Chapitre 29 – Et nous les enchaînâmes
Lombardigue toute entière sortit dans ses rues pour lever ses yeux vers la forme gigantesque du dragon aux écailles de ciel. Les plus jeunes avaient des étoiles aux yeux, mais leurs parents les prirent dans leurs bras ou dans leurs jupons, avec l’intention futile de les protéger. Qwilo et Monn grondèrent en se posant puis se changèrent en ventou sous la surprise de la foule.
S’il y avait des nouvelles têtes (humaines, braiseuses, ondines…), tous les ventous d’ici reconnurent Qwilo et en même temps, ils réapprirent à le connaître. Tel un Ulysse changé en cyclope, le jeune fils traversa la foule qui s’écarta sur son passage, qui murmurait : « Le Zéphyr… Le Zéphyr… ». Une vieille légende ventou, dont il ne se souvenait plus les mots. En ce moment, Monn était entré en une espèce de sommeil, ou plutôt Qwilo prenait plus de place : il était chez lui.
Plus pour longtemps.
Puis il les aperçut : sa famille. Sa cousinerie, ses adelphes, ceux de ses pères et grand-père. Puis le visage barbu de Gévan, celui doux de Déol et le fripé de papé Darkin. En les voyant, il sentit son cœur se serrer, un peu. Comme si ses sentiments n’avaient pas été effacés mais perdus dans le vaste océan qui était devenu ce corps, cette âme duelle. Il s’arrêta devant eux et ils le regardèrent les larmes aux yeux. Déol s’approcha doucement, l’air hébété, tendit sa main vers le visage de son fils. Ce dernier lui accorda ce contact en penchant sa tête sur le côté, les yeux mi-clôs. Le silence s’abattit et nul ne murmura rumeur.
— Oh, mon petit zéphyr…
— Père. Père.
Gévan s’approcha et, sans prévenir, prit son fils à l’intérieur d’une étreinte qui voulait le retenir. Cette fois, le pincement au cœur fut plus fort, Qwilo leva ses bras, presque prêt à pleurer, les larmes au fond de sa gorge. Cieux, il voulait leur dire…
— On est vraiment désolés, ton père et moi, gronda Gévan.
Non, il ne grondait pas : il retenait lui aussi sa tristesse. Ses épaules se secouaient tellement sous l’effet des larmes, mais à cause de sa taille et sa masse, Qwilo n’avait pas remarqué. Il glissa un regard vers Déol, qui serrait ses propres mains. Tant pis… Monn approuva son geste quand il lui fit signe de se joindre au câlin. Déol, dans un pleur déchirant, se jeta dans l’étreinte. Le contact faisait toujours mal, toujours, mais aujourd’hui seulement, il le tolérerait.
Après quelques instants, il s’écarta et montra leur maison partagée de la tête. Ses pères acquiescèrent et tus les Tramonttana quittèrent la place, laissant les lombardais sur le pas de la porte.
Le récit n’était pas long à faire, au fond. Il n’y avait pas grand-chose à dire : en deux mois, il s’était passé beaucoup de choses, puis tout s’était accéléré. Le plan de la dragonne était simple : « guérir » n’était qu’une manière de dire « libérer » les Brisés de leur chair. À cette information, papé Darkine prit son petit fils à part puis alla chercher quelques photos dans la remise. Il revint quelques instants plus tard, des vieux clichés en noir et blanc à la main. Qwilo les prit de sa main tendue.
On devinait dessus le papé beaucoup plus jeune, avec des ami.e.s, bière à la main. Les manches retroussés, ce jeune ventou montrait en souriant ses avant-bras couverts d’écailles. D’autres clichés montraient la même soirée.
— Ça a pas duré longtemps, expliqua-t-il. Juste après ma première crise, qu’était pas forte.
Puis il tapota la dernière photo, colorée. Qwilo l’observa et plissa les yeux de colère : sur celle-ci, le jeune des Tramonttana levait les bras en se juchant sur un cheval de manège. Ses bras étaient couverts d’écailles, les mêmes dont il se revêtait.
— Tu te souviens de ce conte, dit Darkine, avec la jeune fille qui voulait devenir dragon ?
