Chapitre 9

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 Lorsque Abel posa le pied de l’autre côté du portail, il retint sa respiration ; manifestation inconsciente de la crainte de retrouver dans l’atmosphère l’inhospitalité du paysage qui s’étalait sous ses yeux. À la première goulée d’air inhalée, il sentit l’intense chaleur des lieux emplir ses poumons. Il toussa brièvement ; au moins, l’air était respirable.

 Tout en ôtant sa veste, Abel avança, le portail dans son dos. Il s’arrêta un peu plus loin pour détailler les environs. Devant lui, un immense plateau s’étendait tel un désert de rocaille. Une terre désolée ne connaissant de la palette des couleurs que des nuances de rouge et de gris. Partout autour, des montagnes arides se dressaient à perte de vue. Juchée sur l’une d’elles – la plus proche de la porte –, une construction taillée à même la roche semblait griffer les cieux de ses hautes flèches.

Un château ? se demanda-t-il.

 Il jeta un dernier regard vers la porte.

 Située à l’extrémité d’un promontoire, celle-ci se dessinait, massive, sur l’horizon rougeoyant. Le ciel arborait une clarté crépusculaire comme il n’en existait pas sur Terre.

 En contrebas, un fleuve aux eaux sombres sinuait entre les parois rocheuses. Les coulées de lave s’y déversaient dans d’épais nuages de vapeur et de rares traces de végétation bordaient les rives.

Si ce sont bien les Enfers, ils sont tels qu’on se les imagine.

 L’Aegis avisa à nouveau le château. Le gardien se trouvait derrière ces remparts. Il n’y était pas seul. Pour Abel, qui percevait le mana aussi naturellement qu’il respirait, une telle concentration crevait les yeux.

 Semblables à celles combattues à Orléans, quelques créatures erraient çà et là. De morphologies variées, elles ne présentaient aucun dénominateur commun, à l’exception peut-être des cornes dont elles paraissaient toutes pourvues.

 Pour l’instant, aucune ne semblait lui prêter attention.

 Abel avisa le chemin menant jusqu’au château. Il se trouvait entièrement à découvert.

Tôt ou tard, elles remarqueront ma présence. En attendant, mieux vaut économiser mon mana.

 Abel laissa sa veste derrière lui, jugeant inutile de s’en encombrer. Au contact du sol, le vêtement souleva une fine pellicule de poussière grise. De la cendre. Le vent la balayait par endroits.

 À mesure qu’il avançait, il se rendit compte que les créatures agissaient curieusement ; comme si elles s’étaient aperçues de sa présence, mais cherchaient à l’éviter. Loin de la frénésie dont ils avaient fait montre lors des combats, les démons semblaient maintenant craintifs. Pour autant, Abel devinait ne pas être l’objet de leur peur ; plus tôt dans la journée, ils ne l’avaient pas considéré différemment des autres humains.

Si c’est leur perception du mana est limitée, tant mieux.

 Après une vingtaine de minutes de marche, Abel faisait face au château.

 Ses doutes se confirmèrent lorsque les larges portes s’ouvrirent à son approche, raclant le sol dans un grondement sourd. Personne n’ignorait sa présence, mais le maître des lieux entendait manifestement le traiter en invité. En tant que tel, nul ne devait lui faire obstacle, sauf à subir le courroux de son hôte. Abel ignorait si c’était une bonne ou une mauvaise chose. D’un côté, on le menait précisément là où il souhaitait se rendre. De l’autre, disparaissait l’effet de surprise sur lequel sa sœur et lui avaient misé. Peut-être pas totalement, le démon majeur pouvait encore commettre l’erreur de le sous-estimer.

 Lorsqu’il pénétra dans le château, l’intérieur lui parut plus gigantesque encore que l’extérieur. Cette impression tenait au fait qu’il n’y avait ni pièces ni étages ; seulement un immense couloir aux allures de nef. Celui-ci n’offrait d’ailleurs qu’un seul chemin, balisé d’une myriade de torches et habillé d’un large tapis carmin.

Le tapis rouge, carrément ?

 L’endroit était désert. Toutefois, à mesure qu’Abel avançait, la rumeur qui lui parvenait depuis l’autre bout du couloir ne cessait d’enfler. Des centaines, voire des milliers de démons l’attendaient plus loin. En réalité, de ce côté du portail où il n’avait pas à craindre de faire de victimes collatérales, leur nombre importait peu. Le gardien de la porte, en revanche, demeurait la véritable inconnue.

