Chapitre 6

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 Une vingtaine de minutes après la chute du commandant ennemi, l’unité Aegis nordique arriva en renfort sur le front de la branche ouest. L’activité de la porte ayant cessé – quoiqu’elle demeurât ouverte –, la zone fut sécurisée en moins d’une heure. Il en était de même partout ailleurs dans l’étoile creuse.

 L’humanité avait survécu à la première vague. Elle vivait désormais dans l’attente de la seconde. Dans le cœur des femmes et des hommes qui avaient combattu, cette idée suffisait à éteindre toute velléité de réjouissance. L’heure n’était pas encore au bilan, même si celui-ci flattait l’humanité. L’heure était avant tout à l’incertitude.

 Comment l’autre côté réagissait-il à l’anéantissement de la première vague ? Renonçait-il ? Se reconstituait-il ? Les légions se massaient-elles derrière la porte en vue de laver l’affront dans une déferlante écrasante ? Ces questions résonnaient dans toutes les têtes.

 Fondamentalement, rien n’avait changé. Lorsqu’elle se trouvait encore scellée, la porte menaçait à tout moment de s’éveiller. Mais elle était maintenant ouverte et, dans les esprits, cela changeait tout.

 Trois heures s’étaient écoulées depuis la fin du premier assaut et, déjà, l’attente semblait interminable. Stationnées à l’extérieur de l’étoile creuse, les troupes humaines se tenaient prêtes à intervenir, le temps de nettoyer la zone par le feu. Si les combats devaient reprendre dans les jours à venir, autant que ce ne soit pas au milieu des corps en décomposition.

 En dépit de quelques ajustements visant à regarnir les fronts les plus touchés par les pertes et les blessés, la répartition des troupes avait globalement été conservée en dehors de l’enceinte.

 Inévitablement, à l’extérieur de la branche ouest, les regards se tournaient vers celui qui avait le plus marqué les esprits : Abel. Certains se montraient perplexes, d’autres encore admiratifs ou tout simplement curieux. Le regard de Lars Janussen, quant à lui, était envieux.

 Membre de l’équipe nordique, le géant norvégien n’avait pu prendre part aux affrontements que sur le tard, une fois le commandement ennemi abattu. Il en gardait une certaine frustration, grassement nourrie par les récits à propos de ce Français, dont on lui rebattait les oreilles. Lui aussi s’estimait capable d’affronter seul un commandant.

 Ne cherchant guère à cacher son hostilité, Lars Janussen s’approcha de l’unité française.

 « Alors, c’est toi la star du jour ? » ironisa-t-il en anglais.

 Les pensées vagabondes, Abel ne le remarqua pas immédiatement. Bientôt, il franchirait la porte et Dieu seul savait ce qu’il y trouverait derrière. Des hordes ? Dans la foulée de la première vague, il les espérait en faible quantité. Des commandants ? Sans doute. Celui qu’il avait battu ne pouvait être le seul. La Bête enfin, comme celle sortie douze ans plus tôt, gardienne de la porte. Il s’y rendait dans ce but. Serait-il cependant en mesure de la vaincre ?

 L’expérience du Tchad avait montré qu’une fois l’abomination vaincue, son corps se transformait, probablement pour retrouver sa forme originelle, moins impressionnante. L’on en avait déduit les démons majeurs capables de se renforcer et d’adopter une morphologie spécifique au combat. Si la déduction se révélait juste, traquer la bête jusque dans sa tanière semblait être le meilleur moyen de la trouver sous son apparence initiale. Dans le cas contraire, l’affrontement promettait d’être rude.

 « Hey ! T’es sourd ? » insista le Norvégien, agacé.

 Le Français s’aperçut enfin de sa présence. La trentaine, une morphologie rappelant celle de Richard, Abel se demanda si les porteurs de bouclier étaient tous ainsi taillés à même le roc. Tout était carré chez lui : les épaules, la mâchoire et jusqu’aux cheveux courts, coiffés en brosse. Il lui parut d’autant plus grand que lui se trouvait assis.

 « Je peux t’aider ? répondit Abel, faisant abstraction de son animosité.

 — M’aider ? Ouais, on peut dire ça. Tu t’appelles Abel, c’est ça ? »

 Ce dernier opina du chef. Un court silence s’installa, le Norvégien s’attendant à ce qu’il lui demande son nom en retour.

 « Moi, c’est Lars, finit-il par dire, une pointe de vexation dans la voix.

 — Enchanté, répondit Abel sans conviction.

 — Ouais. J’ai entendu dire que tu envoyais tout valser d’un revers de main. Comme on s’ennuie ferme ici, je me disais que c’était l’occasion de tester ma défense. »

C’était donc ça, songea Abel.