— Peau de dragon, cita Qwilo. Oui, je m’en souviens bien : une fille qui veut sauver le prince, mais seuls les garçons peuvent se marier avec les garçons. Elle tue le dragon, sauve le prince mais n’enlève pas son casque. Elle le ramène au royaume, fait la fête avec tout le monde. Le roi veut la marier en pensant qu’il s’agit d’un homme. Mais quand ils découvrent tous son vrai visage, elle est bannie. Alors elle revient à l’endroit où elle a rencontré et aimé le prince, et devient le dragon qu’elle a tué.
Un mauvais résumé, mais qui expliquait beaucoup de choses désormais. Parfois se trouvaient dans les histoires les plus innocentes les messages les plus difficiles à entendre. Darkine hocha la tête.
— Tu voulais en devenir un, aussi. Ça nous a fait peur. Alors quand on a vu que tes écailles disparaissaient pas, que tes yeux se fendaient…
— Vous m’avez donné des superstasis. Pour siphonner ma magie.
Le dégoût cicatrisait sa face. Soudain, il eut l’impression de se sentir si éloigné d’ici.
— On aurait dû attendre. Voir si ça s’arrangeait.
— Eh bien non, papé. Ça n’allait pas fonctionner. Tout comme je ne peux pas « attraper le vent avec ma langue ».
Dans les mains de Qwilo, les photos se froissèrent. Puis Monn se réveilla en grondant.
— Non. Vous m’avez semé au vent. Maintenant, prenez garde à ne pas récolter la tempête.
* * *
Un corps lourd, puis léger lorsqu’iels se posèrent sur le sol. La transition se faisait de plus en plus facilement maintenant que Qwilo et Monn se sentaient en phase. La tristesse aidait : c’était une forme de stimulation physique que les dragons savaient catalysaient en magie, alors plutôt que de renflouer cette émotion déchirante, iels l’acceptèrent en leur sein. Cela fairait moins mal.
Les yeux de Qwilo se levèrent vers les fenêtres de l’hopital, pas encore allumées malgré le crépuscule : depuis la destruction du palomin, la ville était passée en économie d’énergie. Le ventou passa à l’intérieur : du personnel d’infirmerie en panique qui allaient et venaient, des patients qui gémissaient, pleuraient ou étaient complètement groggy. Qui remarqua le ventou passer ne fit que tourner la tête dans l’autre direction, comme si son nom prenait enfin tout son sens.
Pas d’ascenseur, il était en travaux : à la place, le ventou gravit chaque marche de cet escalier en colimaçon. À l’étage, toujours autant de personnel paniqué, frénétique, ignorant que la cause de leurs problèmes venait juste de débarquer. Monn prit la place de Qwilo. Monn était une bête, mais restait d’une intelligence très vaste, décalée. Il regardait chaque ouverture de plaie, chaque bandage et Qwilo lui apprenait la douleur, la souffrance du monde. Ce que les conséquences signifiaient en ce monde, et combien elles n’avaient aucun sens pour eux désormais. Monn n’était pas d’accord, et Qwilo fut heureux qu’il le réfute : le dragon apprenait à comprendre, à être empathique. Peut-être que le règne des grands varans ne serait pas aussi rude qu’il y a mille ans.
Puis enfin, la fameuse chambre. Il ressentit l’odeur magique caractéristique de la braiseuse, amie de Qwilo. Par extension, elle était aussi son amie… Sans se prier, le dragon au corps de ventou entra.
M. Yvain était allongé et dormait sur ses deux oreilles sur le lit près de la fenêtre. Tac, quand à elle, lisait une lettre à côté de Shagar dont le torse était ouvert. Monn vint s’asseoir sur la chaise de libre et la braiseuse leva ses yeux en larmes.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé, Qwilo ? J’ai pas compris ton appel.
— Tout est fini, Tac. Nous n’avons plus besoin de nous cacher.
Elle pouffa.
— « Nous »… (puis son sourire feint se fâna) Ce « nous », c’est toi ?
— Nous avons du mal avec la langue pour exprimer ce que nous sommes. Mais au moins, tu nous comprends.
Monn aimait bien Tac. Quand il la regardait de ses yeux vivifiés, la vibration de ses os résonnait dans une belle teinte qui rappelait le vent. Qui appelait le dragon et le ventou vers elle et vice-versa.
