Chapitre 2

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 L’éveil, à Orléans, de la porte d’Europe occidentale avait déjoué les prédictions les plus pessimistes. Une décennie avait séparé l’ouverture des deux premières portes ; seulement deux ans pour la troisième. Dix années durant lesquelles l’humanité avait d’abord vécu dans la peur d’une activité précoce, avant de se prendre à espérer ne plus avoir à revivre l’enfer du Tchad. Sans se bercer d’illusions, elle s’était néanmoins préparée. Contrairement aux sciences dites dures, qui n’avaient connu aucune avancée majeure, les progrès en matière de magie et de manipulation de mana – la source de celle-ci – s’étaient révélés phénoménaux. Après tout, c’est à ces disciplines demeurées dans l’ombre que l’humanité devait son salut.

 Nombre de nations comptaient désormais dans leurs rangs des utilisateurs chevronnés, dont certains étaient capables de plier les éléments à leur guise. À l’inverse, les soldats avaient le sentiment d’avoir fait un gigantesque bond en arrière. Le composé chimique explosif présent dans leurs armes à feu se montrant instable au contact du mana, leur imprégnation s’était avérée impossible. Aussi avaient-ils dû réapprendre le maniement des armes de mêlée et, avec lui, mille façons de tuer autrement que par une pression de l’index.

 Maximilien Harcourt était autrefois l’un d’eux.

 Malgré l’âge avancé que trahissait sa chevelure argentée, le chef des opérations impressionnait encore à ce jour par sa stature. Et l’on devinait sans peine, aux muscles gonflant sa chemise autant qu’aux cicatrices sur ses avant-bras, que sa place n’avait pas toujours été au centre de commandement.

 Il se souvenait encore de son incrédulité le jour où on lui avait demandé de troquer son Famas contre une épée à deux mains. La lame lui avait paru légèrement irisée ; on lui avait expliqué qu’elle était empreinte de mana. Il avait cru qu’on se foutait de lui.

 Et puis, il avait vu de ses propres yeux les bombes et missiles s’abattre dans un déluge de feu et d’acier sur leurs ennemis. Ceux-ci en étaient ressortis parfaitement indemnes, tout comme l’édifice par lequel ils étaient arrivés. À ce moment, il lui avait bien fallu revoir ses principes. Seule la magie semblait capable de les atteindre mais trop peu, à l’époque, la maitrisaient.

 Ces ennemis, Maximilien les voyait désormais sur les écrans de la salle de commandement du site d’observation de la porte d’Europe occidentale. Les images ne se montraient guère plus flatteuses que la réalité. Simulacres d’êtres humains, les créatures tenaient à la fois de l’homme et de la bête ; quoique dans des proportions différentes selon les spécimens. Sur deux ou quatre pattes, elles déferlaient, innombrables, depuis le portail.

 Beaucoup voyaient en elles des bêtes démoniaques. N’étant pas versé dans la religion, Maximilien ignorait la description qu’en faisait la Bible, le Coran ou tout autre équivalent mais, dans l’imaginaire populaire en tout cas, la comparaison n’était sans doute pas dépourvue de sens.

 Son regard se porta sur l’écran géant affichant la carte tactique de la zone de combat. Une représentation de la porte en occupait le centre, parmi les bâtiments de la ville désertée. Au-delà, le dessin d’une étoile à huit branches, comparable à une immense rose des vents, enserrait le tout tel un écrin. Comme elle, elle indiquait les points cardinaux, mais ses extrémités étaient tronquées. L’étoile creuse, ainsi qu’on la désignait, était en réalité une gigantesque enceinte aux murs vertigineux et épais de plusieurs mètres, encerclant Orléans sur plusieurs dizaines de kilomètres.

 Chaque état qui comptait sur son territoire l’un des neuf propylées s’était vu reconnaître le droit de choisir les infrastructures à même de s’en protéger. Le choix de la France pour une muraille en forme d’étoile n’était pas sans rappeler les citadelles jadis érigées par Vauban. À la différence de celles-ci, néanmoins, les fortifications n’avaient pas vocation à faire obstacle à l’avancée des démons mais, au contraire, à les amener là où l’on souhaitait les combattre.

 L’idée qui avait guidé la construction de l’étoile creuse était simple, presque proverbiale. L’on dit du torrent rugissant qu’il est plus aisé de le détourner que de le stopper. La France espérait qu’il en irait de même des hordes démoniaques. Le raisonnement avait cependant une faille : la force des démons était connue, leur intelligence beaucoup moins. Ce point devait être traité sans arrogance, car s’il leur prenait l’envie d’attaquer l’enceinte, celle-ci céderait tôt ou tard, qu’importe son épaisseur ; raison pour laquelle la France n’avait pas choisi d’emmurer purement et simplement la porte, au contraire d’autres nations.