 Il aurait dû s’en douter. Les démonstrations de force s’accompagnaient souvent de querelles d’ego. Il n’avait cependant nullement l’intention de gaspiller son mana dans un combat de coqs.

 Lise aussi l’avait compris. Sitôt le nettoyage de la zone achevé, son frère franchirait la porte ; le Norvégien ne devait pas compter parmi ses préoccupations.

 « Ce n’est ni le lieu ni le moment pour un entraînement, intervint-elle. Nous sommes en mi…

 — Va t’exciter ailleurs, ma belle, la coupa Lars avec condescendance. C’est pas à toi que je parle.

 — M’exciter ailleurs ? » répéta-t-elle, glaciale.

 Lentement, Abel se leva. Son regard à l’endroit de l’Aegis nordique avait radicalement changé. Sans le savoir, celui-ci venait de trouver le plus sûr moyen d’obtenir toute son attention.

 Les deux hommes se faisaient désormais face dans une tension palpable, malgré leur flagrante différence de taille. Dans l’assemblée, une chape de plomb semblait s’être abattue. Lars avait la réputation d’être un excellent guerrier et les prouesses d’Abel restaient fraîches dans tous les esprits. Or, ces deux-là s’apprêtaient à en découdre.

 « C’est quoi c’regard ? » demanda Lars.

 La situation dérapait.

 Partagée entre son envie de les arrêter et sa crainte d’envenimer davantage les choses, Lise gardait les poings serrés. Elle le savait pourtant. Dès lors qu’elle se trouvait impliquée, son cadet réagissait différemment, de façon beaucoup plus impulsive.

 « On va faire ça », annonça calmement ce dernier.

 Le géant norvégien haussa un sourcil, circonspect.

 « Tester ta défense », précisa Abel.

 Tandis que Lars s’apprêtait à répondre, la paume d’Abel apparut soudainement dans son champ de vision sans qu’il l’eût vue venir. Le geste n’avait pourtant pas été très rapide, mais son caractère inoffensif n’avait déclenché chez lui aucune alerte. Maintenant, cependant, que la main était si dangereusement proche, tout son corps lui hurlait de fuir.

 Une sueur froide lui parcourut l’échine. Instinctivement, le colosse recula d’un pas. Pas suffisamment, néanmoins, pour éviter la paume qui bientôt toucherait son épaule.

 À l’approche du contact, ceux qui, dans l’assemblée, gardaient en tête l’image de la boîte crânienne disloquée du commandant, se surprirent à détourner les yeux.

 Tap… tap… tap…

 Le bruit étouffé s’entendit distinctement malgré la foule.

 Trois petites tapes amicales sur l’épaule, sans la moindre déflagration ni onde de choc. Trois petites tapes durant lesquelles le temps s’était presque arrêté à l’extérieur de la branche ouest.

 « On remet ça à plus tard, si tu veux bien », glissa Abel en le laissant sur place.

 Lars mit quelques secondes à reprendre contenance. Il était furieux, se demandant pourquoi il avait reculé. Qu’importe, le Français l’avait ridiculisé, il allait le démolir.

 Une Aegis de son équipe le retint par le poignet avant qu’il n’eût esquissé le moindre mouvement. Hanna le connaissait mieux que quiconque.

 « Laisse-le partir », dit-elle d’une voix mal assurée.

 La jeune femme étant une mage lui arrivant à peine au sternum, Lars n’aurait eu aucun mal à lui faire lâcher prise. Et c’était précisément ce qu’il comptait faire, quand il remarqua une chose qui le fit s’en abstenir.

 La main de la jeune femme tremblait.

 « S’il te plaît, Lars », insista-t-elle.

 Hanna comptait parmi les meilleurs mages d’Europe, si ce n’était du monde, et pas le genre à s’effrayer d’un rien. Lars le savait.

 Pourtant, cela crevait les yeux, elle était terrifiée. La voir ainsi doucha les ardeurs du guerrier.

 « Pourquoi je devrais ? » demanda-t-il, son coup de sang passé.

 Elle marqua une hésitation avant de répondre.

 « Ton épaule… tu étais à deux doigts de la perdre. Je l’ai vu et, pourtant, je n’ai pas bougé d’un pouce.

 — Qu’est-ce qui t’a à ce point foutu les jetons, Hanna ? »

 Elle en tremblait encore.

 « Laisse tomber, reprit-elle. Tu n’es pas mage, tu ne peux pas comprendre. »

 Le voyant perplexe, elle poursuivit néanmoins.

 « Ce que ton corps a ressenti malgré toi quand tu as reculé. L’espace d’un instant, je l’ai aperçu.

 — Mais de quoi tu parles ? »

 Elle soupira.

 « Je te l’ai dit, tu ne comprendrais pas. Mais peu importe, écoute juste mon conseil : ne le provoque plus. Jamais. »

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