— Tes yeux, Qwilo… Oh putain.
— Tu as lu la lettre ? s’enquit le dragon.
À l’intérieur d’eux-mêmes, Qwilo recommanda la prudence parce qu’il voulait cacher la vérité, ce qui n’était pas bon. Les dragons parlaient vrai. Toujours.
Tac renifla et plia la lettre pour la poser sur la table, près de Shagar qui ne bougeait plus du tout ; les flux de son âme s’étaient taris avec la mort de son maître originel. La main de la braiseuse, sous traveineuse, trembla un instant. Monn ne l’attrapa pas : il n’aimait pas qu’autre contact que le doux chuchotement des aériennes.
— C’est vrai, alors ? Les gens ne font qu’en parler… Tu as détruit le palomin ?
— Nous avons libéré notre mère et ce monde. Nous allons le réparer.
— Je ne suis pas d’accord.
Monn s’y attendait : Tac n’était pas Réparée, sans conscience encore du vaste pouvoir qui remuait au plus profond de sa moelle osseuse ; avec le temps, cela viendrait car tous les dragons s’enracinaient quelque part.
— Nous sommes venus te voir pour te souhaiter bon vent, Tac.
— S’il te plaît. Ne pars pas de nouveau.
— Bon vent n’est pas adieu, sourit Monn. Quand tu comprendras enfin, tu nous rejoindras.
Il se leva et là, elle lui attrapa la main. Il la retira aussi sec et vit son air meurtri, qui le blessa. Les émotions des bipèdes étaient violentes et brèves, comme l’éclair, alors que celles des dragons s’allongeaient comme la pluie un soir d’orage. Pourtant, au fond d’eux-mêmes, autant terrestre que céleste, il y avait l’envie de lui dire que tout irait bien, de mentir. Au lieu de quoi, Monn sortit de la chambre et referma la porte derrière lui, avant de céder aux larmes. Sa tête le lançait, c’était atroce de ressentir ce déchirement intérieur : la certitude que tout était fini.
* * *
Vint la dernière confrontation. Monn et Qwilo ne firent plus qu’un : il n’y avait ni ventou dans un corps de dragon, ni dragon dans un corps de ventou. Leurs formes se confondaient, chimère impossible mais néanmoins gracieuse qui s’éleva jusqu’à la montagne où un hélicoptère vrombissait. D’un coup de tête, la créature fit changer l’air de pression et le métal se rompit brutalement. La pale fut emportée dans son élan et déchiqueta trois sbires de la DSSM malchanceux qui acceuillaient une kallaisse.
La chimère se posa devant elle. Ally Burnham, Montgomery, Alias… Qu’importe les noms, les formes : il n’y avait rien de bon à récupérer chez cette personne. La kaillaisse leva les yeux vers le monstre et sourit de toutes ses dents.
— Bien le bonjour, Tramonttana. Je vois qu’on a fait du relooking.
— Tais-toi. Tu vas d’abord te prosterner et supplier que je t’épargne.
Elle pouffa et il gronda, griffant la terre pour ne pas bondir et la détruire sur le champ. Monn et Qwilo voulaient comprendre, pour des raisons différentes, l’origine du mal. La kaillaisse éclata de rire et plongea une main dans poche, pour en sortir une gélule. Une superstasis ? Non, c’était autre chose de différent. La chimère darda ses yeux globuleux sur le minuscule corps qui avala la drogue et sembla s’embraser d’éthérim.
— Je ne vais rien faire, résonna la voix d’Ally en double, de tout ça.
Ses mains se tendirent vers eux. Iels sentirent une pression formidable s’appliquer sur leur peau, une force phénoménale qui les envoyèrent valser dans les airs. Perturbés, ils tentèrent d’user de leurs ailes pour retrouver contenance et un Vortex s’ouvrit sur Ally qui lança son bras avec un cri. La poussée fut telle qu’ils hurlèrent de douleur et sentirent leur corps se tordre dans sa chute. Brutal fut l’impact : il fendit la terre en mille morceaux et des arbres s’effondrèrent. Un nuage de poussière s’éleva. La chimère se releva tant bien que mal, s’ébrouant.
