Chapitre 4

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 Sur le front ouest, les troupes humaines ne cessaient de reculer, comme portées par le ressac d’une marée qu’ils ne parvenaient pas à contenir ; une marée crasse et grouillante, agglomérat de créatures toutes plus monstrueuses les unes que les autres.

 Parmi elles, une silhouette se détachait singulièrement de la masse. Contrairement à ses congénères qui hurlaient et couraient frénétiquement, le commandant avançait avec flegme au milieu de l’avenue. Le pas souple malgré ses trois mètres de haut, sa musculature dessinait un V sur la ligne d’horizon : les épaules larges, le bassin étroit, on le devinait à la fois puissant et agile, taillé pour la guerre. Une hache pendait à chacun de ses bras ballants.

 De son bouclier, Richard stoppa net la course d'un démon qui se ruait sur son équipière. Balayé, le monstre se retrouva sonné au sol, spectateur de son exécution sommaire.

 D’un coup sec, le colosse français écrasa de sa botte le thorax de la créature, autant pour en extirper sa lame que pour mettre fin aux convulsions qui agitaient la carcasse difforme.

 « T’es pas blessée ? cria-t-il à l’adresse d’Émilie.

 — Non, ça va, merci, souffla la mage. Mais il en arrive de partout ! Je sais pas combien de temps je pourrai tenir.

 — Flanche pas ! On devrait bientôt voir venir les renforts !

 — Ouais. T’as raison ! »

 Richard considéra la jeune femme. Elle paraissait exténuée.

 « Et Damien, il est où ? Je le vois pas dans tout ce bordel.

 — Je sais pas trop. J’imagine qu’il est débordé. Il y a tellement de monde à soigner.

 — Tu m’étonnes. »

 Il chercha son camarade du regard mais ne trouva que le chaos. Chaque soldat se tenait aux prises avec deux, voire trois démons. Ils étaient quelques centaines, leurs adversaires dépassaient largement le millier, dans cette seule branche de l’étoile. Inexorablement, la ligne de front reculait.

 Le bouclier du guerrier s’écrasa à nouveau sur un démon tentant de le prendre en défaut. Le molosse à la mâchoire démesurée acheva sa course dans l’habitacle d’une voiture désossée.

 « Putain ! Ça s’arrête jamais ! »

Et le pire reste à venir, songea-t-il en avisant le commandant ennemi.

 Celui-là promettait un combat autrement plus difficile. À en juger par les regards que les uns et les autres lançaient furtivement à la créature, Richard n’était pas le seul à le penser.

 Si le monstre ne déviait pas de sa route, il irait droit sur l’unité italienne. Déjà en difficulté, celle-ci ne parviendrait jamais à le contenir ; d’autant plus que deux de leurs cinq membres ne paraissaient pas avoir une grande expérience du combat en conditions réelles.

 À une quarantaine de mètres, Richard vit soudain le commandant s’arrêter pour brandir l’une de ses armes. Il s’attendait à un cri de guerre destiné à galvaniser ses troupes et comprit trop tard que le monstre s’apprêtait en réalité à lancer l'une de ses haches. Dans une rotation folle, le lourd projectile fusa au-dessus de la mêlée à une vitesse vertigineuse.

 Incrédule, Richard suivit du regard la trajectoire jusqu’à son point de chute : un Aegis de l’unité transalpine, trop surpris pour tenter de l’éviter.

 Les dégâts provoqués à l’impact arrachèrent une grimace au Français.

 L’Italien, ainsi que le démon qu’il combattait, furent pulvérisés par la violence du coup.

 Un effroyable rictus de satisfaction déforma le visage du commandant qui ne tarda pas à s’élancer, à pleine course cette fois-ci, dans la mêlée. Là encore, sa vitesse stupéfia tout le monde. Malgré l’imminence du danger, les quatre membres restants de l’unité d’élite italienne demeurèrent figés, fixant avec horreur la dépouille de leur camarade tombé.

 « Ils vont se faire massacrer, réalisa Richard. Émilie, trouve rapidement Damien !

 — N’y va pas ! tenta-t-elle de l’arrêter. T’as aucune chance, seul contre un monstre pareil !

 — Alors, revenez vite. »

 Sans lui laisser le temps de répondre, Richard se fraya un chemin à contre-courant, fracassant quelques crânes au passage. Lorsque le commandant ennemi le remarqua sur sa route, il parut s’en amuser. Qu’importe. Maintenant qu’il avait toute son attention, le guerrier consolida ses appuis, prêt à amortir le choc.

 Dès qu’il fut à portée, le monstre fit siffler sa hache.

 Richard maintint fermement son bouclier et dévia plus qu’il ne bloqua le coup. Même ainsi, le tintement métallique résonna dans toute l’avenue.

 Le bouclier imprégné tint bon ; l’homme qui le tenait également, bien qu’il eût été forcé de reculer.

