Je les sens à travers toi. Ils t’aiment encore…, ajouta lentement le chevalier avec un sourire triste. Comme j’aurais dû le faire avec mon frère.
— C’est trop tard désormais. Tu dois mourir, mon oncle. Pour le rejoindre.
— Oui… Oui, tu as raison. Tout comme le dragon cède sa place au dragon, je cède ma place.
— Que voulez-vous dire ?
Sans répondre, il se leva pour apparaître en titan, surplombant largement la taille déjà massive de l’arbre et celle de Monn. Tout son être se mit à s’illuminer de mille feux et son âme se mit à se consumer lentement. Alors que se rongeaient les dernières parcelles de son être, Hallioce tourna son regard étoilé vers Qwilo et dit :
— Ma descendance. Dites-leur que j’ai laissé mes derniers vœux dans… dans le cœur d’une statue.
— Qui est votre descendant ?
— Ma lignée est celle des Idoine, les tueurs de dragons.
Puis le géant d’une ère disparut, laissant derrière lui un cadavre d’arbre ayant perdu toute couleur, tout pouvoir. Dès lors, la Porte de Lébron subit des coupures de courant magique : les installations tressautèrent, certaines buggèrent et d’autres s’arrêtèrent complètement. Des écoles virent leurs sessions films brusquement arrêtées, des métros durent faire sortir les passagers dans les tunnels, des panneaux publicitaires s’éteignirent… Le réseau internet, Pentagram, Tootube, les sites d’impôt, d’inscription universitaires, de cinéma lâchèrent des 505, des pirates et hackers furent totalement stoppés dans leurs lancées. Dans les hopitaux, on ne pouvait joindre ni médecins, ni chiurgiens ni même le corps d’infirmerie au sein des bâtiments. Un humain et une braiseuse sous traitement éthérique et supervision machine furent brusquement coupés ; un robot, qui allait rejoindre l’hopital en connaissance de cause, eut l’impression de perdre le fil de tout ce qui se passait, car plus rien n’était connecté, et sa force s’amenuisait de minute en minute. Les voitures volantes s’écrasèrent, il y eut des accidents, des cris, des larmes, des flammes. Dans sa grotte, une dragonne rugit et fit fuir tous les sans-abris du parc alors qu’elle sortait, triomphale et libre, pour la première fois depuis mille ans.
Et quand à Hallioce le désastre de la tempête fut passé, quand les blessés furent pansés, les morts pleurés, on retrouvera la plus haute instance de l’établissement se prosterner devant le palomin grisâtre et sans feuilles… non, devant une silhouette. Celle-ci était tordue sous la même émotion qui s’emparait de tout le monde à l’heure actuelle, mais pour elle, c’était pire que tout. Ce n’était pas la réalité qui venait de la rattraper.
C’était juste la vérité qui frappait à la porte pour prendre les mesures du cercueil.
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