 Au bout du couloir, une nouvelle porte, identique à la première, ouvrit ses larges battants pour l’inviter à s’enfoncer davantage dans la gueule du loup.

 Lorsqu’il la franchit, la salle du trône se révéla sous ses yeux. Immense, celle-ci devait occuper la majeure partie de la superficie du site. À bien y regarder, excepté le couloir, le château ne comportait pas d’autre pièce que celle-ci.

 Dans un tintamarre assourdissant, des centaines de démons exultaient, dardant sur lui des regards hostiles. Pas un, pourtant, n’osa fouler le tapis carmin qui se déroulait jusqu’au trône, dernière ligne droite avant de rencontrer le maître des lieux.

 Entouré de cinq commandants, le démon majeur le toisait, souverain depuis la montagne d’os qui lui servait de siège. Bien qu’il fût assis, Abel ne l’estimait pas beaucoup plus grand que ses lieutenants mais percevait nettement combien sa puissance les surpassait ; alors même qu’il ne semblait pas transformé.

 En apparence, le démon majeur ne ressemblait pas à celui découvert au Tchad. Moins grand et massif que ce dernier, il n’apparaissait cependant pas moins dangereux. Bien au contraire, celui-là dégageait une impression de vélocité.

 Accoudé au trône, le démon reposait sa tête cornue sur son poing dans une posture terriblement humaine. Son regard incandescent ne manquait rien de la scène qui, à en juger par son rictus, l’amusait. Elle trompait manifestement son ennui.

 De son autre main, il réclama le silence qui se fit instantanément dans toute l’assemblée.

Une autorité écrasante, songea Abel qui estima judicieux de ne pas avancer davantage.

 Une douzaine de mètres le séparait désormais du gardien de la porte. Autrement dit rien, si l’un des deux se décidait à fondre sur l’autre.

 Sous l’effet de l’adrénaline et de l’excitation, Abel ne tentait plus de refréner le mana qui affluait en lui. Ses tatouages blancs apparurent avec plus de netteté sur ses bras nus. Si le démon avait une quelconque affinité avec le mana, sa flamme devait lui apparaître aussi clairement qu’un brasier dans la nuit.

 Pourtant, le monstre ne sourcilla pas.

Un guerrier, indubitablement.

 Abel sourit nerveusement. Ce moment, il l’attendait depuis près d’une décennie.

 Alors qu’il s’apprêtait à passer à l’offensive, une voix caverneuse retentit dans toute la salle, réprimant son élan.

Que viens-tu chercher si loin de chez toi, humain ?

 Abel guetta la provenance de la voix avant de s’apercevoir, stupéfait, qu’elle résonnait dans sa tête. Le démon s’adressait à lui par télépathie.

Ne sois pas surpris, humain. Nous avons toujours su communiquer avec ton espèce. Quelle que soit ta langue, exprime ta pensée et elle me parviendra clairement. Je réitère ma question : que viens-tu chercher ici ?

 Abel émit un murmure inaudible et la créature dévoila ses crocs acérés dans un rire sardonique et condescendant.

Eh bien je t’en prie, humain, viens la pren…

 Le monstre n’acheva pas sa phrase, Abel était sur lui, la paume de sa main prête à lui faire exploser la tête.

 Les commandants ne cillèrent pas ; ils l’avaient à peine vu pénétrer leur défense.

 Toutefois, plus encore que la vitesse de l’attaque, c’est le regard de son agresseur qui fit prendre au gardien conscience du danger. Sans lui, il n’aurait pas même cherché à éviter le coup ; une créature aussi insignifiante qu’un humain n’était pas en mesure de le blesser à mains nues. Mais ce regard à l’iris luminescent appartenait-il véritablement à un humain ? Pas une once de doute ne l’habitait ; il n’était que froide détermination.

 Dans un geste réflexe, le démon majeur se protégea le visage de ses avant-bras. Une détonation sourde retentit à l’impact, suivie d’une puissante onde de choc. Cette dernière se propagea avec tant de force qu’elle souffla tout alentour : le trône et les plus proches commandants.

 L’explosion fit reculer le mastodonte de plusieurs mètres.

