Chapitre 7

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 À l’exception des projecteurs braqués sur la porte, Orléans se trouvait entièrement plongée dans l’obscurité. Débarrassée de sa pollution lumineuse, la ville en ruine s’effaçait au profit d’un magnifique ciel étoilé. Le cataclysme avait au moins eu ce mérite, mais l’odeur de la chair calcinée rappelait une réalité moins poétique : celle de la guerre, de ces hommes et femmes tombés sous les coups des hordes démoniaques.

 Face à la porte, deux silhouettes encapuchonnées se dessinaient dans la pénombre. Tête basse, Lise suivait son frère, de plus en plus anxieuse à l’idée de le voir s’aventurer de l’autre côté.

 « Je ne l’avais jamais vue d’aussi près », fit remarquer Abel.

 L’édifice impressionnait par son gigantisme. Des proportions écrasantes suscitant une même interrogation chez quiconque les contemplait : de la symbolique ou de la nécessité, laquelle justifiait pareilles dimensions ? La première réponse s’avérait à l’évidence la moins inquiétante et, jusqu’à présent, les événements ne l’avaient pas démentie. Même la Bête apparue au Tchad, douze ans plus tôt, culminait tout au plus à sept ou huit mètres. Au vu de l’horreur qu’elle avait suscitée, aucun esprit sain ne pouvait concevoir qu’il en existât de plus imposantes encore. Qui savait, toutefois, quelles abominations se tenaient encore tapies dans l’ombre des huit autres ? Au Tchad, au Groenland et aujourd’hui en France, la physionomie des démons s’était révélée bien différente. Pourquoi en serait-il autrement des démons majeurs ? Au contraire, la logique voulait qu’à l’instar de leurs congénères, eux aussi fussent différents. Pour le meilleur et surtout pour le pire.

 Lise détacha ses yeux du sol pour les lever à son tour vers le monument.

 Les battants ainsi écartés, les ornements du propylée n’étaient plus visibles qu’au frontispice. On les devinait à peine. La porte paraissait n’être plus qu’une immense mer d’huile dressée verticalement. Un horizon insondable où tout semblait se perdre, même les faisceaux des projecteurs braqués sur lui. Une fenêtre sur le néant.

 « Abel, t’es vraiment obligé d’aller là-bas ? »

 Le jeune homme avisa sa sœur. Elle ne cessait de se décortiquer le pouce avec l’ongle de son index. Il prit sa main dans la sienne afin de calmer son angoisse.

 « Non, rien ne m’y oblige. On peut retourner se coucher et attendre de voir ce qui franchira à nouveau la porte, demain, dans une semaine ou peut-être dans un mois. Ou bien, on peut faire comme on en avait décidé ; prendre les devants et aller chercher le gardien dans sa tanière, alors qu’il ne s’y attend pas. Et, peut-être, faire s’effondrer une porte.

 — Je sais tout ça, mais c’est ce "peut-être" qui me terrifie. Tellement de choses peuvent t’arriver là-bas, dont je ne saurai rien. À commencer par ce portail, on n’est même pas sûr que tu puisses le traverser sans danger. Si cela se trouve, il va te désintégrer direct !

 — Je ne pense pas.

 — Ou bien, l’air là-bas ne sera pas respirable ! Ou encore… »

 Ne lui prêtant qu’une oreille distraite, son frère lâcha sa main pour ramasser une pierre qu’il jeta par l’ouverture de la porte. Elle retomba sur le sol comme si elle avait heurté un mur.

 « Ah ! Tu vois !

 — Ouais, regarde. »

 Abel renouvela l’expérience avec une pierre qu’il imprégna de mana.

 Cette fois, le caillou perça le voile de ténèbres. Aucun bruit ne vint cependant trahir sa chute de l’autre côté.

 « Ça ne prouve rien, insista Lise avec un semblant de mauvaise foi.

 — En effet, concéda Abel. Ça ne prouve pas grand-chose, si ce n’est que ce portail réagit au mana. Ce qui me conforte dans l’idée que je n’ai rien à craindre. »

 L’estomac noué, Lise baissa à nouveau les yeux au sol. Elle savait ne reculer que pour de mauvaises raisons, mais c’était plus fort qu’elle.

 Son frère passa un bras derrière ses épaules. Elle inclina la tête jusqu’à la faire reposer contre lui.

 « Ça fait dix ans qu’on sait qu’un jour je franchirai une porte, ajouta-t-il.

 — Et ça fait dix ans que je n’ai plus que toi, répliqua-t-elle. Abel, je ne supporterai pas de te perdre, toi aussi. »

 Les larmes montèrent aux yeux de Lise en même temps que les mots sortirent de sa bouche.

 « Je sais, sœurette, la consola-t-il. Je le supporterais pas plus si j’étais à ta place, mais tu dois me faire confiance.

 — J’ai toute confiance en toi, tu sais bien que ce n’est pas le problème, mais on ignore tout du monde qui se trouve de l’autre côté ! »

 Elle hésita un instant.

 « Si au moins je pouvais venir avec toi...

 — Lise, on en a déjà discuté cent fois.

 — Je sais, j’essayais pas d’insister. Enfin, peut-être, mais c’est juste que tu peux pas imaginer à quel point c’est frustrant. J’ai trimé comme une folle…

 — Et je ne connais pas meilleur Aegis que toi.

 — Mais ça ne suffit pas ! »

 Abel prit sa sœur par les épaules pour l’obliger à croiser son regard.

 « Hey sœurette, c’est pas un adieu. Que je réussisse ou non à tuer ce truc là-bas, je te jure que je reviendrai. »

 Lise sécha ses larmes du revers de la manche.

 « Excuse-moi, tu as raison. Me voir en pleurs ne t’est pas d’un grand soutien. »

 Abel secoua la tête.

 « Te savoir en sécurité ici, je n’ai pas besoin de plus. Maintenant, il va falloir que j’y aille. »

 Tout en acquiesçant, la jeune femme se força à sourire.

 « Une dernière chose alors : une fois là-bas, donne tout ! »

 Abel haussa les sourcils.

 « Je crois bien que c’est la première fois que je t'entends me dire de pas me retenir.

 — Tu vois, je prends sur moi. »

 Son frère l’étreignit une dernière fois avant de se séparer d’elle. Le regard tourné vers la porte, il lui semblait déjà loin.

 Abel gagna l’entrée d’un pas résolu.

 Une fois à portée de main, il effleura la surface d’apparence liquide. Elle n’était pas humide, comme il s’y attendait.

Un rideau de mana, songea-t-il. Parfaitement inoffensif, mais probablement relié à son créateur.

 Il jeta un dernier regard à Lise.

Elle n’a pas besoin de savoir ça.

 Puis il pénétra dans l’abysse.

 Au même moment, une sirène retentit partout dans l’étoile creuse pendant que d’autres lui faisaient écho sur l’ensemble du site, résonnant en cascade sur des dizaines de kilomètres à la ronde. Du quartier général au simple baraquement, l’alerte générale était donnée. Dans les esprits de chacun, la horde venait livrer son match retour.

 Depuis la salle de commandement, les opérateurs d’astreinte observaient, ahuris, leurs capteurs s’affoler. Tous se cherchaient du regard en quête de réponses. Une seule s’imposait pourtant : la capacité énergétique de la créature émergeant du portail défiait l’entendement.

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