 Pour qui émergeait du portail, la muraille n’était pas visible dans sa globalité du fait de la conservation des bâtiments du centre-ville. Ainsi, quelle que fût la direction prise par les hordes, elles tomberaient nécessairement sur un embranchement. Pourquoi iraient-elles alors creuser une troisième voie dans la pierre, quand deux s’offraient déjà à elles ? C’était le pari de l’étoile creuse.

 Pour l’heure, il semblait gagnant. Comme prévu, les hordes s’étaient dispersées tous azimuts et les affrontements se déroulaient désormais au niveau des branches de l’étoile, là où l’assaillant profitait moins de sa supériorité numérique. Grâce au quadrillage de la zone par des centaines de caméras thermiques et satellites, la carte tactique relayait en temps réel les mouvements des deux camps. À l’exception de deux branches, forcées de reculer pour ne pas être submergées, le reste paraissait tenir le choc.

 « L’équilibre des forces est trop inégal aux points nord et ouest, constata avec calme Maximilien. Quand les prochaines unités Aegis arriveront-elles sur le territoire ?

 — La moitié des unités Aegis du monde converge actuellement vers notre position, l’informa un opérateur. L’unité nord-africaine vient d’arriver sur le tarmac militaire. Celle des pays nordiques devrait arriver d’ici trente minutes, celle des pays baltes dans deux heures, celle de...

 — Ce sera trop tard », le coupa-t-il du même ton posé.

 Le chef des opérations avait espéré un soutien plus rapide. Si les nations tardaient à envoyer leurs unités d’élite, elles ne trouveraient plus que des ruines à défendre.

 « Envoyez l’unité nord-africaine au soutien des Britanniques à la branche nord, ordonna-t-il. Faites également avancer les hommes du deuxième rideau défensif sur cette même branche ; que le troisième rideau le remplace. Faites de même côté ouest.

 — Bien monsieur, répondit l’opérateur. Par ailleurs, les deux membres de notre unité en mission au Groenland ont été pris en charge par des Rafales en vue de leur rapatriement. Ils se poseront d’ici quinze minutes. »

Le Groenland, songea Maximilien.

 En deux ans, le flot de hordes démoniaques déversé par la porte danoise avait fini par se tarir et, en définitive, aucun démon majeur n’en était sorti. L’expérience du Tchad amenait à penser que l’édifice demeurerait ouvert tant que son gardien ne serait pas vaincu. Pour l’heure et à l’exception de quelques spécimens retrouvés au large des côtes canadiennes et islandaises, les hordes demeuraient prisonnières de ce territoire de glace : une prison grande de deux millions de kilomètres carrés, un formidable terrain d’observation et d’entraînement en situation réelle.

Lise et Abel n’y sont que depuis quelques jours ; leur condition physique devrait être optimale. Tant mieux. Avec ces deux-là, l’équipe sera au complet.

 « Monsieur ! intervint un autre opérateur. Une signature énergétique se détache, en provenance de la porte !

 — Un commandant ? l’interrogea Maximilien.

 — Très probablement, monsieur. La bonne nouvelle, si j’ose dire, c’est qu’il semble fermer la marche. Le flot diminue sensiblement après lui.

 — Estimez-moi sa direction.

 — Bien, monsieur. »

 Maximilien n’avait jamais vraiment compris pourquoi l’on avait positionné des capteurs de mana sur les portails. La seule utilité qu’il leur trouvait résidait dans l’automatisation du processus d’alerte. Pour le reste, il n’y voyait qu’un gadget, anxiogène de surcroît. À quoi bon, selon lui, connaître la puissance exacte d’un monstre quand le plus souvent, elle crevait les yeux ?

 « Il se dirige… vers l’ouest, monsieur », reprit l’opérateur.

 Une soudaine agitation gagna la salle des opérations. Déjà en difficulté, les troupes de la branche ouest ne résisteraient pas à un tel ennemi.

 « Envoyez Lise et Abel Barbérys rejoindre leur équipe à l’aile ouest dès leur arrivée, ordonna Maximilien. Et l’unité Aegis nordique à leur suite. La neutralisation du commandant est leur priorité. »

 Bien qu’il n’osât rien dire, le regard de l’opérateur trahissait son désarroi et dardait cette question : seulement deux ?

 Le chef poussa un long soupir avant de reprendre de son flegme habituel.

 « Il ne vous aura pas échappé que la salle dans laquelle nous nous trouvons porte leur nom.

 — Non, bien sûr, monsieur.

 — Eh bien, voilà l’occasion de vérifier si les pommes sont ou non tombées loin de l’arbre. »

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