Chapitre 1

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Orléans (France).

 Comme toutes les villes dans lesquelles une porte était mystérieusement apparue, Orléans s’était figée douze ans plus tôt. L’horreur du Tchad résonnant encore dans les mémoires, la population l’avait désertée à la hâte sans même attendre l’ordre d’évacuation. Du centre-ville à la grande couronne, plus une âme ne vivait dans un rayon de cinquante kilomètres, à l’exception d’une poignée de résignés.

 La nature avait depuis repris ses droits sur ces vestiges de la civilisation. Les parcs étaient devenus de petites forêts et la porte des Enfers, la seule présente dans toute l’Europe occidentale, trônait au milieu des vitrines brisées, des immeubles délabrés et de l’asphalte éventré. Exception faite de la cathédrale Sainte-Croix, elle dominait tout autre bâtiment.

 D’une hauteur avoisinant les trente mètres, l’édifice ressemblait à un immense monolithe. Ses contours saillants donnaient l’impression d’avoir été taillés à même la roche ; une roche d’un noir profond et à la surface vitrifiée, semblable à de l’obsidienne. Curieusement, rien ne s’y reflétait, même les rayons du soleil y sombraient sans éclats. Cette opacité lui conférait une apparence grossière qui se démentait à mesure que l’on s’approchait. Le contraste devenait alors saisissant : du chambranle aux battants, une fresque en relief de la Géhenne ornait intégralement la porte ; un ouvrage somptueux qui ne se dévoilait qu’aux plus téméraires.

 Plus d’une décennie qu’elle se trouvait ainsi exposée à la rigueur des éléments et, pourtant, la fresque demeurait telle qu’au premier jour. Tout comme la végétation avait fui son contact, le temps ne paraissait avoir aucune emprise sur le monument.

 L’écho d’un sifflement admiratif résonna au cœur de la ville morte, tandis que trois adolescents lui faisaient face.

 « Faut dire qu’elle a d’la gueule ! s’enthousiasma l’un d’eux.

 — Moi, elle me fout les jetons cette porte, avoua la fille du groupe. On fait le plein de fringues, comme prévu, et on se casse d’ici. »

 Elle ne quittait pas l’édifice des yeux. Pour être rentables, leurs pillages les amenaient à s’en approcher toujours un peu plus, mais ils n’étaient encore jamais venus aussi près.

 La porte ressemblait trait pour trait à celle apparue dans le désert tchadien. L’adolescente n’était alors qu’une gamine, mais les images avaient fait le tour du monde et marqué sa mémoire au fer rouge.

 « De quoi t’as peur, Jul’ ? reprit le garçon.

 — C’est une vraie question ? T’as oublié ce qui est sorti de l’un de ces trucs ?

 — Non, bien sûr que non. Mais y a pas de raison de s’en inquiéter. C’est quoi la probabilité qu’elle s’ouvre aujourd’hui : moins d’un pour mille ?

 — Ouais, bah les Groenlandais se disaient probablement la même chose, il y a deux ans, répliqua-t-elle. Puis leur porte s’est ouverte.

 — C’est ce que je dis. Deux en douze ans, ça nous fait moins d’une chance sur mille, peut-être même deux mille, qu’elle s’active justement aujourd’hui.

 — Fais pas ton malin ! s’agaça Julie. Et si on n’a pas de cul et qu’elle s’ouvre quand même, c’est quoi la probabilité qu’on survive ? J’te la donne aussi en mille : zéro ! À ton avis, pourquoi l’armée ne campe pas devant ? »

 Le garçon haussa les épaules.

 « Parce que personne n’a envie d’être là quand ça se produira », renchérit Julie.

 La jeune fille se frotta les bras des deux mains.

 « Rien que de penser que celle du Groenland est toujours ouverte, ça me donne la chair de poule.

 — Et on n’est pas près de la voir s'effondrer, si tu veux mon avis. Tout le monde s’en fout du Groenland.

 — T’es horrible de dire ça !

 — Bah non, c’est vrai, se défendit-il. Quasiment personne n’y vit ! Et tant que le gros n’est pas décidé à en sortir, ça peut durer un moment. Et c’est pas demain la veille qu’on ira le chercher, crois-moi.

 — Qui sait ? Ça arrivera p’t’être un jour, on a fait des progrès en douze…

 — J’ai une idée », les coupa le troisième, un large sourire aux lèvres.

 Julie le considéra, dubitative.

 « La dernière fois que t’as eu une idée avec cette tête d’ahuri, ça m’a valu un plâtre, répliqua-t-elle.

 — Si on prenait un selfie ? » poursuivit-il sans l’avoir écoutée.

 La jeune fille lui jeta un regard atterré.

 « Sérieux, les mecs. Vous êtes les pires !

 — Allez Jul’, reprit le troisième, on le prend et on file à notre besogne. Depuis le temps que vous vous fritez avec Guillaume, ce serait déjà fait. Avoue, c’est cool quand même, non ?

 — Pfff… OK, soupira Julie. On le fait et on se casse, fissa.

 — T’es la meilleure !

 — Ouais, ouais… dépêche. »

Les trois adolescents prirent la pose face à l’objectif du smartphone.

 Étouffé par le grondement assourdissant des battants râpant le sol, aucun d’eux n’entendit le déclic de la photo immortalisant leur stupeur. La bourrasque glaciale accompagnant l’ouverture de la porte avait soufflé leur étincelle de vie aussi sûrement qu’une bougie au cœur de la tempête.

 La probabilité qu’ils en réchappent était effectivement de zéro.

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