 Sidéré, celui-ci regardait les lambeaux de chair qui pendaient là où quelques secondes auparavant se trouvaient ses avant-bras. Ceux-ci avaient absorbé l’essentiel des dégâts ; le reste du corps n’étant calciné que par endroits.

 Passé la surprise, le démon majeur tenterait de se transformer. Abel ignorait si celui-ci était capable de se régénérer. Il devait, quoi qu’il arrive, l’en empêcher.

 Déjà cependant, les démons qui n’avaient pas été pris dans le souffle de l’explosion se ruaient sur lui. Tandis que la marée grouillante convergeait, Abel ressentait le mana s’agiter autour de leur chef. Ce dernier se transformait et d’épaisses écailles sombres commençaient à couvrir ses jambes.

L’heure n’est pas à l’économie de mana, jugea Abel.

 Tant pis si sa prochaine attaque le laissait groggy un instant.

  Il esquiva l’espadon d’un commandant qui siffla au-dessus de sa tête puis, en quelques pas rapides, il réduisit la distance le séparant du gardien.

 Dans le même temps, comme aspirée, sa flamme se rétracta entièrement en lui jusqu’à ne plus former qu’un noyau iridescent.

 Celui-ci se contracta. Puis, lorsqu’il eut atteint son point de rupture, s’effondra.

 Une intense lumière irradia alors toute la salle du trône, comme une prémisse à l’assourdissante détonation qui s’ensuivit.

 Plus formidable encore que la précédente, l’onde de choc consécutive pulvérisa les démons dans un rayon de quinze mètres, commandants compris. Au-delà, le raz de marée balaya la horde de démons comme autant de pantins désarticulés. Même les plus éloignés n’en ressortiraient pas indemnes.

 Le souffle ébranla jusqu’aux fondations du château qui menaça de s’écrouler. Le mur le plus proche s’éboula mais l’ensemble tint bon.

 Abel fut pris de vertiges.

 Bien qu’il ne fût pas à court de mana, il en avait déchargé trop d’un seul coup. Son malaise ne durerait pas mais, dans l’immédiat, le temps lui manquait. Abel savait son attaque trop dispersée pour venir à bout du démon majeur. Il espérait qu'elle aurait au moins ralenti sa transformation. Le nuage de poussière soulevé par l’explosion ne lui permettait pas de s’en assurer.

 Soudain, une immense main couverte d’écailles surgit du brouillard et se referma sur son épaule, le saisissant jusqu’au torse. De sa poigne phénoménale, elle souleva Abel de terre et lui arracha un cri de douleur. Si le mana ne circulait pas en permanence dans son corps, nul doute qu’il se serait vu broyé. Même ainsi cependant, l’Aegis ne résisterait pas longtemps si le monstre se décidait à resserrer son emprise.

Bien tenté, humain ! Mais il en faut plus pour vaincre un prétendant à la couronne.

 Le combat n’était toutefois pas encore perdu. Si la transformation avait manifestement achevé de reconstituer le bras droit du démon, son bras gauche, lui, demeurait toujours en lambeaux et la tête dans sa forme initiale. Ou presque. Le souffle de l’explosion avait littéralement décharné les parties de son corps non recouvertes d’écailles.

 Ses esprits retrouvés sous le coup de la douleur, Abel vrilla le bassin pour élancer sa jambe droite au visage du monstre. Bien que son pied l’atteignît en pleine tempe, il ne provoqua qu’une légère inclinaison de la tête de son prodigieux ennemi. Le temps, du moins, que l’onde de choc consécutive se propage au sein de la boîte crânienne. Une seconde plus tard, toute la partie opposée du crâne vola littéralement en éclats, éclaboussant le sol de son contenu sur une distance impressionnante.

 Le regard vide, le monstre relâcha son emprise avant de s’écrouler de toute sa hauteur.

 Abel tituba en retombant au sol. Avec ce dernier coup de pied, il avait épuisé l’essentiel de son mana. Sans doute aurait-il pu se contenter de moins, mais la posture dans laquelle il se trouvait alors ne valait pas de courir le risque. Il lui en restait de toute façon assez pour sortir d’ici.

 À supposer, toutefois, que la porte demeurât suffisamment longtemps ouverte. Avec la mort de son gardien, celle-ci ne tarderait pas à s’effondrer.

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