Déboussolés, iels firent appel à leurs sens plus instinctifs : où se trouvait… ? N’eurent pas le temps de penser : un coup de poing les cueillit au museau pour les envoyer manger le sol. La violence du choc les fit rebondir et Ally se réceptionna sur le coup de la créature pour envoyer un nouveau coup de poing. Quelle lourdeur : la chimère cracha un sang nacré. Elle se convulsa et usa de son corps serpentin pour faire perdre l’équilibre à son ennemie.
Ally s’échappa pour ne pas se rompre le coup, et alors la bête attrapa un arbre de ses larges griffes. Il s’en servit comme massue, l’abattant successivement de la façon la plus mortelle. Des bang monumentals résonnèrent sur la montagne, arrachant des pans de celle-ci. Sur les rochers en pleine chute, la kaillaisse se téléportait sans user de portails. La nouvelle drogue avait renforcé ses pouvoirs existants et lui en avaient accordé de nouveaux.
Monn rugit et ouvrit sa gueule pour invoquer la tempête : les étoiles et la lune furent masqués par des spectres fugaces qui se faufilaient entre les nuages, puis qui s’écrasaient au sol dans des gerbes d’étincelles. La foudre était aléatoire, mais suffisamment excessive pour limiter les déplacements d’Ally. Bien. Un coup circulaire de massue improvisée moulut les pierres en milliers de gravats, et dans leur chute commença la première grêle. Les très yeux nombreux yeux suivirent l’agente de près, ses relents d’éthérim s’écoulant de son corps. Puis elle disparut.
Et réapparut à côté de son œil droit, les doigts resserés et pointés en forme de… ARRRGH !!! La bête rugit alors qu’un de ses yeux explosait en une gerbe de sang et de liquide amniotique. Sa tête se renversa sur le côté, il faillit chuter… mais se ressaisit. Trop tard : Ally s’était téléportée à un autre endroit, hors de sa vue. Derrière un arbre ? Un rocher ? La chimère chercha, fébrile et en colère. Elle voulait du sang, des viscères. Plus que la vengeance, c’était un instinct de préservation.
La kaillaisse revint à la charge depuis une cîme, trahie par l’éclat de la foudre. Au lieu de la regarder directement, la chimère se fit pousser une queue en forme de fouet et scinda l’air, qui s’embrasa sous la vitesse. Une traînée ardente orangée sépara le ciel et la terre d’un horizon bref, puis explosa en chaîne. Les arbres brûlaient et la fumée s’éleva, provoquant des secousses célestes plus grandes encore : l’orage profitait des chaleurs pour refroidir et se raffermir.
Ally sembla ralentir dans sa cadence de téléportation, la chimère enragée envoya sa griffe l’attraper et fit mouche. La kaillaisse percutée fut emmenée jusqu’au flanc de la montagne voisine et son corps frappa de plein fouet les rochers. Elle n’en mourut pas : son pouvoir agrandi la protégeait. Mais elle était une Brisée : elle finirait par exploser. Déjà sa peau – la chimère le remarqua de ses yeux vifs – se craquelait d’incandescences.
Un hurlement et elle se libéra dans une explosion de pouvoir pur. Le combat prit des proportions titanesques : d’un côté, la bête se confondait en griffes, ailes, dents, queues, cornes et tornades et ravagea les alentours ; de l’autre, une personne minuscule rayonnait de plus en plus de magie, et chacun de ses gestes était accompagnée de mille coups de canon sonore, déchirant l’espace sous une pression apocalyptique. L’escalade suprême s’accomplit jusque dans la tempête elle-même, où par des jeux de lumière et d’ombres particuliers, on eut crû voir qu’une géant était aux prises avec un serpent des mers.
Il y eut une explosion. Immense. Un rayonnement comparable aux premiers soupirs de l’univers, qui chassa les cumulonimbus et la nuit, les étoiles, la lune. Même le soleil fit pâle figure devant cette exclamation divine.
Enfin, la lumière s’éteignit et deux corps chutèrent. Côte à côte, sans artifices. Un ventou et un humain. Ils s’écrasèrent dans la plus grande des discrétions car on avait les yeux rivés vers les cieux, là où les légendes s’écrivaient, pas sur le sol où les larmes finissaient toujours par revenir à la terre.
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