 Malgré sa magie de renforcement, Richard savait qu’il ne pourrait pas encaisser éternellement de tels assauts. Les vibrations qui irradiaient douloureusement dans son avant-bras en attestaient.

 Comme s’il l’avait également deviné, le commandant se jeta sur lui sans attendre et frappa de nouveau, moins fort car dépourvu d’élan, mais suffisamment pour obliger le guerrier à mettre un genou à terre.

 Un troisième coup arracha son bouclier. Richard se retrouva à la merci du monstre qui ne lui laissa pas le temps de se relever.

 De sa main libre, le commandant empoigna le sommet du casque de l’Aegis puis brandit une nouvelle fois son arme. La pression exercée obligea Richard à tendre le cou dans la direction voulue par son adversaire.

 Le regard dément de la créature ne laissait aucun doute sur ses intentions. Il l’aurait décapité, si une vive lumière n’avait pas soudain attiré son regard.

 Par réflexe, le monstre relâcha son emprise et protégea aussitôt son visage de son avant-bras. Cinq boules incandescentes le frappèrent successivement, provoquant des détonations en rafale.

 Émilie avait puisé beaucoup de mana pour incanter ce sort. Trop, au vu des efforts déjà fournis pour contenir les hordes. Le bras tremblant toujours tendu vers sa cible, la jeune femme haletait. Elle faillit se laisser tomber à terre avant de trouver la force de se raviser.

 À travers l’épais nuage de poussière soulevé par les déflagrations, Émilie tenta de percevoir les effets de son sort sur la créature. La silhouette de celle-ci lui parut vaciller.

 « Barre-toi, Richard ! » hurla Damien aux côtés de la Française.

 Trop tard.

 La créature asséna au guerrier un coup de pied qui, en dépit de son armure imprégnée, lui enfonça la cage thoracique. La puissance de l’attaque le projeta sur plusieurs mètres, avant de le faire s'échouer lourdement au sol.

 Sans attendre et avec une célérité redoublée par la rage, le commandant réduisit en un éclair la distance le séparant d’Émilie. La chair brûlée de son avant-bras montrait que la magie de cette dernière l’avait atteint, mais davantage encore dans sa fierté.

 Lorsqu’elle vit la hache prête à s’abattre à la verticale, Émilie sut qu’elle n’avait aucune chance de l’éviter. Elle n’était pas à son avantage au corps à corps, surtout face à un tel monstre. Son regard se porta sur Richard gisant quelques mètres plus loin. Cette fois-ci, le guerrier ne lui sauverait pas la mise.

 La jeune femme ferma les yeux. Au lieu de la pourfendre, le couperet cingla l’air devant elle pour finalement s’écraser sur le macadam à ses pieds.

 Il l’avait manquée.

 Plus exactement, quelqu’un l’avait brusquement tirée en arrière, juste avant l’impact.

 « Abel ? » balbutia-t-elle en jetant un regard par-dessus son épaule.

 Partagée entre le soulagement d’avoir défié la mort et la certitude qu’elle n’avait été que repoussée, Émilie demeura interdite.

 « Désolé du retard », s’excusa le jeune homme.

 Il semblait serein. La mage réalisa alors qu’elle ne l’avait jamais véritablement vu combattre.

 Passé l'étonnement d’avoir raté son coup, le commandant se redressa pour toiser le nouvel arrivant de toute sa hauteur. Lorsqu’il brandit sa hache au-dessus de sa tête, un sourire carnassier étira ses lèvres.

 Incapable de fuir, Émilie sentit un frisson lui parcourir l’échine. Elle faillit détourner les yeux quand le bras d’Abel apparut dans son champ de vision.

 Elle le vit tendre lentement la main en direction du monstre qui parut tout aussi surpris qu’elle. Face au caractère inoffensif du geste, la curiosité l’emporta sur le besoin d’esquiver. Nul doute qu’il l’aurait fait, s’il avait su un homme capable de manipuler le mana sans incantation. Mais à cet instant, il semblait simplement médusé.

 Lorsque la paume effleura son ventre musculeux, une détonation retentit, soufflant les rares vitrines encore intactes. L’onde de choc se propagea dans l’abdomen du commandant, puis le propulsa tel un fétu de paille.

 Le monstre ricocha lourdement sur la tôle d’une camionnette vingt mètres plus loin, avant de finir sa chute dans la devanture d’un ancien café.

 Durant une poignée de secondes, la guerre avait brusquement cessé sur le front ouest. Tous, humains et démons, avaient suivi d’un regard stupéfait le vol plané opéré par ce géant de trois mètres.

 Quant à la cause, ils la recherchèrent en vain. Même Émilie qui se trouvait aux premières loges n’en croyait pas ses yeux.

 Puis la guerre reprit son cours.

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